critique/jeannel_morale-moliere.xml

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      <titleStmt>
        <title>La morale de Molière</title>
      	<author key="Jeannel, Charles-Julien (1840-1876)" ref="https://data.bnf.fr/fr/10587397/charles-julien_jeannel/">Charles-Julien Jeannel</author>
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        <edition>OBVIL</edition>
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          <name>Floria Benamer</name>
          <resp>OCR et stylage</resp>
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          <name>Chayma Soltani</name>
          <resp>Structuration et encodage TEI</resp>
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        <publisher>Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL</publisher>
        <date when="2015"/>
        <idno>http://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/moliere/critique/jeannel_morale-moliere/</idno>
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          <licence target="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/fr/">
            <p>Copyright © 2014 Université Paris-Sorbonne, agissant pour le Laboratoire d’Excellence
              « Observatoire de la vie littéraire » (ci-après dénommé OBVIL).</p>
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      <sourceDesc>
        <bibl><author>Charles-Julien Jeannel</author>, <title>La Morale de Molière</title>, <pubPlace>Paris</pubPlace>, <publisher>Ernest Thorin</publisher>, <date>1867</date>.</bibl>
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        <date when="1867">1867</date>
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  <text>
    <front>
      <div>
        <salute>Mon cher père,</salute>
        <p>Véritablement ce livre vous appartient. À défaut d’autres qualités, j’espère que vous y
          trouverez votre <hi rend="i">esprit</hi> ; et je serai heureux si vous ne jugez pas
          indigne de vous ce premier essai de votre fils aîné</p>
        <p rend="right">C.-J. JEANNEL.</p>
        <p rend="right">Castelnau-lès-Lez, 7 octobre 1867.</p>
      </div>
    </front>
    <body>
      <head>La Morale de Molière.</head>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE PREMIER. <lb/>Part de la Morale dans la Comédie de Molière.</head>
        <p><pb n="1" xml:id="p1"/>« Quel est l’écrivain qui honore le plus mon règne ? — Sire,
          c’est Molière, » avait répondu Boileau à Louis XIV avec la justesse de jugement qui fait
          son suprême mérite aux yeux des amis des lettres. Deux siècles de postérité, deux des
          siècles les plus polis, les plus littéraires, et aussi les plus critiques, ont confirmé
          cet arrêt du <hi rend="i">Législateur du Parnasse.</hi> Molière. est, avec La Fontaine,
          l’écrivain du grand siècle demeuré le plus populaire<note place="bottom">Sur l’influence
            et la popularité de Molière, non-seulement en France, mais en Europe, voir A. Legrelle,
              <hi rend="i">Holberg considéré comme imitateur de Molière</hi>, chap. I, 1.</note>.
          Malgré tant de changements de langage, de mœurs et d’idées, il semble destiné à vivre
          toujours jeune parmi les Français, <pb n="2" xml:id="p2"/>ainsi qu’Homère parmi les
          Grecs. C’est un des hommes rares dont l’inaltérable figure reste debout au milieu des
          générations qui disparaissent, comme les sommets neigeux qui brillent encore d’un pur
          éclat quand les hauteurs moindres sont déjà dans l’ombre. Son génie, avec celui de
          quelques Grecs illustres, est une des plus éclatantes personnifications de <hi rend="i"
            >l’esprit humain ;</hi> et il a pour nous le mérite attrayant d’être un des types les
          plus purs de l’<hi rend="i">esprit français</hi><note place="bottom">D. Nisard, <hi
              rend="i">Histoire de la Littérature française</hi>, liv. I, chap. i, § 2, 3, 4,
            5.</note> .</p>
        <p>Mais, si consacrée que soit une gloire, nous n’admirons point aujourd’hui sur parole et
          par tradition. Nous prenons plaisir à déconstruire pièce par pièce l’édifice des
          célébrités anciennes. Nous prétendons n’adopter que des opinions libres et raisonnées,
          absolument indépendantes de toutes les opinions antérieures. Nul temps n’a produit plus de
          livres critiques ; et quand notre critique s’applique à des œuvres si solidement belles
          qu’elle ne peut espérer d’y trouver à mordre., elle ne se tient pas pour inutile : elle
          veut alors se rendre un compte exact de ces chefs-d’œuvre ; après les avoir reconnus
          inattaquables et s’être assurée qu’ils sont de tout point dignes d’admiration, elle
          prétend étudier en quoi et par quoi ils le sont : et elle n’est point satisfaite tant
          qu’elle n’a point démêlé les divers éléments dont se constitue ce tout rare et complexe,
            <hi rend="i">le beau.</hi></p>
        <p>Il ne nous suffit plus, comme aux premiers spectateurs <pb n="3" xml:id="p3"/>de
          Molière, qu une comédie nous charme par la vérité des caractères, l’habileté de l’intrigue
          et l’agrément du langage : nous voulons savoir quel esprit secret l’anime, quel but
          invisible aux yeux vulgaires s’est proposé l’auteur, au nom de quels principes latents il
          a fait parler et agir les personnages qui s’agitent devant nous. Sans doute, le sujet de,
          la pièce est heureux, les caractères sont d’un comique irrésistible, le dialogue est d’une
          vivacité naturelle, le style d’une pureté hardie : tout cela fait un plaisir extrême. Mais
          est-ce tout ? Quand les derniers applaudissements s’éteignent avec les lumières, est-ce
          assez d’avoir ri ? Et lui, quand, après la pièce, l’auteur dépouillait le costume de
          l’acteur, le pourpoint troué <hi rend="i">d’Harpagon</hi> ou l’habit vert <hi rend="i"
            >d’Alceste</hi>, était-ce assez pour lui, que cette franche gaieté dont il avait enivré
          le parterre, et s’en allait-il content quand on avait ri ?</p>
        <p/>
        <p>Le célèbre précepte d’Horace, <hi rend="i">utile dulci</hi>, est une utopie. Les arts ont
          pour <hi rend="i">but</hi> de <hi rend="i">plaire</hi> : être utile, instruire, moraliser,
          sont choses accessoires qui peuvent manquer dans les œuvres d’art sans qu’elles perdent
          pour cela rien de leur valeur artistique<note place="bottom"><quote>« Mon esprit se refuse
              à convenir que l’on doive condamner un écrivain pour avoir songé seulement à nous
              amuser et à nous intéresser, ni qu on puisse exiger que tous, partout et toujours, se
              considèrent comme ayant charge d’âme, obligés de nous moraliser. »</quote>
            Galien-Arnoult, <hi rend="i">Réponse au remerciement de M. Gustave d’Hugues (Académie
              des jeux Floraux</hi>, 1866).</note>. La morale est une règle précise qui s’impose au
          nom d’une autorité supérieure et s’enseigne par des leçons <pb n="4" xml:id="p4"/>
          spéciales, non une théorie variable et facile qu’on puisse insinuer aux hommes sous
          différentes formes plus ou moins agréables, comme ces médicaments amers que l’on cache
          dans des gâteaux.</p>
        <p>Les drames, tragiques ou comiques, sont au suprême degré des œuvres d’art. Les auteurs
          dramatiques poursuivent <hi rend="i">le beau</hi> dans la représentation du cœur humain,
          comme les sculpteurs dans celle du corps, lis cherchent <hi rend="i">à plaire</hi> par
          l’émotion, et le degré d’émotion qu’ils excitent est pour eux la mesure du succès<note
            place="bottom">C’est l’opinion de Molière : <quote>« Je voudrois bien savoir si la
              grande règle de toutes les règles n’est pas de <hi rend="i">plaire</hi>, et si une
              pièce de théâtre qui a attrapé son <hi rend="i">but</hi> n’a pas suivi un bon
              chemin. »</quote>
            <hi rend="i">La Critique de l’École des Femmes</hi>, sc. VII. — En fait, la sculpture,
            la peinture, la musique, les <hi rend="i">Vénus</hi>, les <hi rend="i">Erigone</hi>, les
              <hi rend="i">Léda</hi>, les partitions les plus vantées, n’ont d’autre <hi rend="i"
              >but</hi> que de <hi rend="i">plaire</hi>, même au risque de corrompre.</note>. Leurs
          œuvres ne sont pas souvent immorales, parce que l’immoralité n’est pas souvent propre à
          exciter une émotion qui plaise. On peut même dire en général que l’ensemble en doit être
            <hi rend="i">moral</hi>, ainsi que <hi rend="i">vraisemblable</hi>, à cause de la
          mystérieuse intimité qui unit <hi rend="i">le vrai, le beau</hi> et <hi rend="i">le
            bien</hi>, et fait de leur réunion la condition normale et habituelle du plaisir. Mais
          ceux qui veulent voir dans les œuvres dramatiques vraiment belles des intentions morales,
          prêtent presque toujours aux auteurs une pensée qu’ils n’ont point eue.</p>
        <p>Pour la comédie, qui, dit-on, <hi rend="i">castigat ridendo mores</hi>, il faut
          reconnaître qu’elle corrige bien peu de <pb n="5" xml:id="p5"/>choses<note place="bottom"
            >Voir M. Raynaud, <hi rend="i">Les Médecins au temps de Molière</hi>, chap. VII.</note>.
          Ce n’est pas aux Aristophane ou aux Ménandre que les Athéniens durent ce qu’ils
          conservèrent d’héroïsme et de droiture ; et personne n’oserait souhaiter que les Français
          eussent pour tout catéchisme de morale le théâtre de Molière.</p>
        <p/>
        <p>On peut à première vue douter que le but de la comédie soit purement artistique. D’abord,
          si elle n’a pas d’intention morale, elle a certainement une influence sensible sur les
          mœurs. Ensuite, plusieurs auteurs, et Molière lui-même, ont été obligés de mettre en avant
          l’utilité morale, pour assurer le succès de leurs pièces, pour les défendre contre une
          critique hostile, ou même pour en obtenir la représentation<note place="bottom">Voir les
              <hi rend="i">Placets</hi> au sujet du <hi rend="i">Tartuffe</hi> et la <hi rend="i"
              >Préface</hi> de la même pièce.</note>. Enfin, il est impossible qu’un homme d’un
          grand esprit, un profond observateur de l’humanité, n’ait point des principes qui percent
          dans ses œuvres, et ne tire point continuellement une espèce de morale de l’observation
          pénétrante qui est la source vive où puise son génie. Mais une <hi rend="i">influence</hi>
          incontestable, un <hi rend="i">prétexte</hi> plausible, des <hi rend="i">principes</hi>
          inspirateurs, ne doivent point être confondus avec un <hi rend="i">but</hi> avoué.</p>
        <p>Le but de la comédie est de <hi rend="i">faire rire</hi> : voilà la vérité. Quand Molière
          a écrit <hi rend="i">les Femmes savantes, le Misanthrope</hi>, même <hi rend="i">le
            Tartuffe</hi>, il songeait à nous divertir, et ne se proposait pas de faire un sermon
            <pb n="6" xml:id="p6"/>sur les planches. L’idée que le théâtre doive être une école de
          mœurs n’a jamais été que le rêve irréalisé de ceux qui n’y ont rien produit de
          remarquable, et qui ont cru suppléer à l’insuffisance du talent par la moralité de
            l’intention<note place="bottom">Voir la <hi rend="i">Préface</hi> des <hi rend="i">Deux
              Sœurs</hi> de M. E. de Girardin.</note>.</p>
        <p>Enfin, pour ruiner cette théorie, qui a eu pourtant des partisans estimables<note
            place="bottom">On ne cite ici que ceux qui ont parlé de Molière à ce point de vue. Dès
            1696, Perrault, dans <hi rend="i">Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant le
              dix-septième siècle</hi>, disait en parlant des comédies de Molière : <quote>« On peut
              dire qu’elles furentd’une grande utilité pour bien des gens. »</quote> — De Cailhava,
              <hi rend="i">De l’Art de la Comédie</hi>, liv. II, chap. XLIII, <hi rend="i">Du but
              moral</hi> : <quote>« Molière travaille à rendre les hommes plus agréables dans la
              société. — Molière instruit l’homme dans plusieurs arts, ou contribue du moins à leurs
              progrès. — Molière fait ses efforts pour rendre les hommes plus heureux. — Molière
              s’applique à rendre les hommes meilleurs. »</quote> — Laharpe, <hi rend="i">Cours de
              Littérature</hi>, II<hi rend="sup">e</hi> partie, liv. I, chap. VI, section 1 :
              <quote>« Molière est certainement le premier des philosophes moralistes… Ses comédies
              bien lues pourraient suppléer à l’expérience, etc. »</quote> — Auger, <hi rend="i"
              >Discours préliminaire aux Œuvres de Molière</hi> (1819) : <quote>« Le but de la
              comédie est de corriger, son moyen est de faire rire. »</quote>— Goldoni, <hi
              rend="i">Molière</hi>, act. I, sc. VI, et act. IV, sc. X : <quote>« Molière est un
              sage… Grand homme, qui a reçu du ciel le don puissant de corriger les vices et les
              ridicules, et qui, habile à emmieller les bords du vase, nous mène à la vertu par le
              plaisir même. »</quote></note>, ne suffit-il pas de poser cette question : Par où
          est-ce que la comédie frappe les vices ? — Par le ridicule. Si donc sa morale n’a point
          d’autre sanction, on peut dire que c’est une morale <hi rend="i">immorale</hi>,
          puisqu’elle est appuyée uniquement sur l’amour-propre, un des vices que les vrais
          moralistes cherchent d’abord à extirper. Y a-t-il grand fond à faire sur un homme qui
          n’est vertueux que par la crainte d’être moqué ?</p>
        <p>La théorie de <hi rend="i">l’art pour l’art</hi> est vraie chez les <pb n="7" xml:id="p7"
          /> grands artistes. On va à la comédie pour s’amuser : — et vraiment oui, Molière s’en
          allait content quand on avait ri.</p>
        <p/>
        <p>Que Molière ait quelquefois prétendu que ses comédies avaient un but moral<note
            place="bottom"><quote><space rend="tab"> </space> « Si l’emploi de la comédie est de
              corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de
              privilégiés… Nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction… Rien
              ne reprend mieux la plupart des hommes que h peinture de leurs défauts… La comédie
              n’est autre chose qu’un poème ingénieux, qui par des leçons agréables reprend les
              défauts des hommes… On doit approuver les pièces de théâtre où l’on verra régner l’<hi
                rend="i">instruction</hi> et l’honnêteté. » <hi rend="i">(Préface</hi> du <hi
                rend="i">Tartuffe.)</hi> "Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en
              les divertissant..., j’avois eu la pensée que je ne rendrois pas un petit service à
              tous les honnêtes gens, etc. »</quote><hi rend="i">(Premier placet</hi> sur <hi
              rend="i">le Tartuffe.)</hi> Il est à remarquer qu’on ne trouve que là, dans tout
            Molière, l’idée que la comédie puisse avoir un but moral.</note>, soit par nécessité,
          soit par une de ces illusions communes aux auteurs, qui sont facilement entraînés à
          s’exagérer la portée de leurs œuvres, soit plutôt par une réflexion après coup sur
          l’influence morale qu’elles pouvaient avoir<note place="bottom">Peut-être aurait-on trouvé
            des idées de ce genre dans les <hi rend="i">Remarques</hi> que Molière comptait donner
            un jour sur ses pièces, comme il le dit dans la <hi rend="i">Préface</hi> des <hi
              rend="i">Fâcheux.</hi></note>, il n’est pas moins vrai qu’il se faisait une opinion
          plus modeste de ce que peut être la bonne comédie au point de vue de la morale :
            <quote>« J’avoue, dit-il, qu’il y a des lieux qu’il vaut mieux fréquenter que le
            théâtre ; et si l’on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu
            et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point
            mauvais qu’elle soit condamnée <pb n="8" xml:id="p8"/>avec le reste. Mais supposé,
            comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les
            hommes aient besoin de <hi rend="i">divertissement</hi>, je soutiens qu’on ne leur en
            peut trouver un qui soit plus <hi rend="i">innocent</hi> que la comédie<note
              place="bottom"><hi rend="i">Préface</hi> du <hi rend="i">Tartuffe.</hi> — <quote>« Il
                ne me soucie guère que le théâtre soit une succursale du temple ou une annexe de
                l’école, et, sans lui donner une mission si haute, je me contente de le trouver un
                lieu commode pour y passer agréablement quelques bonnes heures d’un temps bien
                perdu, sans remords ni regrets. »</quote> Galien-Arnoult, <hi rend="i">Réponse au
                remerciement de M. Gustave d’Hugues (Académie des jeux Floraux</hi>,
            1866).</note>. »</quote></p>
        <p>Innocent, c’est trop dire : mais est-ce là le langage d’un homme qui veut enseigner la
          morale ?</p>
        <p>S’il avait eu l’intention d’enseigner quelque chose, il faudrait lui reprocher d’avoir
          dissimulé son enseignement avec tant d’habileté, qu’il y a telles de ses pièces où les
          critiques n’ont pas su se mettre d’accord pour deviner son opinion, comme <hi rend="i">le
            Misanthrope</hi>, par exemple, objet de tant d’interprétations, de louanges, de blâmes
          et même d’anathèmes<note place="bottom">Voir plus loin, chap. III, p. 43.</note>. Quand on
          veut instruire, on ne cache pas sa doctrine sous des voiles si brillants et si
          impénétrables. Il y a un plus grand nombre de ses pièces où, avec toute la bonne volonté
          du monde, on ne peut trouver d’autre intention que l’intention formelle de faire rire,
          mais de ce rire convulsif qui prenait <hi rend="i">Nicole</hi>, à la vue de <hi rend="i"
            >M. Jourdain</hi> en habit de marquis<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois
              gentilhomme</hi>, act. I, sc. I.</note>, et secouait encore son ombre aux enfers<note
            place="bottom">Brécourt, <hi rend="i">L’Ombre de Molière</hi>, sc. IX.</note>. Qui
          prétendra <pb n="9" xml:id="p9"/>jamais découvrir un but moral à <hi rend="i"
            >l’Amphitryon</hi> ou au <hi rend="i">Malade imaginaire</hi>, à moins que dans celui-ci
          Molière n’ait voulu instruire l’humanité du danger de prendre trop de remèdes, et lui
          prêcher dans celui-là les joies de l’adultère<note place="bottom">Voir plus loin, ch.
            IX.</note> ? Pour d’autres pièces, comme <hi rend="i">l’Avare</hi><note place="bottom"
              ><hi rend="i">Id.</hi>, chap. II, p. 33.</note> ou <hi rend="i">le Festin de
            Pierre</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, chap. II, p. 22.</note>, ne
          faudrait-il pas avouer que le sublime talent déployé par l’auteur était vraiment superflu
          pour développer le lieu commun que l’avarice est un vice honteux, et que les débauchés
          font souvent une mauvaise fin ?</p>
        <p/>
        <p>D’ailleurs, les types mis sur le théâtre sont peu propres à instruire, parce qu’ils sont
            <hi rend="i">artistiques.</hi> Il n’y a jamais eu d’avares comme <hi rend="i"
            >Harpagon</hi> ni de débauchés comme <hi rend="i">don Juan y</hi> pas plus qu’il n’y a
          eu de femmes comme <hi rend="i">la Vénus de Milo.</hi> C’est en cela que le génie est
          créateur, quand il compose pour plaire quelque figure idéale, conforme à l’humanité, mais
          différente d’elle pourtant. Dans une mesure fixée par son goût, il outre les vertus ou les
          vices humains, afin d’attacher les regards par des traits saillants, et de remuer les âmes
          par des émotions supérieures. C’est là sa gloire ; mais c’est aussi ce qui rend ses œuvres
          peu instructives, et leur ôte le caractère <hi rend="i">d’exemples</hi>, qu’elles
          devraient avoir pour enseigner avec fruit la morale. On peut voir nettement la différence
            <pb n="10" xml:id="p10"/>de l’artiste dramatique et du moraliste dans la critique de
            <hi rend="i">Tartuffe</hi> faite par La Bruyère<note place="bottom"><quote>« Il ne dit
              point <hi rend="i">ma haire</hi> et <hi rend="i">ma discipline</hi>, au contraire : il
              passeroit pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est
              pas, pour un homme dévot ; il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croie, sans qu’il
              le dise, qu’il porte une haire et qu’il se donne la discipline… S’il se trouve bien
              d’un homme opulent à qui il a su s’imposer, dont il est le parasite, et dont il peut
              tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni
              avance ni déclaration : il s’enfuira, il lui laissera son manteau, s’il n’est aussi
              sûr d’elle que de lui-même. Il est encore plus éloigné d’employer pour la flatter et
              pour la séduire le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle,
              mais avec dessein, et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à
              le rendre très-ridicule… Il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à
              la fois une fille à pourvoir et un fils à établir : il y a là des droits trop forts et
              trop inviolables ; on ne les traverse point sans faire de l’éclat, et il
              l’appréhende ; sans qu’une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il
              dérobe sa marche, par la crainte qu’il a d’être découvert et de paroître ce qu’il
              est. »</quote> La Bruyère, <hi rend="i">Les Caractères, De la Mode.</hi></note> : La
          Bruyère a raison, quand il dit que l’hypocrite dans la réalité n’agit point comme <hi
            rend="i">Tartuffe</hi> ; et Molière a raison quand, sur la scène, il fait agir <hi
            rend="i">son Tartuffe</hi> autrement que l’hypocrite réel. Le moraliste, dans les
          portraits qu’il trace, distingue le bien et le mal pour enseigner à fuir l’un et à
          rechercher l’autre : l’auteur dramatique les met en contraste lumineux pour exciter les
          émotions, et s’inquiète médiocrement d’être vrai, pourvu qu’il soit émouvant<note
            place="bottom"><p><space rend="tab"> </space> Ce manque de <hi rend="i">vérité</hi> et
              même quelquefois de <hi rend="i">vraisemblance</hi>, qui est un caractère des œuvres
              artistiques, a été reproché à Molière par les critiques qui ne se sont pas placés au
              point de vue de l’art : <quote>« Il a outré souvent les caractères. Il a voulu par
                cette liberté plaire au parterre, frapper les spectateurs les moins délicats, et
                rendre le ridicule plus sensible. Mais quoiqu’on doive marquer chaque passion dans
                son plus fort degré et par ses traits les plus vifs pour en mieux montrer l’excès et
                la difformité, on n’a pas besoin de forcer la nature et d’abandonner le
                vraisemblable. »</quote> Fénelon, <hi rend="i">Lettre à l’Académie-françoise</hi>,
              VII. — C’est son amour absolu du <hi rend="i">vrai</hi> qui a fait dire à
              Boileau :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>C’est par là que Molière illustrant
                ses écrits</l><l><hi rend="i">Peut-être</hi> de son art eût remporté le
                  prix,</l><l><space rend="tab"> </space>Si, moins ami du peuple, en ses doctes
                peintures,</l><l><space rend="tab"> </space>Il n’eut point fait souvent <hi rend="i"
                  >grimacer</hi> ses figures.</l><l><hi rend="i">Art poétique</hi>, III,
                393.                                                                                   </l></quote><p><space
                rend="tab"> </space>Boileau, peintre élégant de <hi rend="i">portraits</hi>, ne
              comprenait pas que des <hi rend="i">grimaces</hi> pussent être artistiques, sublimes
              même. Molière, qui voulait <hi rend="i">faire rire</hi>, cherchait au contraire ces
              exagérations, et pensait qu’on ne devait ni les blâmer ni s’en offenser : <quote>« Les
                véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s’offenser
                du <hi rend="i">Docteur</hi> de la comédie, et du <hi rend="i">Capitan</hi>, non
                plus que les juges, les princes et les rois, de voir <hi rend="i">Trivelin</hi> ou
                quelque autre, sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince on le roi. »
               </quote><hi rend="i">Préface</hi> des <hi rend="i">Précieuses
            ridicules.</hi></p></note>.</p>
        <p>Enfin, qu’est-ce encore une fois que la science du <pb n="11" xml:id="p11"/>bien et du
          mal, dans les œuvres d’un comédien qui ne la fonde que sur la crainte du ridicule,
          c’est-à-dire sur l’amour propre, et qui ne peut guère offrir à sa morale d’autre sanction
          sensible qu’un miracle, une intervention directe de Dieu<note place="bottom">Dénouement du
              <hi rend="i">Festin de Pierre.</hi></note> ou du roi<note place="bottom">Dénouement du
              <hi rend="i">Tartuffe.</hi></note>, venant à point nommé prouver, par leur autorité
          indiscutable, qu’il ne fait pas bon les braver ? S’il y a (et on le recherchera<note
            place="bottom">Voir plus loin, chap. XI.</note>), dans la comédie de Molière, une autre
          sanction morale que le ridicule ou le miracle, c’est une sanction cachée, comme la morale
          elle-même, et par là bien différente de celle que doit proposer un vrai moraliste.</p>
        <p/>
        <p>Sans doute, on peut trouver la morale partout. Un être libre, l’homme, ne peut rien faire
          où elle ne soit intéressée plus ou moins. Mais elle n’est ni le <pb n="12" xml:id="p12"/>
          principe ni le but de tout ce que fait l’homme ; et l’on ne saurait trop insister sur la
          distinction à établir entre le peintre dramatique, qui représente les mœurs en tableaux
          plus ou moins fidèles, quelquefois fantastiques, pour égayer ou attendrir un spectateur,
          et le moraliste qui recherche et enseigne les règles des mœurs pour rendre les hommes
          meilleurs. On peut dire de l’histoire, bien plus que de la comédie, qu’elle enseigne la
          morale, que l’historien écrit sous l’empire de certaines idées morales, que ses livres
          sont de grands tableaux de l’expérience humaine, qui ont par nature une influence morale.
          Seulement, pour l’historien comme pour l’auteur comique, ces choses se trouvent dans ses
          œuvres sans qu’il les cherche : elles sont inhérentes à son sujet ; il les rencontre
          involontairement, et dans la matière qu’il traite et dans sa manière de la traiter, et
          pour tout résumer par un mot de Molière, il fait de la morale comme <hi rend="i">M.
            Jourdain</hi> fait de la prose<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois
              gentilhomme</hi>, act. II, sc.VI</note>.</p>
        <p>Mais, de même que certaines gens font de fort belle prose sans y songer, certains
          ouvrages, sans avoir été écrits dans un but moral, ont plus que d’autres une influence sur
          les mœurs, et peuvent insinuer lentement dans le monde, d’une manière presque invisible,
          mais irrésistible, des éléments de moralité ou de corruption ; il y a des auteurs qui,
          sans être des moralistes proprement dits, méritent <pb n="13" xml:id="p13"/>pourtant
          d’être étudiés comme tels, à cause de leur puissance observatrice, de leur sens droit, de
          leur popularité, enfin à cause du caractère universel et supérieur de leur génie. Dans
          cette juste mesure, nulle œuvre artistique plus que celle de Molière, nul auteur
          dramatique plus que lui n’est digne d’attirer l’attention au point de vue moral.</p>
        <p/>
        <p>Molière déclare lui-même sur le théâtre quel est le but de sa comédie : <quote>« Son
            dessein est de peindre les mœurs, et tous les personnages qu’il représente sont des
            personnages en l’air, et des fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie pour
            réjouir les spectateurs<note place="bottom"><hi rend="i">L’Impromptu de Versailles</hi>,
              sc. III. Comparez à celte déclaration celle de <hi rend="i">la Critique de l’École des
                Femmes</hi>, sc. VII, déjà citée p. 4, note 1. On retrouve les mêmes idées dans le
                <hi rend="i">Discours au Roi</hi> imprimé en tête des <hi rend="i">Fâcheux</hi> :
                <quote>« Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l’honneur de servir
                Votre Majesté dans les grands emplois ; mais pour moi, toute la gloire où je puis
                aspirer, c’est de la <hi rend="i">réjouir.</hi> »</quote> Dans la <hi rend="i"
                >Préface</hi> du <hi rend="i">Tartuffe</hi>, bien que l’utilité morale soit mise en
              avant, la conclusion est pourtant que. la comédie prétend simplement à offrir un <hi
                rend="i">divertissement innocent</hi> (Voir plus haut, p. 7).</note>. »</quote></p>
        <p>Donc, <hi rend="i">il peint les mœurs et habille des fantômes à sa fantaisie pour réjouir
            le spectateur</hi> : voilà ce <hi rend="i">divertissement</hi> qu’il appelle le plus <hi
            rend="i">innocent</hi> du monde. Mais non : le divertissement de Molière contient une
          morale qu’il ne cherche point, et qui pourtant s’y trouve. Dans ses peintures de mœurs,
          même artistiques et arrangées à sa <hi rend="i">fantaisie</hi>, ce sont les mœurs
          humaines, c’est l’humanité qu’il peint. Nous ne pouvons voir de tels tableaux sans qu’il
          en résulte quelque réflexion sur <pb n="14" xml:id="p14"/>nous-mêmes, et une sorte de
          comparaison tacite faite par notre conscience entre notre propre personne et ces <hi
            rend="i">personnages en l’air</hi> produits devant nos yeux. Parmi ces types créés par
          le caprice du génie, les uns sont attrayants et nous séduisent par le charme de leurs
          actions et de leurs paroles, tandis que d’autres nous paraissent odieux ou ridicules ; et
          nous sommes trop charmés par le spectacle pour séparer, dans cette affection ou cette
          répulsion momentanée qu’inspirent ces agréables <hi rend="i">fantômes</hi>, le bien du mal
          et les défauts des qualités. Cette affection et cette répulsion ne s’appliquent qu’à des
          êtres imaginaires ; mais ni leurs mœurs ni leurs caractères ne sont purement imaginaires.
          La vigueur avec laquelle sont accusés les traits des personnages, la mesure savante avec
          laquelle le ridicule est porté graduellement jusqu’à sa dernière limite, excitent des
          sentiments d’une vivacité insolite et forcent absolument le rire. Comment nier l’influence
          morale d’un spectacle qui, en animant les vices ou les vertus personnifiées, nous les fait
          voir avec la même émotion que nous causeraient des personnes vivantes ; qui, en répandant
          la grâce, sait nous séduire jusqu’à la passion, et, en déversant la moquerie, nous obliger
          à nous moquer malgré nous ? Ajoutez que, pour assurer le succès, l’auteur étale les
          travers les plus saillants de l’humanité, ceux qui occupent le plus de place dans le monde
          et dans la personne de chacun ; en sorte que le type mis sur le théâtre, paraissant
          toujours tenir quelque chose de <pb n="15" xml:id="p15"/>nous-mêmes ou de notre
            société<note place="bottom"><quote>« Jusque-là, il y avoit eu de l’esprit et de la
              plaisanterie dans nos comédies ; mais il y ajusta une grande naïveté, avec des images
              si vives des mœurs de son siècle, et des caractères si bien marqués, que les
              représentations sembloient moins être des comédies que la vérité même : chacun s’y
              reconnoissoit, et encore son voisin, dont on est plus aise de voir les défauts que les
              siens propres. »</quote> Perrault, <hi rend="i">Les Hommes illustres qui ont paru en
              France pendant le dix-septième siècle</hi>, article <hi rend="i">J.-B. Poquelin de
              Molière</hi> (1696).</note>, ne peut nous laisser froids, ni par conséquent maîtres de
          notre jugement. Ajoutez enfin que l’auteur est Molière, le peintre le plus habile et le
          plus sûr, le plus capable de rassembler en une seule image palpitante de vie et de
            passion<note place="bottom"><quote><space rend="tab"> </space>« Il a eu encore le don de
              distribuer si bien les personnages… qu’ils sembloient moins des acteurs de comédie que
              les vraies personnes qu’ils représentoient. </quote> » Perrault, <hi rend="i">Les
              Hommes illustres</hi>, art. <hi rend="i">Molière.</hi></note> tous les traits divers
          ramassés dans mille personnages, le plus puissant à imposer l’approbation, l’admiration,
          l’enthousiasme : il est inutile d’insister pour faire comprendre la <hi rend="i">puissance
            morale</hi> de Molière.</p>
        <p/>
        <p>Alors, on comprend aussi combien il est intéressant de connaître les <hi rend="i">idées
            morales</hi> de cet homme. Pouvait-il, sans être ému en quelque façon, étudier autour de
          lui la foule vivante du flot de laquelle il savait tirer ses types ? Pouvait-il se livrer
          à l’étude approfondie du cœur humain sans être guidé par des principes et sans tirer des
          conclusions ? Pouvait-il s’empêcher de juger et ceux qu’il copiait et l’idéale copie qu’il
          en produisait ? Pouvait-il cacher toujours son approbation ou son amertume sous un rire
          uniforme ? <pb n="16" xml:id="p16"/>Enfin, son grand sens, sa délicate sensibilité, son
          observation pénétrante, toutes ses éminentes facultés pouvaient-elles s’appliquer à la
          peinture d’un caractère, à l’intrigue d’une passion, à la composition d’une scène de
          mœurs, sans y laisser jamais percer l’expression d’une opinion intime ou d’une émotion
          personnelle ?</p>
        <p>Une telle comédie, faite par un tel homme, dépasse son but malgré elle. Elle voudrait
          faire rire seulement, et elle fait penser. Elle voudrait se contenter de peindre, et elle
          juge. Elle voudrait n’offrir qu’un spectacle divertissant, et elle apporte un enseignement
          tacite qui s’insinue sans qu’on le sente, et s’établit silencieusement dans l’esprit par
          la force dominatrice du génie. Le théâtre de Molière est comme une tribune, du haut de
          laquelle les paroles ont un retentissement si grand qu’elles pénètrent partout, et une
          telle autorité qu’elles se fixent à l’état de maximes dans toutes les âmes. Malgré lui,
          cet homme, qui ne voudrait que <hi rend="i">divertir</hi>, moralise ou corrompt par <hi
            rend="i">son divertissement.</hi></p>
        <p/>
        <p>Recherchons donc quels principes moraux régnaient chez lui, quel enseignement ressort de
          son théâtre, quelle influence y subit la foule qui vient s’y divertir : en un mot, quelle
          est <hi rend="i">la morale de Molière.</hi></p>
        <p>Cette recherche doit se borner à ses œuvres. S’il avait d’autres idées que celles qui y
          percent, c’est une question obscure d’abord, puisque pour l’éclairer on est réduit à des
          hypothèses, et ensuite peu <pb n="17" xml:id="p17"/>intéressante, puisque ses idées
          cachées n’ont pu avoir l’influence de celles qu’il a exprimées. D’ailleurs, pour des
          hommes d’un tel génie, leurs œuvres, c’est eux-mêmes : ils ne sont point des
          déclamateurs ; c’est avec leur cœur qu’ils écrivent. Ceux qui ont voulu voir en Molière un
          mélancolique habillant sa tristesse sous une gaieté forcée, ou un voluptueux sans autre
          pensée que le plaisir, ont fait preuve, les premiers d’une clairvoyance voisine de
          l’imagination pure<note place="bottom">Sainte-Beuve, <hi rend="i">Port-Royal</hi>, liv.
            III, chap. XV et XVI.</note>, et les autres d’une ignorance réelle sur la philosophie de
          son maître Gassendi<note place="bottom">Gassendi, saint prêtre et éminent philosophe, n’a
            jamais été matérialiste ni épicurien que pour ceux qui ne l’ont pas lu sérieusement. Le
            prétendu <hi rend="i">épicurisme</hi> de Molière, fondé sur les leçons de Gassendi, est
            une des plus curieuses chimères de l’histoire des lettres. Il était mieux apprécié par
            Goldoni, qui fait dire à Chapelle : <quote>« Nous avons suivi tous deux ensemble les
              leçons de Gassendi. Il faut avouer que ce grand homme a bien perdu sa peine ; il a
              fait là vraiment deux fameux élèves. »</quote>
            <hi rend="i">Molière</hi>, act. III, sc. I. — Remarquez d’ailleurs que c’est par la
            pédante <hi rend="i">Armande</hi> et par la folle <hi rend="i">Bélise</hi> que Molière
            fait approuver la philosophie atomistique <hi rend="i">(Les Femmes savantes</hi>, act.
            III, sc. II). — Voir plus loin, sur la question de Gassendi, chap. XI.</note>.</p>
        <p>Il faut étudier Molière dans Molière, et se contenter d’y bien voir si l’on peut, sans
          prétendre aller plus loin, ni deviner en lui un autre lui-même. Cette étude n’est point
          facile ; car Molière était un habile homme. Sans doute, ce <hi rend="i"
            >contemplateur</hi><note place="bottom">C’est Boileau qui dans l’intimité donnait ce
            surnom à son ami.</note> de l’humanité portait un jugement précis sur ce qu’il
          observait ; mais ce jugement, il ne le <hi rend="i">disait</hi> pas. Il semblait fuir
          autant que possible la responsabilité morale inséparable de son œuvre. Il se contentait de
          mettre les mœurs en tableaux, de dessiner nettement un caractère, de faire ressortir les
          travers d’un personnage par le contraste exagéré d’un autre, sans presque jamais dire ce
          qu’il pensait au fond, ni vouloir, comme le font souvent les modernes, proposer aux
          spectateurs, dans l’espèce de problème moral qu’il agitait devant eux, une solution si
          secondaire à ses yeux qu’elle manque absolument à quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Il
          voulait simplement <hi rend="i">plaire</hi> par son <hi rend="i">tableau de mœurs</hi>, et
          laisser ensuite chacun libre d’en tirer la conclusion qu’il pouvait.</p>
        <p>C’est une erreur que d’avoir cherché dans ses pièces des types absolus de vice et de
          vertu. Il se serait bien gardé d’en mettre sur le théâtre, quand il n’en existe point dans
          la réalité. Pourtant des critiques, et illustres, ont tour à tour pris dans ses comédies
          certains personnages pour le modèle de l’honnête homme selon lui : on l’a accusé de juger
          comme <hi rend="i">Chrysale</hi> les choses de l’esprit, d’être bourru comme <hi rend="i"
            >Alceste</hi> ou indulgent comme <hi rend="i">Philinte</hi><note place="bottom"
              ><quote>« Un autre défaut de Molière, que beaucoup de gens d’esprit lui pardonnent et
              que je ne puis lui pardonner, c’est qu’il a donné un tour gracieux au vice, avec une
              austérité ridicule et odieuse à la vertu. »</quote> Fénelon, <hi rend="i">Lettre à
              l’Académie françoise</hi>, VII. — Voir aussi J.-J. Rousseau, <hi rend="i">Lettre à
              d’Alembert sur les Spectacles</hi>, plus loin, chap. Il1, page 44, note 1.
              — <quote>« Oui, Molière a tourné l’honnêteté pure et simple en ridicule dans le
              personnage de M. Jourdain ; il a voulu humilier la Bourgeoisie. »</quote> Mercier, <hi
              rend="i">Du théâtre</hi>, chap. VII.</note>, sans s’apercevoir que, dans chaque drame,
          divers types étaient opposés pour faire contraste, sans qu’aucun <pb n="19" xml:id="p19"/>
          fût réellement la perfection, également éloignée de tout excès.</p>
        <p>Mais enfin, quelle influence définitive sur l’esprit du spectateur doivent exercer ces
          contrastes, et quel est, dans l’esprit de l’auteur, ce milieu parfait qu’il a la prudence
          de ne jamais exprimer ? Que pense-t-il, lui, <hi rend="i">d’Alceste</hi> et de <hi
            rend="i">Philinte</hi>, et quel est entre eux deux le modèle idéal qu’il rêve ? Quels
          sont ses principes sur la religion, la famille et l’amour, quand il peint ses hypocrites,
          ses pères, ses coquettes ? Quelles sont sur le devoir, sur l’honneur, même sur l’ordre
          social, les idées de cet esprit hardi ?</p>
        <p>Après son immense influence, ce qui doit surtout nous frapper dans Molière, c’est le <hi
            rend="i">bon sens</hi> : le bon sens est le caractère saillant de son génie. Cette
          qualité appartient proprement à l’esprit français, et donne aux œuvres littéraires de la
          France une solidité durable et une valeur spéciale. Cette qualité, Molière la possédait à
          un degré supérieur/ : il est inutile de démontrer une chose si claire, si éclatante. Aussi
          a-t-il le rare privilège de plaire même aux esprits les moins cultivés, chez qui les
          autres qualités n’existent qu’à l’état de germe, et qui n’ont point le sens des choses
          fines ni l’habitude des beautés délicates et convenues<note place="bottom">Il résulte de
            tous les témoignages contemporains que c’est le parterre, qui coûtait alors <hi rend="i"
              >quinze sols</hi> (Boileau, <hi rend="i">Sat.</hi> IX, v. 177), qui applaudissait le
            plus franchement Molière ; et Boileau lui reproche d’avoir été trop <hi rend="i">ami du
              peuple (Art poét.</hi>, III, v. 395) ; mais Boileau était de <hi rend="i"
              >l’aristocratie</hi> de l’esprit. — Voir l’édition de La Bruyère de Walckenaer, <hi
              rend="i">Remarques et éclaircissements</hi>, p. 161, n° 38.</note>. C’est par l’<hi
            rend="i">éloquence du</hi>
          <pb n="20" xml:id="p20"/>
          <hi rend="i">bon sens</hi> seulement qu’on peut avoir prise sur eux ; et il faut croire
          que Molière <hi rend="i">voulait</hi> avoir cette éloquence-là, s’il choisissait pour
          premier juge cette servante, immortalisée, sans qu’elle s’en doutât, par l’honneur que lui
          faisait son maître en la prenant comme pierre de touche de ses œuvres<note place="bottom"
              ><quote>« Je me souviens que Molière m’a montré plusieurs fois une vieille servante
              qu’il avoit chez lui, à qui il lisoit, disoit-il, quelquefois ses comédies ; et il
              m’assuroit que lorsque des endroits de plaisanterie ne l’avoient point frappée, il les
              corrigeoit, parce qu’il avoit plusieurs fois éprouvé sur son théâtre que ces endroits
              n’y réussissoient point. »</quote> Boileau, <hi rend="i">Réflexions critiques sur
              quelques passages du rhéteur Longin</hi>, I.</note>. Ce n’était pas le mépris des
            humains<note place="bottom">A. de Musset, <hi rend="i">Namouna</hi>, chant II, st.
            10.</note> que Molière professait en s’adressant à elle : c’était, au contraire, le
          respect pour cette majorité des hommes, <hi rend="i">le peuple</hi>, à qui il voulait
          parler sa langue. Il l’a voulu, et il l’a fait. De là, sa gloire solide et sa durable
          influence. Ses œuvres ne se sont pas insinuées, comme la plupart des ouvrages de l’esprit,
          seulement dans l’aristocratie privilégiée des âmes instruites et raffinées ; mais elles
          ont pénétré la masse d’un grand peuple. Il vivait sous la monarchie et dînait à la table
          d’un roi : cependant il pressentait que notre nation est <hi rend="i">peuple</hi> ; il
          respectait cette puissance, et il savait qu’en France c’est au peuple qu’on doit
            parler<note place="bottom">Voir plus loin, chap. X.</note>.</p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE II. <lb/>La Débauche, l’Avarice et l’Imposture ; le Suicide et le
          Duel.</head>
        <p><pb n="21" xml:id="p21"/>C’est donc à Molière qu’il faut demander ce qu’il pense ; c’est
          sur nous tous qui le lisons et l’admirons qu’il faut chercher quelle est son influence. Si
          nous voulons connaître sa morale, allons à son théâtre, écoutons ce qu’il dit, étudions
          l’impression qu’il produit. Essayons de démêler son jugement au milieu de toutes les
          paroles qu’il met dans la bouche de ses personnages, et de découvrir si c’est toujours
          suivant les règles de la morale qu’il nous touche ou qu’il nous fait rire.</p>
        <p>Il est certain que Molière a flétri les grandes maladies de l’âme, comme l’imposture, la
          débauche, l’avarice. Là-dessus, son sentiment n’est pas douteux, son influence est
          certaine. En gros,, s’il est permis de parler ainsi, il a attaqué le mal, et il a traité
          comme il faut les lieux communs de l’éternelle morale. C’est un mérite tel quel que n’ont
          pas toujours nos auteurs dramatiques. On dira que ces peintures-là ne produisent pas un
          grand effet sur les mœurs : en de tels sujets, le jugement du spectateur, comme <pb n="22"
            xml:id="p22"/> celui de l’auteur, est fixé d’avance, et l’un et l’autre ont
          naturellement un sens du bien et du mal, qui décide leur préférence et leur mépris. Mais
          quand il peint les grands vices, se contente-t-il de les condamner dans ce qu’ils ont
          d’évidemment condamnable, et d’exprimer la morale du code ; ou bien son esprit profond
          sait-il joindre à cette peinture des traits qui prouvent qu’il les hait plus
          vigoureusement que le vulgaire, et qu’il veut qu’on en soit choqué, non-seulement dans
          leur développement monstrueux, mais encore dans leur naissance imperceptible et dans leurs
          conséquences éloignées, presque indifférentes à tout autre qu’au véritable homme de
          bien ?</p>
        <p>Le plus remarquable <hi rend="i">vicieux</hi> que Molière ait mis sur le théâtre est <hi
            rend="i">don Juan</hi><note place="bottom">1665.</note>. Quoique imité de l’espagnol,
            <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi> est une œuvre originale, plus peut-être que <hi
            rend="i">le Cid</hi> de Corneille<note place="bottom">Quoi qu’en dise A. de Musset (<hi
              rend="i">Namouna</hi>, chant II, st. 23), le <hi rend="i">don Juan épique</hi> est la
            création de Molière : à Molière l’honneur d’avoir inspiré Mozart et Byron.
              <quote>« C’est Molière qui a créé le <hi rend="i">don Juan</hi> adopté par les arts,
              sceptique universel, railleur de toutes choses, incrédule en amour comme en religion
              et en médecine, type de vice élégant et spirituel, qui cependant intéresse et s’élève
              à force d’orgueil et d’énergie, comme le <hi rend="i">Satan</hi> de Milton. »</quote>
            F. Génin, <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, chap. III. Voir tout ce chapitre sur l’<hi
              rend="i">originalité</hi> du <hi rend="i">Festin de Pierre.</hi> — Il y a eu au
            dix-septième siècle cinq ou six <hi rend="i">Festin de Pierre</hi> représentés à Paris
            (Voir la <hi rend="i">note</hi> de Brossette au vers 130 de la <hi rend="i">Satire</hi>
            III de Boileau, et Laharpe, <hi rend="i">Cours de Littérature</hi>, partie II, liv. I,
            chap. VI, sect. 2). Bien qu’aucun des autres n’ait survécu, on ne distinguait pas alors
            celui de Molière ; on le confondait môme avec celui des <hi rend="i">Italiens</hi>, qui
            jouaient alternativement avec la troupe de Molière sur le même théâtre (Voir J.
            Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv. I,
            note 36). Voici ce que pensait Saint-Evremond de celui des <hi rend="i">Italiens</hi> :
            a Leur <hi rend="i">Festin de Pierre</hi> feroit mourir de langueur un homme assez
            patient, et je ne l’ai jamais vu sans souhaiter que l’auteur de la pièce fût foudroyé
            avec son athée. » (<hi rend="i">Sur les tragédies</hi>, dans <hi rend="i">Les Véritables
              œuvres de M. de Saint-Evremond</hi>, 2<hi rend="sup">e</hi> édit., Londres, 1706, tome
            III, p. 143).</note>. En <pb n="23" xml:id="p23"/>effet, nous n’y voyons pas seulement
          le type traditionnel du débauché impie, qui eut une si heureuse fortune parmi les dévots
          spectateurs de l’autre côté des Pyrénées. La fable seule est espagnole, le nombre des
          conquêtes de <hi rend="i">don Juan</hi> et le châtiment épouvantable de sa vie indigne ;
          mais l’<hi rend="i">homme</hi> est un fils de famille du dix-septième siècle, riche,
          égoïste, sans ombre de principes que son plaisir ; un de ces esprits forts du grand monde
          auxquels La Bruyère n’a pas craint de consacrer un chapitre entier, le plus solide de son
          œuvre. <hi rend="i">Don Juan</hi> eût fait fureur aux soupers du régent, et les débauchés
          du Palais-Royal eussent admiré et copié, comme leur maître à tous, ce <hi rend="i"
            >vicieux</hi> si élégant, si poli, si froid, si égoïste, si incrédule ; il a au suprême
          degré une noble qualité, la bravoure audacieuse, ‘ qui reste encore debout dans les âmes
          françaises les plus dévastées par le vice ; et il est bien près de sa fin, quand cette
          dernière trace de la vertu oubliée, le point d’honneur, disparaît après tout le reste.</p>
        <p>Donc le <hi rend="i">don Juan</hi> de Molière n’est point le personnage traditionnel et
            <hi rend="i">convenu</hi> des Espagnols : il est <hi rend="i">vivant</hi> ; et c’est
          peut-être pour l’être trop qu’il fut si <pb n="24" xml:id="p24"/>peu représenté du temps
          de l’auteur, et subit ensuite si rigoureusement les coups de ciseaux de la censure : les
          grands seigneurs ne voulurent pas plus de <hi rend="i">don Juan</hi> que les faux dévots
          de <hi rend="i">Tartuffe</hi><note place="bottom">D’ailleurs <hi rend="i">don Juan</hi> se
            fait <hi rend="i">Tartuffe</hi> à la fin, et il est <hi rend="i">incrédule en
              médecine</hi> : c’était s’attirer trop d’ennemis à la fois.</note>.</p>
        <p>Que sa conduite soulève l’indignation, et que les pleurs de son amante trompée
          attendrissent jusqu’à son valet<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>,
            act. IV, sc. IX.</note> ; que sa lâcheté hypocrite<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id</hi>, act. V, sc. I, II, III.</note> cause même assez d’horreur pour qu’on voie
          avec soulagement la foudre tomber enfin sur ce monstre<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. V, sc. VI.</note>, cela n’est point discutable, et fait à première vue
          affirmer que ce spectacle est moral<note place="bottom">Ce n’était point l’opinion du
            sieur de Rochemont (<hi rend="i">Observations sur une comédie de Molière intitulée le
              Festin de Pierre</hi>, Paris, 1665), ni celle du prince de Conti (<hi rend="i">Traité
              de la Comédie et des Spectacles selon la tradition de l’Église</hi>, Paris, 1667), ni
            celle de A. Bazin (<hi rend="i">Notes historiques sur la vie de Molière</hi>, 2<hi
              rend="sup">e</hi> partie). Mais les premiers étaient trop contemporains pour être
            juges, et Saint-Marc Girardin a heureusement répondu au dernier (<hi rend="i">Cours de
              Littérature dramatique</hi>, tome I, XIX).</note>. Que Molière ait su allier à ce
          caractère odieux une élégance chevaleresque, une audace juvénile<note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. III, sc. II, IV, V.</note> qui empêchent que
          l’horreur ne nous prenne trop vile, et qui intéressent encore au héros, si méprisable
          qu’il soit ; qu’il ait agréablement mêlé à l’intrigue les traits et les situations les
          plus comiques, pour rester dans le domaine de la comédie, et ramener le rire chez le
          spectateur prêt à subir des émotions moins gaies, <pb n="25" xml:id="p25"/>c’est une
          habileté d’auteur qu’on doit admirer, et qui ajoute grandement au mérite d’une pièce si
          difficile à rendre attrayante sans rendre le vice lui-même attrayant.</p>
        <p>Mais le caractère de <hi rend="i">don Juan</hi> offre plus que cela. Il est déjà très
          corrompu au commencement du premier acte ; et pourtant, à mesure que le drame se
          développe, on voit sa corruption croître tellement, qu’il est impossible que ce spectacle
          ne fasse pas réfléchir à celte mystérieuse vérité morale, qu’une chaîne indissoluble lie
          tous les vices, et force presque nécessairement à rouler jusqu’en bas celui qui a commencé
          à descendre cette pente, insensible d’abord, qui devient un précipice à la fin :</p>
        <quote>
          <l>Dans le crime il suffit qu’une fois on débute :</l>
          <l>Une chute toujours attire une autre chute ;</l>
          <l>L’honneur est comme une île escarpée et sans bords :</l>
          <l>On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors<note place="bottom">Boileau, <hi
                rend="i">Satire</hi> X, v. 165.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Le <hi rend="i">don Juan</hi> qui débute sur la scène par enlever <hi rend="i">done
            Elvire</hi> à un couvent<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act.
            I, sc. I.</note>, et qui se lasse si vite du touchant amour qu’il lui inspire<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. II, III.</note>, passe aussitôt, de
          cette affection où il pouvait y avoir quelque chose de noble et de vrai, à la grossière
          passion qui lui fait séduire deux pauvres paysannes a la fois<note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. II, III, IV, V, VI.</note>, <pb n="26" xml:id="p26"/>
          au moment même où il a failli périr en voulant enlever une jeune mariée<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. I, sc. II, IV ; act. II, sc.
            I, II.</note>. Avec la débauche viennent les dettes, auxquelles il ne peut échapper
          qu’en employant le honteux moyen par lequel il éconduit <hi rend="i">M. Dimanche</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. II, III.</note>. Son père, poussé à
          bout par un déshonneur qui rejaillit sur la famille, vient essayer de lui faire sentir
          l’indignité de sa vie, et il s’en débarrasse en l’insultant<note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. VI, VII.</note>. Il y a longtemps qu’il ne croit plus
          en Dieu, ou du moins qu’il n’y veut plus croire<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
            act. I, sc. II, III ; act. III, sc. I ; act. IV, sc. I.</note> ; il ne reste en lui que
          l’orgueil, qui lui fait accepter un duel<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act.
            III, sc. IV, V.</note>, et mettre en avant cette <hi rend="i">humanité</hi>, au nom de
          laquelle il donne un louis au <hi rend="i">Pauvre</hi> qu’il n’a pu contraindre à
            blasphémer<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. II.</note>. Cet
          orgueil même tombe enfin : pour se mettre à l’abri des conséquences de ses crimes, il se
          jette dans l’hypocrisie<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. V, sc. I,
            II.</note> ; il renonce aux conventions de l’honneur<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. V, sc. III.</note> ; il ne connaît plus de loi aucune que son égoïsme,
          et le caprice effréné qui lui fait outrager <hi rend="i">done Elvire</hi> par le nouvel
          amour qu’il conçoit soudain, non pas pour elle, mais pour <hi rend="i">son habit
            négligé</hi> et <hi rend="i">son air languissant</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. IV, sc. IX, X.</note> ; jusqu’à ce qu’enfin il soit foudroyé sur cette
          parole de damné : « Il ne <pb n="27" xml:id="p27"/>
          <quote>sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir<note
              place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. V, sc.
          V.</note>. »</quote></p>
        <p>Voilà certes une grande leçon, que le vice arrive à s’emparer de nous jusqu’à nous rendre
            <hi rend="i">incapables de repentir.</hi> Il y a sans doute une influence utile dans le
          spectacle de ce suicide moral.</p>
        <p>Cette leçon n’est pas la seule : on voit encore, dans <hi rend="i">don Juan</hi>, la
          représentation du bandeau funeste qui vient fermer l’esprit du méchant à tous les
          avertissements d’un valet<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. II ; act.
            II, sc. II ; act. III, sc. I ; act. V, sc. II.</note>, d’un père<note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. VI.</note>, d’une amante<note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. III ; act. IV, sc. IX.</note>, de Dieu même<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. II ; act. III, sc. VI ; act. IV, sc.
            XII ; act. V, sc. V.</note>.</p>
        <p>Mais Molière a frappé le coup le plus juste de toute cette satire du vice élégant dans le
          tableau de la corruption que répand autour de soi le gentilhomme corrompu, et qu’il impose
          à tout son entourage. Je ne parle pas des filles mises à mal, c’est d’une vérité trop
          évidente ; mais ce valet, qui croit en Dieu au fond, qui voudrait avertir et retenir son
          maître, et à qui sa faible raison ne permet de défendre que ridiculement la cause de la
            vérité<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. II ; act. II, sc. II ;
            act. III, sc. I ; act. V, sc. II</note> ; qui est forcé à mentir<note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. III ; act. II, sc.VII.</note>, à insulter<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. III ; act. IV, sc. VII.</note>, à
          cacher comme une honte les moindres bons sentiments<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. II, sc. VII ; act. IV, sc. IX.</note>, <pb n="28" xml:id="p28"/>à
          partager enfin toute la vie et tous les crimes de <hi rend="i">don Juan</hi>, « parce
          qu’un grand seigneur méchant homme est une terrible chose : il faut qu’on lui soit fidèle,
          en dépit qu’on en ait, et la crainte réduit d’applaudir bien souvent ce que l’âme
            déteste<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. I, sc.
          I.</note> ; » ce valet, nous le voyons se gâter, s’endurcir, imiter l’escroquerie du
            maître<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. IV.</note>, engager le
            <hi rend="i">Pauvre</hi> à <hi rend="i">jurer un peu</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. II..</note> ; et enfin, après le châtiment de <hi
            rend="i">don Juan</hi>, n’avoir d’autre sentiment en face de cette mort effrayante, que
          le regret des <hi rend="i">gages</hi> qu’il perd<note place="bottom"><hi rend="i"
            >Id.</hi>, act. V, sc. VIII.</note> : ah ! que Thomas Corneille est loin de son modèle
          quand il l’envoie <hi rend="i">se faire ermite</hi><note place="bottom"><quote><l><space
                  rend="tab"> </space> Il est englouti : je cours me rendre hermite.</l><l><space
                  rend="tab"> </space>L’exemple est étonnant à tons les scélérats.</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Malheur à qui le voit et n’en profite
                pas !</l></quote><p><space rend="tab"> </space>(Th. Corneille, <hi rend="i">Le
                Festin de Pierre</hi>, act. V, sc. IV.)</p></note> !</p>
        <p>Surtout, quelle hardiesse et quelle vérité dans la leçon, venant de tout en bas au grand
          seigneur si haut placé, par la bouche du mendiant contre qui sa corruption échoue ! Il a
          bien pu parler en l’air, comme tant d’autres, de l’enfer, à son valet ; se moquer des
          croyances vulgaires en les assimilant aux superstitions, et mettre en avant son bel
          article de foi que <hi rend="i">deux et deux sont quatre</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. III, sc. I.</note> ; mais voilà un argument
          qui renverse tout cela : un homme qui <pb n="29" xml:id="p29"/>
          <quote>« aime mieux mourir de faim que de commettre un péché<note place="bottom"><hi
                rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. III, sc. II.</note>. »</quote></p>
        <p>Il y aura lieu de revenir sur <hi rend="i">don Juan</hi> considéré comme esprit fort<note
            place="bottom">Voir plus loin, chap. XI.</note>. Ici, c’est assez de montrer que
          Molière, en nous divertissant, pense et nous fait penser qu’il faut être vertueux,
          non-seulement par intérêt, mais pour la vertu même et pour Dieu qui nous la commande ;
          non-seulement pour nous, mais pour tous ceux qui nous entourent et dont nous sommes,
          responsables.</p>
        <p/>
        <p>C’est au même titre qu’on doit ici louer <hi rend="i">le Tartuffe</hi><note
            place="bottom">1664-1667.</note> : nulle part un moraliste n’a mieux montré cette sorte
          d’air funeste que le vice répand autour de soi et fait respirer à ceux qui l’approchent.
          Si jamais l’adultère a été peint tel qu’il est, et non tel que le poétise M<hi rend="sup"
            >me</hi> George Sand, c’est dans les scènes inimitables de <hi rend="i">Tartuffe</hi>
            suborneur<note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. III, sc. III ; act.
            IV, sc. IV.</note>. Voilà la luxure dans toute sa hideur morale, escortée par la
          cupidité et par l’hypocrisie. L’hypocrisie, Molière l’avait en horreur<note place="bottom"
              ><quote>« Pour le faux dévot, Molière en a peur, il en a horreur du moins. »</quote>
            D. Nisard, <hi rend="i">Histoire de la Littérature française</hi>, liv. Il1, chap. ix, g
            4, <hi rend="i">Tartuffe.</hi></note> : c’était pour lui le comble de la
            scélératesse<note place="bottom"><quote>« Totius autem injustitiæ nulla capitalior est
              quam eorum qui, cum maxime fallunt, id agunt ut viri boni esse videantur. »</quote>
            Cicéron, <hi rend="i">de Officiis</hi>, lib. I, cap. XIII.</note> ; et il était d’avis
          sans doute que, <pb n="30" xml:id="p30"/>dans une débauche ouverte, il y a encore un
          certain mérite de franchise, un espoir quelconque de repentir, qui ne se trouvent plus
          quand le criminel a pris enfin le parti de se couvrir du manteau de Dieu. C’est ce manteau
          qui fait que l’hypocrite corrompt mieux tout ce qui l’entoure, et peut ruiner une maison
          dans ses biens et dans ses âmes.</p>
        <p>Ce n’est pas le lieu d’apprécier au point de vue littéraire cet étonnant chef-d’œuvre,
          considéré non sans raison comme le suprême effort de la haute comédie<note place="bottom"
            >Voir Laharpe, <hi rend="i">Cours de Littérature</hi>, part. II, liv. I, chap. VI, sect.
            5, et F. Genin, <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, chap. V.</note>. Ce n’est pas le lieu
          non plus de raconter l’<hi rend="i">histoire</hi> de cette pièce, dont la représentation
          fut une affaire d’Etat, non-seulement du temps de Molière, mais de nos jours<note
            place="bottom"><p><space rend="tab"> </space> Pour l’histoire du <hi rend="i"
                >Tartuffe</hi>, voir :</p><p><space rend="tab"> </space>La <hi rend="i">Préface</hi>
              et les <hi rend="i">Placets</hi> de Molière ;</p><p><hi rend="i">Lettre sur la Comédie
                de l’Imposteur</hi>, publiée en 1667, et certainement inspirée, sinon écrite par
              Molière ;</p><p><hi rend="i">Arrêt du Parlement de Paris</hi> du 6 août
                1667 ;</p><p><hi rend="i">Ordonnance</hi> de M<hi rend="sup">gr</hi> Harlay de
              Champvallon, archevêque de Paris, du 11 août 1667 ;</p><p><hi rend="i">Le Roi glorieux
                au monde</hi>, par le curé de Saint-Barlhélemy (Roullès), 1665 ;</p><p><hi rend="i"
                >Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre</hi>, par le
              sieur de Rochemont, 1665 ; <hi rend="i">Réponse aux observations</hi>, etc., 1665 ;
                <hi rend="i">Lettre sur les observations</hi>, etc., 1665 ;</p><p><hi rend="i">La
                Critique du Tartuffe</hi>, comédie en vers en un acte, 1670 ;’</p><p><space
                rend="tab"> </space>Bourdaloue, <hi rend="i">Sermon pour le septième dimanche après
                la Pentecôte, sur l’Hypocrisie</hi>, première partie ;</p><p><space rend="tab"
              > </space>Laharpe, <hi rend="i">Cours de Littérature</hi>, part. Il, liv. I, chap. VI,
              sect. 5 ;</p><p><space rend="tab"> </space>Napoléon, <hi rend="i">Mémorial de
                Sainte-Hélène</hi> : <quote>« Cette pièce présente, à mon avis, la dévotion sous des
                couleurs si odieuses, une certaine scène offre une situation si décisive, si
                complètement indécente que, pour mon propre compte, je n’hésite pas à dire que si la
                pièce eût été faite de mon temps, je n’en aurais pas permis la
                représentation. »</quote> (Cité par Ch. Louandre, <hi rend="i">Œuvres de Molière,
                édition vario-rum, Notice</hi> du <hi rend="i">Tartuffe)</hi> ;</p><p><space
                rend="tab"> </space>J. Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages
                de Molière</hi>, liv. II et III ;</p><p><space rend="tab"> </space>A. Bazin, <hi
                rend="i">Notes historiques sur la vie de Molière</hi>, II<hi rend="sup">e</hi>
              partie ;</p><p><space rend="tab"> </space>F. Génin, <hi rend="i">Vie de Molière</hi>,
              chap. V ;</p><p><space rend="tab"> </space>D. Nisard, <hi rend="i">Histoire de la
                Littérature française</hi>, liv. III, chap. IX, § 4 ;</p><p><space rend="tab"
              > </space>Sainte- Beuve, <hi rend="i">Port-Royal</hi>, tome III, chap. XV, XVI,
              etc.</p></note>. Ce qu’il faut remarquer <pb n="31" xml:id="p31"/>, ici, c’est, la
          moralité <hi rend="i">absolue</hi> d’une œuvre où, d’un bout à l’autre, un scélérat <hi
            rend="i">supérieur</hi>, couvert des dehors les plus séduisants pour les bonnes âmes,
          revêtu de modestie, de désintéressement, de charité, <hi rend="i">de Dieu même empreint
            sur son visage</hi><note place="bottom">Boileau, <hi rend="i">Satire</hi> X, v.
            525.</note>, est sans cesse démasqué, méprisé, condamné, et enfin puni, sans la moindre
          restriction de la part de l’auteur, ni la moindre hésitation possible chez le
          spectateur.</p>
        <p>En vain de saints moralistes, emportés par le zèle de la maison de Dieu, prétendront
          qu’il est mauvais de montrer un homme pieux en apparence, qui est un scélérat au fond<note
            place="bottom"><quote>« Sous prétexte de condamner l’hypocrisie ou la fausse dévotion,
              cette comédie donne lieu d’en accuser indifféremment tous ceux qui font profession de
              la plus solide piété. »</quote> (<hi rend="i">Ordonnance</hi> de l’archevêque de Paris
            citée plus haut.)<quote> « Comme la fausse dévotion tient en beaucoup de choses de la
              vraie..., comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tous semblables, il
              est… d’une suite presque nécessaire que la même raillerie qui attaque l’une intéresse
              l’autre, et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là… Et voilà ce
              qu[est arrivé lorsque des esprits profanes… ont entrepris de censurer l’hypocrisie,
              non point pour en réformer l’abus..., mais pour faire une espèce de diversion dont le
              libertinage pût profiter, en… faisant concevoir d’injustes soupçons de la vraie piété
              par de malignes représentations de la fausse. Voilà ce qu’ils ont prétendu, exposant
              sur le théâtre, et à la risée publique, un hypocrite imaginaire, ou même, si vous
              voulez, un hypocrite réel, etc… Damnables inventions pour humilier les gens de bien,
              pour les rendre tous suspects, etc. »</quote> (Bourdaloue, <hi rend="i">Sermon</hi>
            cité plus haut. Voir toute la <hi rend="i">1<hi rend="sup">e</hi> partie). Il</hi> faut
            remarquer que l’archevêque de Paris et Bourdaloue ont pris l’un et l’autre ces idées et
            même ces expressions dans la relation intitulée <hi rend="i">les Plaisirs de l’Ile
              enchantée</hi>, Paris, 1665 : <quote>« Le roi connut tant de conformité entre ceux
              qu’une véritable dévotion met dans le chemin du ciel et ceux qu’une vaine ostentation
              de bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre de mauvaises, que son extrême
              délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir celte ressemblance du vice
              avec la vertu qui pouvoient être pris l’un pour l’autre, et quoique l’on ne doutât pas
              des bonnes intentions de l’auteur, il défendit pourtant celte comédie en public, et se
              priva soi-même de ce plaisir pour n’en pas laisser abuser à d’autres moins capables
              d’en faire un juste discernement. »</quote> Voir J. Taschereau, <hi rend="i">Histoire
              de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv. II, note 25.</note> : il est meilleur
          sans doute <pb n="32" xml:id="p32"/>de montrer qu’il y a des scélérats qui affublent la
          robe d’innocence, des loups qui se cachent sous la peau des brebis pour entrer dans la
          bergerie. D’ailleurs, Molière a pris toutes les précautions pour empêcher qu’on
          n’attribuât à la vraie piété une seule des paroles ni des actions de l’imposture : comme
          il le dit lui-même dans sa <hi rend="i">Préface</hi>, il a <quote>« employé deux actes
            entiers à préparer la venue de son scélérat ; »</quote> quel scélérat ! qu’il est habile
          et terrible ! Voyez-vous cette maison honnête qu’il a désunie<note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. I, sc. I, VI ; act. III, sc. VI.</note>, dont il a
          aveuglé l’aïeule<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. I ; act. V,
            sc. III.</note>, ébloui le père<note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>, act. I, sc. V,
            VI ; act. III, sc. VI, VII ; act. IV, sc. III.</note>, fait maudire et chasser le
            fils<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. VII ; act. IV, sc.
            I.</note>, désolé la fille<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. I,
            II, III ; act. IV, sc. III.</note>, insulté la mère par la déclaration de son lubrique
            amour<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. III.</note> ? Il règne,
          avec ses ministres <hi rend="i">Laurent</hi> et <hi rend="i">Loyal</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. I, II ; act. III, sc. II ; act. V, sc.
            IV.</note>, sur le peuple naïf des <hi rend="i">Orgon</hi> et des <hi rend="i"
            >Pernelle</hi> ; <pb n="33" xml:id="p33"/>il faut qu’on cède à son infernal génie, que
          les filles viennent lui immoler leurs grâces pudiques, et les femmes leur chasteté
          conjugale. Si l’on ose lutter contre lui, il se redresse, plein d’un venin mortel, comme
          le serpent sur qui l’on a marché<note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act.
            V, sc. IV, VII.</note>. Sa puissance arrive à faire trembler les plus nobles, et arrête
          l’indignation dans leur bouche effrayée<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act.
            III, sc. IV, V, <hi rend="i">Elmlre</hi> ; act. V, sc. I, III, <hi rend="i"
              >Cléante.</hi></note>. Et véritablement il n’y a que l’autorité d’un Louis XIV qui
          puisse enfin l’écraser<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. V, sc. VII.</note>,
          comme il n’y a que cette autorité qui ose permettre qu’on le joue.</p>
        <p>Montrer aux hommes la hideur du vice, c’est bien agir ; leur inspirer l’horreur du vice,
          c’est être utile : il n’y a pas de considération qui emporte celle-là. Molière, en faisant
            <hi rend="i">le Tartuffe</hi>, et Louis XIV en protégeant Molière, ont rendu service à
            l’humanité<note place="bottom">Fénelon approuvait Molière, et dans le Tartare, il a
            réservé une place aux tartuffes :<quote> « Il y remarqua beaucoup d’impies hypocrites,
              qui faisant semblant d’aimer la religion, s’en étaient servis comme d’un beau prétexte
              pour contenter leur ambition, et pour se jouer des hommes crédules. Ces hommes, qui
              avoient abusé de la vertu même, quoiqu’elle soit le plus grand don des dieux, étoient
              punis comme les plus scélérats de tous les hommes… Les trois juges des enfers
              l’avoient ainsi voulu, et voici leur raison : c’est que les hypocrites ne se
              contentent pas d’être méchants comme le resta des impies ; ils veulent encore passer
              pour bons, et font, par leur fausse vertu, que les hommes n’osent plus se fier à la
              véritable. »</quote> (<hi rend="i">Télémaque</hi>, liv. XVIII.) — Voir encore sur <hi
              rend="i">le Tartuffe</hi>, plus loin, chap. VI et chap. XI.</note>.</p>
        <p/>
        <p>C’est encore au point de vue de l’influence du vice <pb n="34" xml:id="p34"/>qu’on doit
          étudier l’<hi rend="i">Avare</hi><note place="bottom">1668.</note>, moins pour la banale
          vérité qu’il ne faut pas trop aimer les écus, que pour le spectacle de toutes les
          conséquences que traîne avec soi cette passion sordide.</p>
        <p>Si comique que soit cette excellente comédie, n’est-ce pas une chose triste de voir ce
          vieillard déshonorer ses cheveux blancs par de honteuses querelles avec ses valets<note
            place="bottom"><hi rend="i">L’Avare</hi>, act. I, sc. III ; act. III, sc. V.</note> ? Et
          au milieu du rire que soulève la scène des <hi rend="i">mains</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. III : à l’occasion de cette scène, on doit remarquer
            avec quelle légèreté parle Fénelon <hi rend="i">(Lettre à l’Académie française</hi>,
            VII).</note>, celle de la <hi rend="i">tache d’huile</hi> et du <hi rend="i">haut de
            chausses troué</hi>, n’y a-t-il pas un grand sentiment de mépris et de pitié pour celui
          qui se laisse tomber si bas ? Mais c’est, peu de voir cet homme dégradé par <hi rend="i"
            >la famélique et honteuse lésine</hi><note place="bottom">Boileau, <hi rend="i"
              >Satire</hi> X, v. 250.</note>, bafoué et haï par ses gens, sans ami, soupçonneux, et
          avec cela amoureux : la vraie morale de <hi rend="i">l’Avare</hi> est dans ses enfants.
          Par sa négligence coupable, l’honneur de sa fille est aux mains du premier venu qui a
          l’esprit de flatter sa manie<note place="bottom"><hi rend="i">L’Avare</hi>, act. I, sc. I,
            VI, VII.</note>, et qui est heureusement un honnête homme, quoique dans la réalité il y
          ait grand-chance pour que les choses tournent autrement. Il cherche pour ses enfants des
          mariages de pur intérêt, destinés à être un malheur de tous les instants<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. VI ; act. IV, sc. III.</note>. Et
          enfin le voilà usurier de son <pb n="35" xml:id="p35"/>propre fils<note place="bottom"
              ><hi rend="i">L’Avare</hi>, act. II, sc. I, II, III.</note>, dont il ne blâme la vie
          dissipée que parce qu’elle coûte, dont il ne blâme le jeu effréné que parce que le gain
          n’en est pas placé à bon intérêt<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act.I, sc.
            V.</note>, avec lequel il ruse comme avec un ennemi<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. I, sc. V ; act. IV, sc. III.</note>, et qu’il réduit enfin à
            l’insulter<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. II ; act. IV, sc.
            III, V.</note> et à le voler<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc.
            VI.</note>.</p>
        <p>Là aussi est la supériorité de la pièce de Molière sur celle de Plaute. <hi rend="i"
            >Euclion</hi>, avec sa marmite pleine d’or, est sans doute un avare fort comique ; mais
          il n’est pas amoureux en même temps, pour montrer que les ridicules les plus divers et les
          plus contradictoires s’assemblent dans les âmes qui ont quitté le droit chemin de la
          raison ; il est volé par celui qui lui enlève sa fille<note place="bottom">Plaute, <hi
              rend="i">Aulularia</hi>, v. 637 ad fin.</note>, et l’on rit de voir ce rapace
          vieillard pleurer ridiculement sa marmite et son honneur. Mais quel trait de génie, de
          nous le présenter amoureux de la maîtresse de son fils, volé par son fils, qu’il a forcé,
          par l’excès, de son vice, à ne plus voir, dans cette tête sacrée du père, qu’un indigne
          rival avec qui toute guerre est permise, un ennemi domestique contre qui toute la maison
          se ligue, depuis l’héritier du nom paternel jusqu’au dernier valet de cuisine ! Quel
          contraste ressort du déchirement de ce vieux cœur, tiré d’un côté par l’amour et de
          l’autre <pb n="36" xml:id="p36"/>par sa cassette<note place="bottom"><hi rend="i"
              >L’Avare</hi>, act. II, sc. VI.</note>, qu’il chérit trop pour faire un présent à sa
            maîtresse<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. XII.</note> ou lui
          donner honnêtement à dîner<note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>., act. III, sc. I, II,
            III, V.</note> ! C’est le tableau de l’avarice, non pas chez le pauvre qui enfouit
          furtivement quelques pièces d’or sous son foyer sans feu<note place="bottom">Plaute, <hi
              rend="i">Aulularia</hi>, init..</note>, mais chez le riche bourgeois, dans sa grande
          maison, où il pourrait vivre avec aise et honneur, entouré d’une heureuse et aimante
          famille, dont il devient la honte et presque la perte<note place="bottom">Voir encore sur
              <hi rend="i">l’Avare</hi>, plus loin, chap. X.</note>.</p>
        <p/>
        <p>Donc l’honnête homme de Molière déteste d’abord ces deux sources fécondes de vice et de
          malheur : la luxure et l’avarice. Il ne les déteste pas seulement comme fait le monde, en
          admettant de temps en temps une trêve à la guerre, et en signant quelque traité furtif
          avec l’ennemi : il les hait pour elles-mêmes, pour être honteuses et dégradantes, pour
          leurs suites inévitables, pour conserver à son cœur cette sensibilité de vertu qu’elles
          émoussent promptement ; il les hait pour sa famille, pour ses enfants et pour ses
          serviteurs ; il les hait pour <hi rend="i">l’honneur</hi>, et pour n’être pas réduit par
          elles à revêtir la robe de <hi rend="i">Tartuffe</hi>, et à se perdre absolument par
          l’hypocrisie, ce dernier et irréparable vice après lequel <hi rend="i">on ne peut plus se
            repentir</hi>. Car la passion qui a conduit <hi rend="i">Tartuffe</hi>
          <pb n="37" xml:id="p37"/>à jouer son rôle scélérat, est autant cupidité que luxure : chez
            <hi rend="i">Harpagon</hi>, l’amour de l’argent n’aboutit qu’à la honte ; chez <hi
            rend="i">Tartuffe</hi>, il atteint au crime ; et la pente est facile, de l’usurier qui
          prête au <hi rend="i">denier trois</hi><note place="bottom"><hi rend="i">L’Avare</hi>,
            act. II, sc. I.</note>, à l’imposteur qui capte le bien des familles<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. III, sc. VII.</note> ; aussi facile que celle qui
          entraîne <hi rend="i">don Juan</hi> de la débauche à la mort.</p>
        <p>Ces trois caractères du débauché, de l’imposteur et de l’avare, qui à eux trois offrent
          la réunion de presque tous les vices, prouvent que Molière observait l’humanité avec un
          sens moral. Dans ces peintures, son influence sur les spectateurs est évidemment utile,
          parce qu’il ajoute au tableau artistique des vices le tableau plus instructif de leur
          enchaînement et de leurs conséquences. Cette influence est bonne encore, à cause de la
          saine raison qui règne dans son esprit et dans son œuvre, sans que jamais l’art lui serve
          de prétexte ou d’excuse pour en violer les lois. Jusque dans les conceptions les plus
          hardies et les situations les plus hasardeuses, il garde un bon sens qui l’empêche de
          mettre sur la scène ces accouplements monstrueux de vice et de vertu, ces criminels
          sublimes, ces brigands héroïques qui remplissent tant de drames modernes, et habituent
          nécessairement le spectateur à s’imaginer que, même dans l’excès des passions les plus
          funestes, il peut y <pb n="38" xml:id="p38"/>avoir quelque chose d’excusable et de
            grand<note place="bottom">Il faut mettre quelque restriction à cet éloge ; voir plus
            loin, chap. IV.</note>. Pour Molière, ces passions sont contraires à la raison, à la
          nature ; ce sont d’affreuses maladies de l’âme, qui la rendent méconnaissable ; et il
          n’admet pas le moyen d’émotion, tant exploité de nos jours, qu’on peut appeler <hi
            rend="i">le genre crime</hi> et <hi rend="i">le genre suicide</hi><note place="bottom"
            >Voir Saint-Marc Girardin, <hi rend="i">Cours de Littérature dramatique</hi>, tome I, v,
            VI, VII.</note>.</p>
        <p>Il ne pouvait exposer sur la scène les motifs philosophiques qui lui faisaient condamner
          la mort de Caton ; mais il savait dans la plaisanterie faire entendre la haute voix du bon
          sens et du devoir, contre l’acte de désespoir et de lâcheté qui fait rompre avec la vie,
          plutôt que d’en porter vaillamment les épreuves. C’est l’esprit qui règne dans la scène de
            <hi rend="i">l’Etourdi</hi><note place="bottom">1653. — Celte pièce, relativement saine
            au point de vue du bon sens, paraissait à l’époque de la grande mode des <hi rend="i"
              >suicides d’amour</hi>, nécessaires dans tous les romans, et multipliés dans <hi
              rend="i">Mélite</hi> de P. Corneille (1629). Si l’on trouve chez Molière quelque <hi
              rend="i">idée</hi> de suicide amoureux, c’est seulement dans les intermèdes et les
            opéras : tout cela est très-léger, et souvent ironique. Voir, entre autres, <hi rend="i"
              >Myrtil</hi> dans <hi rend="i">Mèlicerte</hi>, act. II, sc. IV ; <hi rend="i"
              >Philène</hi> et <hi rend="i">Lycas</hi> dans la <hi rend="i">Pastorale comique</hi>,
            sc. XIII ; la plainte de <hi rend="i">Chloris</hi> sur la mort des bergers <hi rend="i"
              >Tircis</hi> et <hi rend="i">Philène</hi> qui se sont noyés de désespoir, et que six
            bateliers ont repêchés, dans la <hi rend="i">Fête de Versailles</hi> (<hi rend="i"
              >Relation</hi> de Félibien).</note> où <hi rend="i">Lélie</hi> se veut tuer, tient le
          fer prêt, sans que <hi rend="i">Mascarille</hi> dise autre chose que :<quote> « Tuez-vous
            donc vite. »</quote> À quoi <hi rend="i">Lélie</hi>, rappelé à la raison par le sens
          froid de son valet, répond fort comiquement :</p>
        <quote>
          <l>Tu voudrois bien, ma foi, pour avoir mes habits,</l>
          <l>Que je fisse le sot, et que je me tuasse<note place="bottom"><hi rend="i"
                >L’Etourdi</hi>, act. II, sc. VII.</note>.</l>
       </quote>
        <p><pb n="39" xml:id="p39"/><hi rend="i">Dorine</hi> répond sur le même ton à <hi rend="i"
            >Mariane</hi>, qui aime mieux se donner la mort que d’épouser <hi rend="i"
          >Tartuffe</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Fort bien : c’est un recours où je ne songeois pas ;</l>
          <l>Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras :</l>
          <l>Le remède sans doute est merveilleux ! J’enrage,</l>
          <l>Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Tartuffe</hi>, act. II, sc. III.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Le même esprit éclate dans la scène où <hi rend="i">Lucinde</hi> désespérée dit : <hi
            rend="i">Je veux mourir</hi>, ouvre <quote>« la fenêtre qui regarde sur la rivière, et…
            la referme tout doucement.<note place="bottom"><hi rend="i">L’Amour médecin</hi>, act.
              I, sc. VI</note> »</quote> Cette satire comique du suicide est achevée dans l’adieu
          larmoyant de <hi rend="i">Covielle : Nous allons mourir</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. III, sc. X.</note>.</p>
        <p>Le suicide, qui tient tant de place dans nos romans et nos drames, paraissait à Molière
          une folie et un crime tel, qu’il ne le jugeait pas digne de faire un ressort de la
          comédie : il n’en parlait que pour rire.</p>
        <p/>
        <p>Mais cette sorte de suicide ou d’homicide à deux qu’on appelle duel régnait de son temps
          dans la société. Ni les édits de Richelieu ni ceux de Louis XIV n’avaient pu faire
          renoncer la noblesse à cette preuve de l’honneur. Molière a parlé du duel, ou l’a mis en
          action <hi rend="i">onze</hi> fois dans son théâtre<note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Dépit amoureux</hi>, act. V, sc. III ; <hi rend="i">le Cocu imaginaire</hi>, sc.
            XVII ; <hi rend="i">les Fâcheux</hi>, act. I, sc. X ; act. III, sc. IV ; <hi rend="i">le
              Mariage forcé</hi>, sc. XVI ; <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi>, act. III, sc. IV,
            V, act. V, sc. IIII ; <hi rend="i">le Misanthrope</hi>, act. II, sc. VII ;act. IV, sc.
            I ; <hi rend="i">l’Amour peintre</hi>, sc. XIII ; <hi rend="i">le Mari confondu</hi>,
            act. I, sc. VIII ; <hi rend="i">le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. II, sc. III ; act.
            III, sc. III ; <hi rend="i">les Fourberies de Scapin</hi>, act. III, sc. II.</note> : il
          a couvert de <pb n="40" xml:id="p40"/>ridicule la prétendue bravoure des <hi rend="i"
            >batteurs de fer</hi> comme <hi rend="i">La Rapière</hi><note place="bottom"><quote>« On
              ne saurait signaler (dans <hi rend="i">le Dépit amoureux)</hi> aucune intention de
              satire contemporaine, si ce n’est peut-être le passage où un bretteur du nom de <hi
                rend="i">La Rapière</hi> vient offrir ses services à <hi rend="i">Eraste</hi> qui
              les refuse avec mépris. Un des meilleurs services qu’ait rendus le prince de Conti aux
              états de Montpellier, moins de deux ans avant l’époque de la représentation du <hi
                rend="i">Dépit amoureux</hi> à Béziers, était d’avoir obligé non sans peine la
              noblesse de Languedoc à souscrire la promesse d’observer les édits du roi contre les
              duels. »</quote> A. Bazin, <hi rend="i">Notes historiques sur la vie de Molière</hi>,
              1<hi rend="sup">e</hi> partie.</note>, le <hi rend="i">Maître d’armes</hi> de <hi
            rend="i">M. Jourdain</hi>, ou le <hi rend="i">Spadassin</hi> des <hi rend="i">Fourberies
            de Scapin</hi> ; il s’est moqué hardiment, devant une cour de gentilshommes chatouilleux
          sur le point d’honneur, de la prétention de faire consister <hi rend="i">l’honneur</hi>
          dans une provocation bien faite, et un coup d’épée bien donné ou bien reçu ; il a fait
          rire à gorge déployée de l’habileté de <hi rend="i">M. de Sotenville</hi> à <hi rend="i"
            >bien pousser une affaire</hi> ; les <hi rend="i">formes</hi> du doucereux <hi rend="i"
            >Alcidas</hi> et la <hi rend="i">raison démonstrative</hi> de <hi rend="i">M.
            Jourdain</hi> sont devenues proverbiales. Il a loué justement la sage institution du
          tribunal des maréchaux, chargé de décider si le combat était nécessaire pour vider une
          querelle difficile ou même impossible à soumettre aux tribunaux ordinaires<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. II, sc. VII ; act. IV, sc. I. — On
            ne peut s’empêcher de regretter, dans notre société, l’absence de cette excellente
            institution de Louis XIV.</note>. Il a fermement approuvé le roi de tenir la main à
          l’exécution de ses édits sur cette matière<note place="bottom"><quote><l><space rend="tab"
                > </space> … Notre roi n’est pas un monarque en peinture :</l><l><space rend="tab"
                > </space>Il sait faire obéir les plus grands de l’état,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Et je trouve qu’il fait en digne potentat.</l></quote><p><hi rend="i"
                >                                                Les Fâcheux</hi>, act. I, sc.
              X.</p></note>. Enfin <pb n="41" xml:id="p41"/>il a déclaré avec raison, par la bouche
            <hi rend="i">d’Eraste</hi>, qu’un homme qui a fait ses preuves n’a pas besoin de cela
          pour montrer qu’il n’est point un lâche<note place="bottom"><quote><p><space rend="tab"
                > </space> J’ai servi quatorze ans, etc.</p></quote><p><hi rend="i"
                >                                                Les Fâcheux</hi>, act. I, sc.
              X.</p><p><space rend="tab"> </space>— La portée morale de cette scène est bien
              appréciée par J. Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages de
                Molière</hi>, liv. I, à la fin.</p></note>.</p>
        <p>Si l’on se reporte au temps où Molière écrivait<note place="bottom">Voir Loret, <hi
              rend="i">Lettre</hi> du 6 février 1655. — À toutes ces excellentes scènes, il faut
            joindre les scènes III-X de la <hi rend="i">Pastorale comique</hi>, dont il ne nous
            reste que quelques paroles chantées, mais qui étaient certainement une satire fort
            risible du duel.</note>, on doit l’admirer d’avoir osé dire si nettement son opinion, et
          d’avoir si bravement appuyé les efforts de Louis XIV pour abolir l’usage quotidien et
          vraiment barbare du duel à cette époque.</p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE III. <lb/>L’Honnête Homme.</head>
        <p><pb n="42" xml:id="p42"/>La débauche, l’avarice, l’imposture, l’homicide, sont condamnés
          et détestés par Molière : est-ce assez ?</p>
        <p>Il y a des points plus délicats, où la morale paraît moins intéressée, et où elle l’est
          pourtant. Il y a des vices de bonne compagnie qui passent, aux yeux indulgents du monde,
          pour de légers défauts ou même pour des qualités de société. Molière a-t-il seulement
          l’idée de la vertu banale et de la morale élastique à l’usage des gens du monde, ou son
          âme élevée conçoit-elle cette honnêteté supérieure, cette perfection scrupuleuse qui sait
          joindre la politesse exquise à la vertu rigide, et qui constituait de son temps <hi
            rend="i">l’honnête homme</hi> ? Est-ce assez, selon lui, pour être honnête homme,
          d’éviter ce que condamne le code ? A-t-on droit à ce titre quand on hait en gros le vice,
          quand on aime en gros la vertu, et quand on désire en général se défendre soi-même et
          protéger les siens contre la dégradation morale ?</p>
        <p>Non : l’homme, être perfectible, n’est <hi rend="i">honnête homme</hi> qu’en s’appliquant
          de toutes ses forces à régler en soi les passions excessives, à se rendre meilleur <pb
            n="43" xml:id="p43"/> de toutes façons, par le travail, par la science, par la charité,
          par les manières même et par la politesse, par l’esprit et par le corps, enfin à
          s’approcher autant que possible du type idéal de l’humanité ; en sorte qu’il réalise le
          vœu de Platon, qui demande que la vie du sage soit <hi rend="i">un effort pour se rendre
            semblable à Dieu</hi><note place="bottom"><hi rend="i">République</hi>, liv.
          VII.</note>, ou plutôt qu’il obéisse au commandement du Christ : <quote>« <hi rend="i"
              >Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait</hi><note place="bottom">Matth.,
              chap. V, v. 48.</note>. »</quote></p>
        <p>Ce n’est pas seulement en gros et dans les circonstances importantes qu’il faut être
          vertueux : l’honnêteté consiste à <hi rend="i">se perfectionner en tout genre</hi>, à
          poursuivre le bien en toutes choses, à fuir, après les vices, les défauts, les travers,
          les ridicules même, et toutes les misères adhérentes à l’humanité, qui rendent quelquefois
          les <hi rend="i">petites vertus</hi> plus difficiles à pratiquer que les grandes.</p>
        <p>Or, cette délicatesse morale, Molière l’a eue au plus haut degré, et l’a exprimée avec un
          suprême génie dans <hi rend="i">le Misanthrope</hi><note place="bottom">1666.</note>.</p>
        <p>Que ce drame sans action et sans dénouement soit, au point de vue littéraire, un
          chef-d’œuvre inimitable, un des monuments les plus glorieux de l’esprit humain, ce n’est
          point ici la question : <hi rend="i">le Misanthrope</hi> est une composition
          essentiellement morale<note place="bottom">Voir D. Nisard, <hi rend="i">Histoire de la
              littérature française</hi>, liv. III, chap. IX, § 4, <hi rend="i">le
            Misanthrope.</hi></note>.</p>
        <p><pb n="44" xml:id="p44"/>La coquetterie de <hi rend="i">Célimène</hi>, l’hypocrisie d<hi
            rend="i">’Arsinoé</hi>, la paresse vaniteuse des deux <hi rend="i">marquis</hi>,
          l’insouciance équivoque de <hi rend="i">Philinte</hi>, la fatuité d’<hi rend="i"
            >Oronte</hi>, y sont exposés sous leur vrai jour, et le ridicule dans lequel tombe <hi
            rend="i">Alceste</hi>, par son exagération quelque peu personnelle, ne fait nul tort à
          l’estime réservée à sa loyauté et à sa franchise vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des
          autres. Après avoir lu, après avoir vu cette pièce, on aime, on plaint, on estime
          l’honnête homme, un peu exagéré dans la manifestation de son honnêteté, un peu imparfait
          parce que la perfection n’est point humaine. On sent une joie sincère à voir <hi rend="i"
            >Eliante</hi>, par sa grâce sereine, apporter à la rude vertu <hi rend="i"
            >d’Alceste</hi> cet adoucissement de la vraie politesse, qui n’est autre que la fleur de
          la charité. Mais on condamne, sans compromis quoique sans amertume, les autres
          personnages, dignes d’indulgence parce qu’ils sont hommes, dignes de blâme parce qu’ils se
          laissent aller sans résistance aux premières poussées du vice, qu’il faut appeler par son
          nom, si poli, si élégant, si atténué par la mode et l’usage qu’il se présente. Aveugles
          étaient ceux qui ne voulaient voir dans cet intéressant tableau qu’un vernis de ridicule
          appliqué, pour l’amoindrir, à un homme irréprochable<note place="bottom">Fénelon, <hi
              rend="i">Lettre à l’Académie française</hi>, VII. Voir plus haut, chap. I, page 18,
            note 1. — J.-J. Rousseau : <quote>« Vous ne sauriez me nier deux choses, l’une qu’<hi
                rend="i">Alceste</hi> est dans cette pièce un homme droit, sincère, estimable, un
              véritable homme de bien ; l’autre, que l’auteur lui donne un personnage ridicule. C’en
              est assez ce me semble pour rendre Molière inexcusable. »</quote>
            <hi rend="i">Lettre à d’Alembert surles spectacles. — Voir Laharpe, Cours de
              littérature, partie II, liv. I, chap. VI, sect. 3.</hi></note>.</p>
        <p><pb n="45" xml:id="p45"/>Eh ! oui, Alceste est maladroit, même brutal, dans sa façon
          trop franche de faire la leçon aux autres. Eh ! oui, lui, l’homme parfait, il est
          sottement amoureux d’une incorrigible coquette.. Oui, il commet la faute de porter sur les
          hommes qui s’abandonnent au vice la haine qu’il devrait réserver au vice seulement<note
            place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. I, sc.
              VI :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Jamais contre on pécheur ils n’ont
                d’acharnement ;</l><l><space rend="tab"> </space>Ils attachent leur haine an péché
                seulement.</l></quote></note>. Je ris, quand je le vois, par ses boutades, servir de
          risée à tout un salon de gens raffinés qui ne le valent pas<note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. II, sc. V, VII.</note> ; je ris, quand je le vois
          offrir sa main, sa noble main, à une femme qui se joue de lui visiblement<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. III ; act. V, sc. II, IV, V,
            VII.</note>, et refuser celle qu’une digne fille lui offre presque, vaincue par tant de
            vertu<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. I.</note> ; je ris, quand
          je lui vois prendre sa belle résolution</p>
        <quote>
          <l>De fuir en un désert l’approche des humains<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
              act. I, sc. I.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Mais il est certain qu’en riant je l’estime, je le plains, je l’admire, et que je ne
          comprends pas ceux qui ont accusé Molière d’avoir là bafoué la vertu, à moins qu’ils
          n’eussent eux-mêmes pour vertus que les ridicules <hi rend="i">d’Alceste.</hi> La vertu
            <hi rend="i">d’Alceste</hi> est intacte <pb n="46" xml:id="p46"/>et respectée au milieu
          de tout le rire soulevé par ses ridicules ; et moi-même’, simple et faible spectateur,
          l’auteur me force par un coup de génie à faire nettement celte distinction qu’<hi rend="i"
            >Alceste</hi> ignore, du mal même que je hais, et de l’homme, qui peut en être atteint
          jusque dans la plus haute vertu, et que j’aime pourtant, pour sa vertu et pour lui.</p>
        <p>Ces réflexions font comprendre la prédilection de Molière pour cette œuvre mal entendue
          par ses contemporains<note place="bottom">Voir J. Tachereau, <hi rend="i">Histoire de la
              vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv. II ; A. Bazin, <hi rend="i">Notes
              historiques</hi> sur <hi rend="i">la vie de Molière</hi>, 2<hi rend="sup">e</hi>
            partie ; F. Génin, <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, chap. IV.</note>. Un tel génie
          devait être content de soi, quand il touchait si admirablement les points où le monde
          s’imagine que la morale n’a rien à voir, parce que le sens moral du monde est émoussé par
          la double habitude du plaisir, qu’on croit honnête tant qu’il n’est point scandaleux, et
          de l’intérêt, qu’on croit permis tant qu’il n’est point criminel. C’est là que Molière me
          paraît vraiment un <hi rend="i">moraliste j</hi> c’est là qu’il enseigne avec une
          délicatesse supérieure en quoi consiste le parfait <hi rend="i">honnête homme</hi>, et
          qu’il distingue avec une finesse sans égale ce qui est bon et ce qui est inférieur dans
          une âme aussi élevée et aussi peu accessible au mal que celle du <hi rend="i"
            >Misanthrope.</hi> Cette distinction, je le répète, il suffit d’un peu de bon sens pour
          que chacun la fasse naturellement, sans effort, toujours conduit et averti par l’auteur
          depuis le commencement jusqu’à la fin.</p>
        <p><pb n="47" xml:id="p47"/><hi rend="i">Alceste</hi> a raison, quand il veut</p>
        <quote>
          <l>    qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur</l>
          <l>On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur ;</l>
       </quote>
        <p>quand il déclare que</p>
        <quote>
          <l>L’ami du genre humain n’est pas du tout son fait,</l>
       </quote>
        <p>et quand il condamne sans pitié</p>
        <quote>
          <l>Ce commerce honteux de semblants d’amitié,</l>
       </quote>
        <p>ces <hi rend="i">protestations</hi> que le monde prodigue au premier faquin, en <hi
            rend="i">prostituant</hi> cette chose sacrée, l’amitié<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Le Misanthrope</hi>, act. I, sc. I</note>. Mais il a tort, quand, au lieu d’accepter
          qu’on garde au moins le silence sur les défauts des autres qu’on n’est pas chargé de
          corriger, il veut qu’on aille déclarer à chacun le mal qu’on pense de lui<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. I.</note>.</p>
        <p>Il a raison de s’indigner contre la vénalité de la justice ; mais il a tort et il devient
          ridicule, quand il en vient à vouloir perdre sa cause <hi rend="i">pour la beauté du
            fait</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. I.</note>.</p>
        <p>Il a raison de refuser l’amitié banale d’<hi rend="i">Oronte</hi> ; il a raison de
          trouver détestable le méchant goût du siècle en littérature ; mais il a tort d’aller dire
          au nez d’un auteur que ses vers <hi rend="i">sont bons à mettre au cabinet</hi>,</p>
        <quote>
          <l>Et qu’un homme est pendable après les avoir faits<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Id</hi>., act. I, sc. II, VII.</note>.</l>
       </quote>
        <p><pb n="48" xml:id="p48"/>Il est admirable dans sa loyauté en amour<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. I, sc. I ; act. II, sc. I.</note>, dans son
          indignation contre les mensonges du cœur<note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>., act.
            IV, sc. II, III.</note>, dans sa bonté à pardonner une tromperie d’autant plus indigne
          qu’elle s’adresse à un homme comme lui<note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>., act. V,
            sc. VII.</note> ; mais il exprime ridiculement un amour mal fait pour une âme comme la
          sienne, et mal placé sur une femme incapable de le comprendre<note place="bottom"><hi
              rend="i">Id</hi>., act. IV, sc. III.•</note>.</p>
        <p>Enfin, surtout, il a tort, et ses travers, jusqu’ici excusables, <hi rend="i">nobles,
            héroïques</hi> même<note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>., act. IV, sc. I.</note>,
          deviennent une faute véritable quand, pour tous les ridicules, tous les vices qu’il voit
          autour de lui, il conçoit contre l’humanité cette <hi rend="i">haine</hi> violente qu’il
          ne cesse d’exprimer depuis la première scène jusqu’à la dernière :</p>
        <quote>
          <l>Tous les hommes me sont à tel point <hi rend="i">odieux</hi></l>
          <l>Que je serois fâché d’être sage à leurs yeux.</l>
          <label>PHILINTE.</label>
          <l>Vous voulez un grand mal à la nature humaine ?</l>
          <label>ALCESTE.</label>
          <l>Oui, j’ai conçu pour elle <hi rend="i">une effroyable, haine.</hi></l>
          <label>PHILINTE.</label>
          <l>Tous les pauvres mortels sans nulle exception</l>
          <l>Seront enveloppés dans cette aversion ?</l>
          <l>Encore en est-il bien dans le siècle où nous sommes...</l>
          <label><pb n="49" xml:id="p49"/>ALCESTE.</label>
          <l>Non : elle est générale, <hi rend="i">et je hais tous les hommes</hi>,</l>
          <l>Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,</l>
          <l>Et les autres, pour être aux méchants complaisants,</l>
          <l>Et n’avoir pas pour eux <hi rend="i">ces haines vigoureuses</hi></l>
          <l>Que doit donner le vice aux âmes vertueuses<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Misanthrope</hi>, act. I, sc. I.</note>.</l>
          <l>...</l>
          <l>Allons, c’est trop souffrir des chagrins qu’on nous forge ;</l>
          <l>Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.</l>
          <l>Puisqu’entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,</l>
          <l><hi rend="i">Traîtres</hi>, vous ne m’aurez de ma vie avec vous.</l>
          <l>...</l>
          <l>Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter :</l>
          <l>Mais, pour vingt mille francs, j’aurai droit de <hi rend="i">pester</hi></l>
          <l>Contre l’iniquité de la nature humaine,</l>
          <l>Et de nourrir pour elle <hi rend="i">une. immortelle haine</hi><note place="bottom"><hi
                rend="i">Id.</hi>, act. V, sc. I.</note>.[fin citation]</l>
       </quote>
        <p>Vous avez bien fait, Molière, de frapper sur cette vertu insociable et orgueilleuse qui
          ignore les plus grandes de toutes les vertus, la modestie et la charité ; qui ne sait pas
          aimer et plaindre les vicieux avec autant de douceur qu’elle doit avoir de haine pour le
          vice ; qui ne veut pas connaître cette forme délicate de la charité parmi les gens de
          bonne compagnie, <hi rend="i">la politesse</hi> ; et qui, pour un procès perdu et pour une
          maîtresse infidèle, se sauve <hi rend="i">en un désert</hi> et fuit <hi rend="i"
            >l’approche des humains</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>, act. I, sc.
            I.</note>, oubliant que le devoir de l’homme de bien est de rester parmi les faibles et
          les méchants, pour les relever, les instruire, se faire estimer d’eux par <hi rend="i"
            >l’exemple</hi>, aimer par <hi rend="i">la charité.</hi></p>
        <p><pb n="50" xml:id="p50"/>Avec cela vous l’avez fait amoureux, et amoureux d’une façon
          qu’il condamne lui-même<note place="bottom"><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. I, sc.
            I.</note>, pour nous montrer que le sage inébranlable rêvé par l’orgueil stoïcien<note
            place="bottom">Sénèque, <hi rend="i">Epist.</hi>, LIX, 14 : <quote>« Jam sapiens ille
              est, qui plenus gaudio, hilaris et placidus, inconcussus, cum diis ex pari
              vivit. »</quote></note> ou par l’égoïsme épicurien<note place="bottom"><p><space
                rend="tab"> </space> Lucrèce, <hi rend="i">De rerum natura</hi>, lib. II, v.
                  7 :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Edita doctrina sapientum templa
                serena,</l><l><space rend="tab"> </space>Despicere unde queas alios,
              etc.</l></quote></note> n’existe point ; pour nous rappeler à l’humilité que doit
          entretenir en nous le sentiment de notre incurable faiblesse, et. pour avertir les plus
          fermes de leur fragilité-, comme, le. chant du coq- avertit Pierre<note place="bottom"
                ><p><space rend="tab"> </space> Matth., chap. XXVI, v. 75. — <quote>« Mais le coup
                de maître est d’avoir fait-<hi rend="i">Alceste</hi> amoureux, d’avoir courbé cette
                âme indomptée sous le joug de la passion, et montré par là surtout que le plus sage
                ne peut être complètement sage,</quote></p><quote><l><space rend="tab"> </space>Et
                que dans tons les cœurs il est toujours de l’homme.</l></quote><p><quote><space
                  rend="tab"> </space>Ce vers renferme toute la pièce. »</quote> F. Génin, <hi
                rend="i">Vie de Molière</hi>, chap. IV.</p></note>.</p>
        <p>Enfin vous. avez. su, en nous peignant ces infirmités du sage, et en nous faisant rire de
          ses travers, nous inspirer ; pour lui pour sa vertu,, un sentiment de respect que ne peut
          diminuer tout le rire excité par ses boutades ; et, à la fin de votre pièce, notre opinion
          sur lui reste celle qui était la vôtre, et que vous avez mise dans la bouche de la <hi
            rend="i">sincère Eliante</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Dans. ses façons d’agir il est fort singulier ;</l>
          <l>Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;</l>
          <l>Et la sincérité dont son âme se pique</l>
          <l>À quelque chose en soi.de noble et d’héroïque.</l>
          <l><pb n="51" xml:id="p51"/>C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,</l>
          <l>Et je la voudrois voir partout comme chez lui<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Misanthrope</hi>, act. IV, sc. 1.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Oui, on voudrait voir partout la sincérité et la vertu <hi rend="i">d’Alceste</hi>, avec
          plus d’indulgence et moins d’orgueil. Il se regarde comme trop au-dessus des autres pour
          pouvoir être homme d’honneur parmi eux<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. V,
            sc. VIII</note> : cet amour-propre, hélas ! c’est le défaut le plus enraciné dans le
          cœur même des plus sages.</p>
        <p/>
        <p>L’amour propre tient assez de place dans le monde pour qu’un prétendu moraliste ait voulu
          qu’il soit le mobile de toutes nos actions<note place="bottom">La Rochefoucauld, <hi
              rend="i">Maximes.</hi></note>. Molière a fait une guerre sans trêve à l’amour propre.
          Il est vrai que c’est une des sources comiques les plus fécondes. Il n’y a pas une de ses
          pièces où ce défaut ne soit mis en scène : <quote>« C’est l’amour propre qui a engendré
            les précieuses affectant un jargon inintelligible, et les savantes engouées de sciences
            qu’elles ne comprennent pas ; les pédants si orgueilleux de leur érudition indigeste, et
            les beaux esprits si vains de leurs fadaises rimées ; le manant qui épouse la fille d’un
            gentilhomme, et le bourgeois qui aspire à passer pour gentilhomme lui-même ; les prudes
            qui affichent une sévérité outrée, et les coquettes qui étalent les conquêtes faites par
            leurs charmes ; les marquis <pb n="52" xml:id="p52"/>qui se vantent des dons de la
            nature, des bontés du roi et des faveurs des dames ; et ce misanthrope lui-même dont il
            faut estimer la vertu, mais dont l’orgueil bourru fronde la vanité de tous les
              autres<note place="bottom">Auger, <hi rend="i">Discours préliminaire aux Œuvres de
                Molière</hi>, 1819.</note>. »</quote></p>
        <p>Si l’amour propre est le défaut le plus universel, il n’est pas le seul qui règne dans la
          bonne société : Molière a frappé avec non moins d’autorité sur l’habitude qu’ont les gens
          riches ou inoccupés, de médire sans cesse du prochain, et de trouver à blâmer partout<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. II, sc. V.</note>. Comme il traite
          ces <hi rend="i">marquis</hi> oisifs, persuadés qu’il suffit d’un peu de fortune et de
          beaucoup de vanité pour être d’honnêtes gens et faire leur chemin dans le monde<note
            place="bottom"><hi rend="i">Les Précieuses ridicules, les Fâcheux, la Critique de
              l’École des Femmes, l’Impromptu de Versailles, le Misanthrope, le Bourgeois
              gentilhomme.</hi></note> ! Comme il touche, dans la personne de <hi rend="i"
            >Philinte</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. I, sc.
            I.</note>, cette indulgence équivoque bien différente du dévouement de <hi rend="i"
            >Cléante</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe.</hi> Voir plus loin, chap.
            XI.</note>, inspirée moins par bienveillance réelle que par prudent intérêt, et trop
          voisine de l’indifférence égoïste pour que le moraliste ne la condamne point<note
            place="bottom">Le principal mérite du <hi rend="i">Philinte de Molière</hi> par Fabre
            d’Eglactine est de montrer à l’œuvre les caractères du <hi rend="i">Misanthrope.
              Alceste</hi>, malgré ses boutades, pousse le dévouement jusqu’à l’abuégation sublime ;
              <hi rend="i">Eliante</hi> joint toute la grâce à toute la charité ; <hi rend="i"
              >Philinte</hi> tombe dans l’égoïsme indigne. Voir D. Nisard, <hi rend="i">Histoire de
              la Littérature française</hi>, liv. IV, chap. VI, § 6, <hi rend="i">Fabre d’Eglantine,
              le Philinte de Molière.</hi></note> ! <pb n="53" xml:id="p53"/>Comme il flagelle tout
          ce qu’il y a de méprisable, de coupable, dans cette vie creuse, passée en amusements
          futiles, en conversations malignes, en satisfactions vaniteuses, sans travail ni but<note
            place="bottom">Voir plus loin, chap. X.</note> !</p>
        <p>Toute la galerie de portraits des <hi rend="i">Fâcheux</hi><note place="bottom">1661.
            — Voir A. Bazin, <hi rend="i">Notes historiques sur la vie de Molière</hi>, 2<hi
              rend="sup">e</hi> part.</note> est une revue de cette société raffinée et inoccupée,
          qui pense bien faire tant qu’elle ne fait pas clairement le mal. Nul n’échappe au <hi
            rend="i">fléau du ridicule</hi><note place="bottom">La Bruyère, <hi rend="i">Les
              Caractères, Dès ouvrages de l’esprit.</hi></note> dont s’est armé Molière, ni le
            duelliste<note place="bottom">Voir plus haut, chap. II, p. 39.</note>, ni le
            capitan<note place="bottom"><hi rend="i">Les Précieuses ridicules</hi>, sc. X.</note>,
          ni le musicien<note place="bottom"><hi rend="i">Les Fâcheux</hi>, act. I, sc. V.</note>,
          ni le joueur<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. II. — Voir Boileau,
              <hi rend="i">Satire</hi> X, 216.</note>, ni le chasseur<note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. VII.</note>. Mais, dans tous les plaisirs permis,
          utiles même, tant qu’ils ne deviennent pas des passions, c’est l’excès seulement que
          Molière condamne avec une verve sans pareille, en montrant combien deviennent maniaques et
          ridicules ceux qui, même dans leurs divertissements, se laissent aller au delà de la juste
          mesure.</p>
        <p/>
        <p>L’égoïsme, forme plus accentuée et plus basse de l’amour propre, est aussi une des <hi
            rend="i">matières universelles</hi> de Molière : les <hi rend="i">pères</hi> de l’<hi
            rend="i">Etourdi</hi> et du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi>, égoïstes qui ne songent
          qu’à leur argent et <pb n="54" xml:id="p54"/>leur tranquillité<note place="bottom"><hi
              rend="i">L’Etourdi</hi> (1653), act. I, sc. VI, IX ; act. II, sc. VI. — <hi rend="i"
              >Le Dépit amoureux</hi> (1654), act. II, sc. VI ; act. III, sc. III, IV, V.</note> ;
          ceux du <hi rend="i">Mariage forcé</hi> et du <hi rend="i">Mari confondu</hi>, égoïstes
          qui ne songent qu’à se débarrasser de leurs filles<note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Mariage forcé</hi> (1664), sc. XIV, XVII. — <hi rend="i">Le Mari confondu</hi> (1668),
            act. I, sc. VIII ; act. II, sc. III ; act. III, sc. XIV.</note> ; <hi rend="i"
            >Harpagon</hi>, égoïste qui ne songe qu’à ses écus<note place="bottom">Voir plus haut,
            chap. II, p. 34.</note> ; <hi rend="i">Arnolphe</hi>, égoïste qui ne songe qu’à se
          fabriquer une femme <hi rend="i">au gré de son souhait</hi> et un nom au gré de son
            orgueil<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des Femmes</hi> (1662), act. I, sc. I.
            — On doit dire, et M. D. Nisard l’a fort bien dit, la même chose de <hi rend="i"
              >Sganarelle</hi> dans <hi rend="i">l’École des Maris</hi> (1661) : <quote>« <hi
                rend="i">Sganarelle</hi> n’est qu’un fort vilain homme ; un mot le résume : c’est
              l’égoïste, etc. »</quote>
            <hi rend="i">Histoire de la Littérature française</hi>, liv. III, ch. IX, § 2, l’<hi
              rend="i">École des Maris.</hi></note> ; <hi rend="i">don Juan</hi> et <hi rend="i"
            >Tartuffe</hi>, égoïstes hardis qui courent au plaisir à travers le crime, l’un suivant
          ses effrénés caprices, et l’autre avec une prudence raffinée<note place="bottom">Voir plus
            haut, chap. II, p. 22 et 29.</note> ; <hi rend="i">Chrysale</hi>, égoïste timide qui ne
          songe qu’à sa soupe<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi> (1672), act.
            II, sc. VII.</note> ; <hi rend="i">Argant</hi>, égoïste douillet qui ne songe qu’à sa
          santé, et déshérite ses enfants pour s’assurer une garde-malade<note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Malade imaginaire</hi> (1673), act. I, sc. V, VIII, IX ; act. III, sc.
            III.</note> ; <hi rend="i">Philinte</hi> même, égoïste discret qui n&amp; ménage les
          autres que pour n’avoir pas à les combattre<note place="bottom">Voir plus haut, p. 52,
            note 6.</note> : la liste en est longue, et comprend plus des trois quarts des
          personnages de Molière.</p>
        <p>Molière semble n’avoir oublié aucun des points sur <pb n="55" xml:id="p55"/>lesquels doit
          être parfait <hi rend="i">son honnête homme</hi> : il ne tolère ni l’extravagance de
          l’important-, qui dérange tout le monde, qui veut que tous S’occupent de lui, et qui
          tranche toutes lés questions avec une suffisance burlesque<note place="bottom">Les
            Fâcheux, act. I, sc. I ; la Critique de l’École des Femmes, sc. VI, VII le Misanthrope,
            act. III, sc. I.</note> ; ni la politesse écervelée de ceux qui se rendent importuns à
          force de civilités, et s’obstinent à rendre service aux gens malgré eux<note
            place="bottom">Les Fâcheux, acte IV, sc. V ; l’Impromptu de Versailles, sc. II, IV, VI,
            VII, VIII, IX.</note> ; ni la sotte vanité de rougir de Ses pères, de se faire appeler
            <hi rend="i">M. de la Souche</hi> au lieu <hi rend="i">d’Arnolphe</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">L’École des Maris, act. I, sc. I.</hi></note>, ou de
          vouloir, au risque de ruiner sa maison, devenir, de bourgeois, gentilhomme<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. I, sc. I ; act. II, sc.
            IX ; act. III, sc. III, IV, VI, XII.</note> : ce travers, qui semblerait au premier
          abord excusable, peut aller pourtant, jusqu’à une réelle dégradation morale, aboutir à la
          perle des biens péniblement acquis, et au malheur des enfants ridiculement mariés<note
            place="bottom"><hi rend="i">George Dandin</hi> est l’exemple terrible d’un de ces
            mariages de vanité.²</note>.</p>
        <p>Il est impitoyable pour le pédantisme, plus insupportable que l’ignorance. Nul n’a jugé
          plus sainement que lui des ouvrages de l’esprit ; nul n’a mieux compris combien ils
          élèvent et ennoblissent l’homme. Aussi a-t-il nettement fixé où le savoir est bon, et dans
          quelle mesure la science doit être recherchée : avec amour, mais sans excès, de façon
          qu’elle n’envahisse <pb n="56" xml:id="p56"/>pas tout l’homme et n’étouffe pas en lui,
          sous l’orgueil du savant, les autres qualités qu’il faut posséder d’abord<note
            place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. II, sc. VII ; act. III, sc.
            I, II, V ; act. IV, sc. III.</note>. Il a clairement montré, par les plus risibles
            exemples<note place="bottom"><hi rend="i">Les Précieuses ridicule</hi>s, sc. X, <hi
              rend="i">Mascarille</hi>; <hi rend="i">les Fâcheux</hi>, act. I, sc. V, <hi rend="i"
              >Lysandre</hi>; act. III, sc. II, Caritidès ; <hi rend="i">la Critique de l’École des
              Femmes</hi>, sc. VII, <hi rend="i">Lysidas</hi>; <hi rend="i">l’Impromptu de
              Versailles</hi> , sc. I, III, <hi rend="i">du Croisy</hi>; <hi rend="i">le
              Misanthrope</hi>, act. I, sc. II, <hi rend="i">Oronte</hi>; <hi rend="i">la Comtesse
              d’Escarbagnas</hi>, sc. Xi, XVI, <hi rend="i">M. Tibaudier ; les Femmes savantes</hi>,
            act. III, sc. I, II, III, IV, V ; act. IV , sc. III, IV, <hi rend="i">Trissotin</hi> et
              <hi rend="i">Vadius</hi>, etc. </note>, la folie de ceux</p>
        <quote>
          <l>Qui prennent pour génie un amour de rimer<note place="bottom">Boileau, <hi rend="i">Art
                poétique</hi>, ch. I, v. 10.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Boileau n’a fait qu’exprimer le jugement de Molière sur le métier d’écrivain :</p>
        <quote>
          <l>Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent,</l>
          <l>Ouvrier estimé dans un art nécessaire,</l>
          <l>Qu’écrivain du commun et poète vulgaire<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
              ch. IV, v. 26.</note>.</l>
          <l>…...</l>
          <l>Que les vers ne soient point votre éternel emploi :</l>
          <l>Cultivez vos amis ; soyez homme de foi.</l>
          <l>C’est peu d’être agréable et charmant dans un livre :</l>
          <l>Il faut savoir encore et converser et vivre<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
              ch. IV, v. 121. — Remarquez que le Misanthrope est de 1666, les Femmes savantes sont
              de 1672, et l’Art poétique ne fut achevé qu’en 1674.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Molière et Boileau ont servi la morale en séparant, dans les ouvrages de l’esprit, <hi
            rend="i">le bon or du faux</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>., ch. IV, v.
            233</note>, et en frappant sans pitié les Scudéri, les <pb n="57" xml:id="p57"/>Colin,
          les Quinault<note place="bottom">Le jugement de Boileau sur Quinault (<hi rend="i"
              >Sat</hi>. II, III, X) doit être maintenu dans toute sa sévérité, malgré l’essai de
            réhabilitation tenté par Voltaire. Lire les Œuvres de Quinault (Paris, 1739, 1778,
            1842) : Boileau a raison au nom du goût et au nom de la morale. Molière fut moins sévère
            que son ami, puisqu’il con¬sentit à prendre Quinault pour collaborateur (<hi rend="i"
              >Psyché</hi>, 1671) ; mais ce fut par nécessité et par ordre, dans des ouvrages
            auxquels son insouciance l’empêchait d’attacher aucune importance (Voir <hi rend="i">Le
              Libraire au Lecteur</hi>, au commencement de <hi rend="i">Psyché</hi>).</note>, et
          tous ceux qui se mêlent d’écrire sans en être capables. Aujourd’hui, la censure ne
          s’occupe guère des livres que pour réprimer quelques paroles trop hardies contre le
          gouvernement ou les mœurs.. Celle de Molière et de Boileau était plus utile quand elle
          proscrivait, de par le ridicule et le bon sens, tout ouvrage</p>
        <quote>
          <l>Où la droite raison trébuche à chaque page<note place="bottom">Boileau, <hi rend="i"
                >Satire</hi> IX, v. 152.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Platon avait senti combien il importe à la santé morale des nations que leur littérature
          soit <hi rend="i">raisonnable</hi><note place="bottom">Platon, <hi rend="i"
              >République</hi>, liv. III.</note>. C’est ainsi qu’un bon écrivain est un homme utile,
          moins pour ce qu’il enseigne que pour l’habitude qu’il donne à ses lecteurs de penser
          raisonnablement. Les lettres ont leur responsabilité : elles peuvent et doivent avoir
          l’influence excellente de former les esprits au bon sens en ne leur offrant que des œuvres
          de bon sens ; et les auteurs du temps de Périclès, comme ceux du siècle de Louis XIV,
          contribuèrent certainement de cette façon à la grandeur de leur patrie. C’est un honneur
            <pb n="58" xml:id="p58"/>à Boileau et à Molière<note place="bottom">Toutes les scènes
            où Molière fait dire des sonnets ou des petits vers sont des chefs-d’œuvre de critique
            littéraire. On doit mettre au-dessus de toutes les autres celle du <hi rend="i"
              >Misanthrope</hi> (act. I, sc. II) : le sonnet d’<hi rend="i">Oronte</hi> séduit le
            lecteur surpris par l’agrément de l’harmonie et du trait ; mais Molière a raison de
            résister énergiquement à l’invasion de ces colifichets dont le bon sens murmure. Voir
            plus loin, chap. VII.</note> d’avoir voulu, d’avoir su rendre ce service à la France :
          service bien oublié aujourd’hui, et auquel pourtant elle doit une gloire plus solide que
          celle des victoires et même de l’industrie, la gloire de l’<hi rend="i">esprit
            français</hi><note place="bottom">D. Nisard, <hi rend="i">Histoire de la Littérature
              française</hi>, liv. I, chap ? I, § 2, 3, 4, 5.</note>.</p>
        <p/>
        <p>Molière n’était-il pas encore l’utile auxiliaire de Descartes et de Bossuet, quand il se
          moquait des vieux errements de renseignement scolastique et pédantesque en la personne du
          docte <hi rend="i">Métaphraste</hi> et du <hi rend="i">révérencieux Bobinet</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Dépit amoureux</hi>, act. II, sc. VII ; <hi rend="i">la
              Comtesse d’Escarbagnas</hi>, sc. XVII, XIX.</note> ? Ne réclamait-il pas, avec toute
          la force du fou rire rabelaisien, mais avec plus d’autorité que Rabelais<note
            place="bottom">Voir <hi rend="i">Pantagruel</hi>, particulièrement liv. III, chap. XXXV,
            XXXVI.</note>, la rénovation de la philosophie, et ne <hi rend="i">sonnait</hi>-il
            pas<note place="bottom"><hi rend="i">Le dépit amoureux</hi>, act. II, sc. IX.</note> aux
          oreilles des savants la nécessité du bon sens, de l’observation<note place="bottom">Son
            maître Gassendi lui avait enseigné la valeur de l’observation. Si Gassendi a consacré
            tant d’érudition et de travail à reconstruire et à réfuter la philosophie d’Épicure,
            c’était pour mettre en lumière le côté solide de la logique épicurienne, qui est le
            respect pour l’observation, si étrangement méconnue par Descartes lui-même (Voir surtout
              <hi rend="i">Discours sur la Méthode</hi>, IVe partie ; Les Météores, Discours I et
            VII, etc.) : Syntagma philosophiœ Epicuri, canonica pars I, cap. II, édit. de Florence,
            t. III, init. : <quote>« Sensus evidentiam voco illamsentionis speciem cui, remotis
              omnibus ad judicandum obstaculis, ut distantia, ut motu, ut medio affecto et quæ alia
              sunt ejusce modi, contradici non potest</quote>(can. III, p. 7, col. 1, édit. de
              Florence).<quote> Sensus est criteriorum priraum, ad quod provocare quidem a cæteris
              licet, ipsum vero debet constare per se ac manifeste esse veritatis, nam si falli
              omnem sensum dixeris, deerit tibi criterium</quote>(can. I, p. 5, col. 2).
              <quote>Sublata sensuum certitudine, tollitur omnis et vite gerendæ et rerum gerendarum
              ratio , etc.</quote>(ibid.). »</note>
          <pb n="59" xml:id="p59"/>et de la modestie, dans les scènes de <hi rend="i">la Jalousie
            du Barbouillé</hi> et du <hi rend="i">Mariage forcé</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">La Jalousie du Barbouillé</hi> (1658), sc. II, VI <hi rend="i">le Docteur ;
              le Mariage forcé</hi> (1664), sc. VII, <hi rend="i">Pancrace</hi> ; sc. VIII, <hi
              rend="i">Marphurius.</hi> — Mais sur ce point, quelle que soit la portée morale de
            Molière, ceux qui lui attribuent une intention formelle de réforme scolaire se trompent
            (J. Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv.
            II). Molière ne se proposait pas « <quote> le but d’empêcher la confirmation d’un arrêt
              du Parlement qui prononçait peine de mort contre ceux qui oseraient combattre le
              système des <hi rend="i">Pancrace</hi> et des <hi rend="i">Marphurius</hi> : »</quote>
            Molière se proposait de faire rire à son théâtre, comme il avait ri à la lecture de
            Rabelais. Voir plus haut, chap. I.</note>, qu’on doit conserver dans les archives de
          l’histoire de la science à côté de <hi rend="i">l’Arrêt burlesque</hi> de Boileau ? Et n’y
          a-t-il pas, dans l’esprit faussé par le pédantisme et l’orgueil, de certaines erreurs qui
          vont à la folie, et qu’on ne peut réfuter mieux que par des farces folles, comme celle du
            <hi rend="i">Docteur aristotélicien</hi>, auquel il faut parler à coups de pierre, et du
            <hi rend="i">Docteur pyrrhonien</hi> qui ne croit qu’aux coups de bâton<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Mariage forcé</hi>, sc. VII, VIII.</note> ? Enfin, <hi
            rend="i">le Maître de philosophie</hi> de <hi rend="i">M. Jourdain</hi> n’ajoute-t-il
          pas à tous les préceptes précédents l’excellente leçon qu’un maître doit commencer par
          prêcher d’exemple<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. II,
            sc. IV, VI.</note> ?</p>
        <p>Jusque dans la triomphante campagne de Molière contre les médecins, campagne qui dura
          autant que <pb n="60" xml:id="p60"/>sa vie, puisqu’elle commença avec sa première farce
          du <hi rend="i">Médecin volant</hi><note place="bottom">1650 ?</note>, et ne se termina
          que par la <hi rend="i">cérémonie</hi> du <hi rend="i">Malade imaginaire</hi> où il
            mourut<note place="bottom">1673. — Les pièces <hi rend="i">à médecins</hi> de Molière
            sont : <hi rend="i">le Médecin volant</hi>, 1650 ? ; <hi rend="i">le Festin de
              Pierre</hi>, 1665 ; <hi rend="i">l’Amour médecin</hi>, 1665 ; <hi rend="i">le Médecin
              malgré lui</hi>, 1666 ; <hi rend="i">Monsieur de Pourceaugnac</hi>, 1669 ; <hi
              rend="i">le Malade imaginaire</hi>, 1673.</note>, il y a quelque chose d’utile et de
          moral. La cruelle, horrible exactitude de la satire contre les docteurs qui causent de
          leurs petites affaires pendant que le malade agonise<note place="bottom"><hi rend="i"
              >L’Amour médecin</hi>, act. II, sc. III.</note> ; contre ceux qui laissent mourir le
          malade pour régler entre eux une querelle de préséance<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. II, sc. III, IV.</note> ; contre ceux qui, après avoir saigné <hi
            rend="i">quinze fois</hi><note place="bottom">Ceci n’est point une invention de
            Molière : c’est l’exact et affreux récit de la mort de son maître Gassendi en 1656 :
              <quote>« Sentant ses forces anéanties par neuf saignées successives, et se trouvant
              entouré de ses amis et de plusieurs médecins célèbres, Gassendi demanda timidement
              s’il ne serait pas à propos de renoncer à la saignée qu’il se croyait incapable de
              supporter davantage. Le plus âgé des docteurs était à son chevet, et après un examen
              attentif inclinait déjà avec l’un de ses collègues à épargner au malade une nouvelle
              émission de sang ; mais je ne sais quel autre docteur, se promenant à grands pas dans
              la chambre, soutint obstinément le contraire, et ramena à son opinion ses collègues
              déjà presque décidés. Gassendi ne résista plus..., et s’en remit à la Providence. Mais
              ce ne fut pas la dernière saignée (la <hi rend="i">dixième</hi>), et il en subit
              encore quatre autres. Potier, d’accord avec lui, essaya d’en esquiver une en faisant
              croire quelle avait été faite avant l’arrivée du médecin ; mais cet innocent mensonge
              ayant été fortuitement découvert ne servit qu’à lui attirer une rude mercuriale, et à
              faire exécuter, sous les yeux du médecin même qui envoya chercher le chirurgien à
              l’instant, une saignée plus copieuse encore. »</quote>
            <hi rend="i">(Vie de Gassendi</hi> par Sorbier, en tête de ses <hi rend="i">Œuvres</hi>,
            Florence, 1728.) Boileau ne faisait donc pas une figure de rhétorique quand il disait :
              <hi rend="i">L’un meurt vide de sang… (Art poétique</hi>, ch. IV, v. 6).</note>
          l’infortuné sujet de leur expérience ou plutôt de leur ignorance, déclarent que, s’il ne
          guérit point, c’est signe que la maladie n’est pas dans <pb n="61" xml:id="p61"/>le sang,
          et qu’ils vont le purger autant de fois pour voir si elle n’est pas dans les humeurs<note
            place="bottom"><hi rend="i">M. de Pourceaugnac</hi>, act. I, sc. VIII.</note> : toutes
          ces scènes là, et bien d’autres, qu’elles sont poignantes, mais quelles sont vraies<note
            place="bottom">Voir les <hi rend="i">Lettres</hi> de Guy Patin, éd. Réveillé-Parise,
            Paris, 1846.</note> ! Quel rappel énergique à tout un corps d’hommes instruits, que
          leurs fonctions sont fonctions de charité, sont devoirs impérieux et sacrés comme ceux du
          prêtre envers l’humanité souffrante, et non pas seulement matière à lucre, à honneurs<note
            place="bottom"><quote>« La jurisprudence, la <hi rend="i">médecine</hi> et les autres
              sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent… Et ni
              l’honneur ni le gain qu’elles promettent n’étaient suffisants à me convier à les
              apprendre. »</quote> Descartes, <hi rend="i">Discours sur la Méthode</hi>, 1<hi
              rend="sup">re</hi> partie.</note>, et même à science<note place="bottom">Il faut
            attribuer au bon sens et au cœur de Molière sa guerre aux médecins, et se garder
            d’accepter la singulière explication de A. Bazin :<quote> « Cet homme, qui se moquait si
              bien des prescriptions et des remèdes, se sentait malade : avec une dose ordinaire de
              faiblesse, il aurait demandé à tous les traitements une guérison peut-être impossible.
              Ferme et emporté comme il était, il aima mieux nier d’une manière absolue le pouvoir
              de la science, lui fermer tout accès auprès de lui… Il y avait donc dans son fait, à
              l’égard de la médecine, quelque chose de pareil à la révolte du pécheur incorrigible
              contre le ciel, une vraie bravade d’incrédulité, etc. »</quote>
            <hi rend="i">(Notes historiques sur la vie de Molière</hi>, part. Il). C’est puéril et
            faux : Molière n’a pas plus nié la médecine que la religion ou la vertu : il a distingué
            la vraie de la fausse. Il a dit que de son temps <quote>« les ressorts de notre machine
              étaient des mystères où jusque-là les hommes ne voyaient goutte, »</quote> ce qui
            était vrai alors ; et il a déclaré formellement que <quote>« ce n’était point les
              médecins qu’il jouait, mais le ridicule de la médecine, »</quote> ce qui était juste
            alors. (Le <hi rend="i">Malade imaginaire</hi>, act. III, sc. III). — Voir sur cette
            question, qui vaut un livre à elle seule, M. Raynaud, <hi rend="i">les Médecins au temps
              de Molière</hi>, 1862,</note> !</p>
        <p>Le devoir ! il n’y a pas de position dans le monde ni de circonstance dans la vie, où <hi
            rend="i">l’honnête homme</hi> puisse s’y soustraire : partout et toujours, il y a <pb
            n="62" xml:id="p62"/> quelque devoir, grand ou petit, à accomplir ; et partout et
          toujours Molière montre la manière la plus digne et la meilleure de s’en acquitter. Ce
          n’est pas l’usage des drames ni des romans de donner beaucoup de place au devoir : sous ce
          rapport, Molière a le mérite et l’honneur d’être plus moral et plus vrai. Il ne conçoit ni
          ne peint l’abstraction romanesque de l’homme qui n’a rien à faire qu’à suivre l’appât du
          plaisir ou la pente de la <hi rend="i">sensibilité</hi> : ses conceptions, si <hi rend="i"
            >artistiques</hi> qu’elles soient, conservent toujours quelque chose de <hi rend="i"
            >pratique.</hi></p>
        <p>L’<hi rend="i">honnête homme</hi> doit être maître de lui cette noble modération est une
          vertu capitale dont rien ne le peut dispenser. Il doit résister à tous les mouvements
          violents par lesquels une passion, même honorable, peut conduire à la colère<note
            place="bottom"><hi rend="i">L’Étourdi</hi>, act. III, sc. IV ; <hi rend="i">le Dépit
              amoureux</hi>, act. III, sc. VII ; <hi rend="i">le Cocu imaginaire</hi>, sc. XXI ; <hi
              rend="i">le Prince jaloux</hi>, act. II, sc. V ; act. IV, sc. VII, VIII ; <hi rend="i"
              >le Festin de Pierre</hi>, act. III, sc. V ; <hi rend="i">le Tartuffe</hi>, act. III,
            sc. IV, v ; act. V, sc. II ; <hi rend="i">le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. II, sc.
            IV, VI ; <hi rend="i">les Fourberies de Scapin</hi>, act. II, sc. V, etc.</note>. Il n’y
          a pas de circonstance si grave qu’elle lui permette d’abdiquer sa puissance sur soi-même :
          ruiné dans sa fortune, dans son amour, qu’il garde, jusque dans ces émotions extrêmes, la
          force de se modérer<note place="bottom"><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. IV, sc.
            II ; act. V, sc. I, VIII ; <hi rend="i">le Tartuffe</hi>, act. V, sc. I, IV, VI, VII ;
              <hi rend="i">l’Avare</hi>, act. V, sc. III ; <hi rend="i">les Femmes savantes</hi>,
            act. V, sc. IV, etc.</note>. C’est la vraie grandeur de l’homme, car la vraie <pb n="63"
            xml:id="p63"/>
          <hi rend="i">pensée</hi> est celle qui reste palme et maîtresse<note place="bottom"
            >Pascal, <hi rend="i">Pensées.</hi></note>.</p>
        <p>Mais ce calme du sage n’est ni l’indifférence<note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Misanthrope, Philinte.</hi></note> ni l’orgueil<note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Festin de Pierre, don Juan ; le Misanthrope, Alceste.</hi></note> : il faut que,
          toujours maître de soi, <hi rend="i">l’honnête homme</hi> supporte bravement le mal sans
          jamais se laisser faire le bien<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des Maris,
              Ariste ; l’École des Femmes, Chrysalde.</hi></note> ; que, malgré tous les défauts des
          autres, il reste pour eux indulgent, bienveillant, serviable<note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Tartuffe, Cléante ; les Femmes savantes, Ariste ; le Malade imaginaire,
              Béralde.</hi></note> ; qu’il ne soit pas simplement un homme honnête et bon, mais un
          homme instruit, aimable, capable de conversation, spirituel s’il peut<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Les Femmes savantes, Clitandre.</hi></note> ; qu’il répande autour de
          lui non seulement le bien, mais l’agrément, et que toutes ses qualités ne lui donnent
          jamais un sentiment d’amour propre<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des maris,
              Ariste</hi> et <hi rend="i">Sganarelle ; l’École des Femmes, Chrysalde</hi> et <hi
              rend="i">Arnolphe ; les Femmes savantes, Trissotin, Vadius, Clitandre ; les
              marquis</hi>, les <hi rend="i">pédants</hi>, les <hi rend="i">médecins</hi>,
            etc.</note> ; qu’il ait, avec la modestie, la dignité et les bonnes manières sans
            affectation<note place="bottom">Les <hi rend="i">marquis</hi> ; tous les <hi rend="i"
              >Aristes, Clitandre</hi> des <hi rend="i">Femmes savantes</hi>, etc.</note> ; qu’il
          songe même à la façon de s’habiller, sans être négligé ni ridicule, mais aussi sans outrer
          la mode<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i">L’École des
                maris</hi>, act. I, sc. I :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Toujours au plus
                grand nombre ou doit s’accommoder,</l><l><space rend="tab"> </space>Et jamais il ne
                faut se faire regarder ;</l><l><space rend="tab"> </space>L’un et l’autre excès
                choque, et tout homme bien sage</l><l><space rend="tab"> </space>Doit faire des
                habits ainsi que du langage,</l><l><space rend="tab"> </space>N’y rien trop
                affecter, et sans empressement</l><l><space rend="tab"> </space>Suivre ce que
                l’usage y fait de changement.</l></quote></note> ; <pb n="64" xml:id="p64"/>qu’avec
          une juste libéralité il évite soigneusement les excès de luxe dans la toilette comme dans
          la vie, et qu’il ne sacrifie point son bien ni sa famille aux inutiles satisfactions de la
          vanité, ou aux prétendues exigences du monde<note place="bottom">Tous les <hi rend="i"
              >marquis, le Bourgeois gentilhomme</hi>, etc.</note> : ce chapitre est infini, et
          Molière semble n’avoir pas oublié un seul des éléments, même les plus insignifiants en
          apparence, dont doit se composer cette perfection de la société polie, <hi rend="i"
            >l’honnête homme.</hi></p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE IV. <lb/>Jugement sur les <hi rend="i">Hommes</hi> de Molière.</head>
        <p><pb n="65" xml:id="p65"/>Mais, à ce compte, Molière est donc un <hi rend="i"
            >moraliste ;</hi> il enseigne donc les règles de la vertu ; il met donc en pratique le
          précepte d’Horace traduit par Boileau :</p>
        <quote>
          <l>Qu’en savantes leçons votre muse fertile</l>
          <l>Partout joigne au <hi rend="i">plaisant</hi> le solide et <hi rend="i"
              >l’utile</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Art poétique</hi>, ch. IV, v.
              87.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Eh ! non : Molière est un comédien ; Molière veut nous <hi rend="i">divertir.</hi> Il y
          réussit admirablement par la peinture de nos vices et de nos ridicules. Et comme le
          contraire du vice et du ridicule est le bien, en poursuivant tous les vices et tous les
          ridicules, il montre par contraste le bien sous toutes ses faces. Il choisit pour sujet ce
          qui nous intéresse le plus : nous-mêmes. Et nous ne pouvons nous voir, nous, notre cœur,
          nos passions, nos faiblesses et nos crimes, sans réfléchir tout en riant. Il est honnête
          et plein de bon sens, en sorte qu’il se fait de l’honnêteté une idée élevée et pratique,
          qu’on peut dégager de l’ensemble de ses tableaux. Cette idée est digne qu’on la recherche
          et qu’on l’étudie, parce que c’est l’idée d’un observateur hors ligne et d’un génie
          exceptionnel ; il <pb n="66" xml:id="p66"/>est utile de la bien connaître pour se rendre
          compte de l’influence morale d’un auteur si attachant. Mais s’il était un <hi rend="i"
            >moraliste</hi>, il l’aurait dégagée lui-même : il ne l’aurait pas laissée obscure au
          point que des hommes comme Bossuet et J.-J. Rousseau, pour prendre les extrêmes parmi ses
          critiques, aient pu se méprendre sur ses pensées et ses intentions. Comme son but est
          d’émouvoir agréablement<note place="bottom">Voir plus haut, chap. I, p. 3 et 13.</note>,
          il mêle dans une proportion <hi rend="i">artistique</hi> le bien et le mal chez ses
            personnages<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, chap. I, p. 9 et 18.</note>, en
          sorte qu’il faut un effort de réflexion pour discerner au fond et son opinion et son
          influence. Sans doute, il blâme les mœurs de <hi rend="i">don Juan</hi> ; mais pourtant il
          le présente séduisant, héroïque, et ne lui donne pour contradicteur qu’un valet absolument
            ridicule<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, chap. II, p. 22, et plus loin, chap.
            XI.</note>. Il blâme la brutalité <hi rend="i">d’Alceste</hi>, et le fait pourtant si
          vertueux qu’on l’admire malgré soi<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, chap. III,
            p. 44.</note>. Aux <hi rend="i">Sganarelles</hi> et aux <hi rend="i">Arnolphes</hi>, il
          oppose des <hi rend="i">Aristes</hi> d’une modération exagérée<note place="bottom">Voir
            particulièrement <hi rend="i">l’École des Maris</hi>, act. I, sc. II ; act. III, sc. VI,
            VIII, IX, <hi rend="i">Arisle ; l’École des Femmes</hi>, acte I, sc. I, <hi rend="i"
              >Chrysalde.</hi></note>, aux <hi rend="i">Misanthropes</hi>, des <hi rend="i"
            >Philintes</hi> égoïstes dont le calme indifférent pourrait faire croire que l’homme
          parfait de Molière est un. sceptique indulgent<note place="bottom">Voir plus haut, chap.
            III, p. 52.</note>. Il condamne absolument <hi rend="i">Tartuffe</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, chap. II, p. 29.</note>, et le met aux prises avec
          un bourgeois sot et crédule, qu’on verrait sans pitié ruiné par l’imposteur <pb n="67"
            xml:id="p67"/> s’il n’avait une femme et des enfants intéressants<note place="bottom"
            >Voir plus loin, chap. VI.</note>. Enfin il combine tous les sentiments de la façon la
          plus propre à plaire et à faire rire, en sorte que ce n’est pas sans peine ni sans quelque
          chance d’erreur que, cherchant en ses ouvrages ce qu’il ne tenait pas à y mettre, on
          arrive à en tirer les beaux préceptes d’honnêteté exposés dans le précédent chapitre.</p>
        <p>Oui, ils sont beaux ; mais ils ne sont point là spécialement pour instruire ; ils s’y
          trouvent seulement au nom de l’art et du génie ; ils font partie de la matière humaine
          remuée et transformée par ce hardi créateur ; ils ajoutent à l’intérêt, à l’émotion, au
          charme victorieux qui domine la foule enivrée. Mais toute cette étude du cœur humain, si
          profonde, si philosophique même, Molière ne s’y est pas livré dans un but moral, pas plus
          que Raphaël n’a étudié les muscles et le squelette pour devenir un chirurgien ; il n’a pas
          fait ses drames les plus moraux pour instruire, pas plus que Michel-Ange n’a taillé ses
          torses pour enseigner la myologie. Leur but, à tous, c’est l’<hi rend="i">art.</hi> Pour
          le peintre et le sculpteur, l’art est une belle tête sur la toile, qui nous fasse penser,
          ou un beau corps de marbre, qui nous émeuve ; pour le comédien, une bonne comédie qui
          fasse rire. Le rire est son bien ; il le puise à toute source : si la source en est
          morale, instructive, tant mieux ; quand elle ne l’est point, il y puise quand même ; et
          cette belle médaille <pb n="68" xml:id="p68"/>de Molière philosophe et moral a un revers
          frappé d’immoralité.</p>
        <p/>
        <p>Il faut protester contre le jugement raffiné de Boileau :</p>
        <quote>
          <l>Dans ce sac ridicule où <hi rend="i">Scapin</hi> s’enveloppe,</l>
          <l>Je ne reconnois plus l’auteur du <hi rend="i">Misanthrope</hi><note place="bottom"><hi
                rend="i">Art poétique</hi>, ch. III, v. 399. Voir plus haut, chap. I, p. 10, note 2.
              — Mais ce n’est pas un motif pour s’associer à l’injuste rigueur du dix-huitième et du
              dix-neuvième siècle contre Boileau. Il ne faut pas exiger de lui d’avoir été en toute
              circonstance et toujours l’interprète absolu de la raison et du bon sens, sans erreur
              ni défaillance aucune. S’il s’est montré trop rigoureux pour le <hi rend="i">sac</hi>
              de <hi rend="i">Scapin</hi> et les autres <hi rend="i">farces</hi> de Molière, s’il a
              été cruellement silencieux pour son ami La Fontaine, ces fautes de son esprit, mais
              non de son cœur, sont excusées par la lutte sans pareille qu’il a eue à soutenir pour
              rejeter en dehors de la civilisation littéraire de la France les turlupinades et les
              gaillardises. On doit comprendre qu’il ait été offusqué par les audacieuses
              plaisanteries de <hi rend="i">Scapin</hi>, comme par la gracieuse luxure des <hi
                rend="i">Contes</hi>, qui ne lui permettait pas de bien voir le mérite transcendant
              des <hi rend="i">Fables.</hi> Son horreur pour <hi rend="i">Tabarin</hi> était si
              juste et si nécessaire, qu’il n’admettait pas la possibilité de son alliance avec <hi
                rend="i">Térence</hi> (<hi rend="i">Art poétique</hi>, ch. III, v. 398).</note>.</l>
       </quote>
        <p>Si vraiment, on reconnaît l’auteur comique<note place="bottom"><quote><l><space
                  rend="tab"> </space> « <hi rend="i">On reconnaît encor</hi> l’auteur du <hi
                  rend="i">Misanthrope.</hi> »</l></quote><p><space rend="tab"> </space>M. Roux, <hi
                rend="i">Réflexions sur le Misanthrope</hi>, dans les <hi rend="i">Actes de
                l’Académie de Bordeaux</hi>, 3e fascicule, 1866.</p></note> : sa verve n’est pas
          moindre, et il ne traite pas <hi rend="i">le bouffon</hi> avec moins de génie que <hi
            rend="i">l’agréable et le fin</hi><note place="bottom">Boileau, <hi rend="i">Art
              poétique</hi>, ch. III, v. 397.</note>. Au point de vue de l’art, on ne doit pas plus
          blâmer les farces de Molière que les grimaces des damnés dans la fresque de la chapelle
          Sixtine. Seulement, la morale n’y est plus ; et on ne le lui reproche pas, puisqu’il
          atteint son but, qui est de divertir irrésistiblement. <pb n="69" xml:id="p69"/>On se
          contente de juger que Molière a un grand sens moral, une grande influence morale, mais
          encore une fois n’est point <hi rend="i">moraliste.</hi></p>
        <p/>
        <p>Qui ne condamnera, au point de vue moral, toute la longue comédie de l’<hi rend="i"
            >Etourdi</hi><note place="bottom">1653.</note>, où, d’un bout à l’autre, l’auteur étale
          la conduite d’un fils débauché, doublé d’un valet digne des galères<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Lélie</hi> et <hi rend="i">Mascarille.</hi></note>, travaillant
          ensemble, de la façon la plus plaisante du monde, à duper et à voler un vieux père et son
          vieil ami<note place="bottom"><hi rend="i">L’Etourdi</hi>, acte I, sc. VI, IX ; acte II,
            sc. III, IV, etc.</note> ? Ce qui ajoute à l’immoralité du spectacle, c’est le caractère
          méprisable donné aux vieillards<note place="bottom">Voir plus loin, chap. X.</note>, qui
          fait excuser d’autant plus volontiers les joyeuses manœuvres des deux jeunes escrocs. La
          comédie s’ouvre sur cette belle déclaration, prononcée doctoralement par l’admirable <hi
            rend="i">Mascarille</hi> :</p>
        <quote>
          <l>D’un censeur de plaisirs ai-je fort l’encolure,</l>
          <l>Et <hi rend="i">Mascarille</hi> est-il l’ennemi de <hi rend="i">nature</hi> ?</l>
          <l>Vous savez le contraire, et qu’il est très-certain</l>
          <l>Qu’on ne peut me taxer que d’être trop <hi rend="i">humain</hi><note place="bottom"><hi
                rend="i">L’Etourdi</hi>, acte I, sc. II.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Il n’est pas besoin de donner des explications sur la <hi rend="i">nature</hi> et l’<hi
            rend="i">humanité</hi> de ce valet philosophe. Avec cette vertu peu scrupuleuse, on n’a
          pas honte de pratiquer agréablement le vol à la tire<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, acte I, sc. VI.</note> et autres <pb n="70" xml:id="p70"/>plaisanteries
          que la justice a le tort de trouver mauvaises. Que tout cela soit fort réjouissant, nul
          n’en disconvient ; mais n’est-il pas funeste pour la morale de forcer, pendant deux
          heures, l’honnête spectateur à trouver plein de grâce et d’intérêt le plus insigne des
          voleurs et des fourbes ? N’en résulte-t-il pas dans l’âme un adoucissement de cette <hi
            rend="i">haine</hi> pour le mal que Molière a si bien enseignée ailleurs<note
            place="bottom">Voir plus haut, chap. II et III.</note> ? l’a-t-il rien de plus révoltant
          que de faire rire de la ruse d’un fils qui fait argent du faux bruit de la mort
          paternelle, et qui, tout en larmoyant, emprunte pour ces prétendues funérailles de quoi se
          payer des maîtresses<note place="bottom"><hi rend="i">L’Etourdi</hi>, act. II, sc.
            IV.</note> ? Tout cela est si gaiement présenté, qu’il est bien difficile de ne pas
          oublier toute la morale outragée pour applaudir au succès de la ruse, et quoiqu’il ne
          s’agisse que de crimes imaginaires, le rire devient une complicité réelle.</p>
        <p>Il est inutile de passer en revue tous les exploits parfaitement comiques, quoique
          pendables, de ce héros qui veut</p>
        <quote>
          <l>Qu’au bas de son portrait on mette en lettres d’or :</l>
          <l><hi rend="i">Vivat Mascarillus, fourbum imperator</hi> !<note place="bottom"><hi
                rend="i">Id</hi>., act. II, sc. XI.</note>
            <lb/></l>
       </quote>
        <p>Mais il importe d’insister sur l’immoralité d’un spectacle où l’intérêt, le charme, la
          passion sont sans cesse inspirés par des hommes indignes, chez <pb n="71" xml:id="p71"/>
          qui l’auteur fait survivre des qualités d’esprit et de cœur inconciliables avec la
          bassesse de leurs actions, en sorte qu’on leur pardonne leur vice en faveur de leur grâce,
          de leur sensibilité, de ce reste d’honneur qui leur a été artistement laissé ; elle gai
          spectacle de leurs succès finit par insinuer doucement au spectateur séduit, que le vice,
          après tout, n’est pas si noir qu’on le fait.</p>
        <p/>
        <p>Ce n’est pas une fois que Molière a mis sur le théâtre ces conduites criminelles, fardées
          sous l’excellent comique de sa verve intarissable, et rendues excusables en apparence par
          le caractère de ceux contre qui elles sont dirigées.</p>
        <p>Le <hi rend="i">Sganarelle</hi> et le <hi rend="i">Valère</hi> du <hi rend="i">Médecin
            volant</hi> ne sont pas plus estimables que <hi rend="i">Mascarille</hi> et <hi rend="i"
            >Lélie</hi>, quand ils inventent la farce insensée par laquelle ils enlèvent sa fille au
          bonhomme <hi rend="i">Gorgibus</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Médecin
              volant</hi>, sc. X.</note>.</p>
        <p>Le <hi rend="i">Mascarille</hi> du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi><note place="bottom"
            >1654.</note> ne vaut guère mieux que son aîné de <hi rend="i">l’Etourdi</hi>, et s’il
          ne pratique pas la même conduite, c’est moins par vertu que faute d’occasion.</p>
        <p>Le <hi rend="i">Sganarelle</hi> du <hi rend="i">Cocu imaginaire</hi>, avec ses
          plaisanteries et ses actes grivois<note place="bottom"><hi rend="i">Le Cocu
              imaginaire</hi> (1660), sc. IV et <hi rend="i">passim.</hi> —<quote> « Le personnage
              de <hi rend="i">Sganarelle</hi> est trop souvent invraisemblable pour offrir toujours
              de l’intérêt, trop souvent bouffon pour être toujours comique. C’est un de ces
              caractères de convention, une de ces caricatures de fantaisie, assemblage bizarre de
              trivialité et de bonne plaisanterie, de verve et de grossièreté, etc. »</quote> J.
            Taschereau, <hi rend="i">(Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. I. Voir
              aussi D. Nisard (Histoire de la Littérature française</hi>, liv. III chap. IX, § 2),
            qui met trop de bonne volonté à trouver une morale à cette farce : <quote>« Sganarelle
              nous fait honte de la jalousie dans le ménage ; il nous rend moins chatouilleux aux
              apparences, nous rassure pleinement sur notre mérite. »</quote> — J. Taschereau a
            raison de dire que Molière <quote>« n’eut évidemment d’autre but que celui de faire
              rire, et il était difficile à la vérité de le mieux atteindre. »</quote></note>, est
          un type si peu honorable <pb n="72" xml:id="p72"/>qu’on serait presque heureux de le voir
          devenir ce qu’il s’imagine être. Celui du <hi rend="i">Médecin malgré lui</hi> est si
          divertissant, avec sa bouteille aux <hi rend="i">juleps</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Médecin malgré lui</hi> (1666), acte 1, sc. VI.</note> et sa jovialité
          rabelaisienne, qu’on le voit, sans lui en vouloir, battre sa femme qu’il ruine, et
          plaisanter sur ses enfants qu’il laisse mourir de faim<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. I, sc. I.</note>. Il est si gai qu’on lui pardonne tout : qu’il boive,
          qu’il mente, qu’il vole<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. VIII, IX ;
            act. III, sc. II.</note>, qu’il aide à enlever une fille<note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. Il1, sc. VI, VII, VIII.</note>, et qu’il cajole une femme au
          nez du mari<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. IV, V ; act. III, sc.
            III.</note> : le mari et le père, les trompés et les volés sont si niais, <hi rend="i"
            >Sganarelle</hi> a tant d’esprit, qu’on applaudit toujours, et qu’on serait désolé de le
          voir pendre, comme le voudrait bien <hi rend="i">Lucas</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. VIII, IX.</note>.</p>
        <p>Hali, dans <hi rend="i">l’Amour peintre</hi><note place="bottom">1667.</note>, est encore
          un vrai <hi rend="i">Mascarille</hi> ; et <hi rend="i">Mercure</hi>, dans <hi rend="i"
            >Amphitryon</hi><note place="bottom">1669.</note>, est le <hi rend="i">Mascarille</hi>
          divinisé, qui ne procure plus des <hi rend="i">esclaves</hi> aux fils de famille<note
            place="bottom"><hi rend="i">Célie</hi> de l’<hi rend="i">Etourdi ; Isidore</hi> de <hi
              rend="i">l’Amour peintre ; Zerbinette</hi> des <hi rend="i">Fourberies de
            Scapin.</hi></note>, mais des reines aux dieux. <pb n="73" xml:id="p73"/>Qui n’a ri à
          plein cœur en voyant <hi rend="i">Sosie</hi> battu et <hi rend="i">Amphitryon</hi> à la
            porte<note place="bottom"><hi rend="i">Amphytrion</hi>, act. I, sc. II ; act. III, sc.
            II. Voir plus loin, chap. IX.</note> ? Mais, pendant tout ce rire, où donc était la
          morale ?</p>
        <p/>
        <p>Et qu’on ne dise pas que Molière s’est laissé aller à cette indulgence dans les débuts de
          sa carrière, aveuglé par l’exemple de ses prédécesseurs et de ses contemporains, entraîné
          par la nécessité de nourrir sa troupe et de faire rire à tout prix : c’est en 1669, quand
          il a donné <hi rend="i">le Misanthrope, le Tartuffe, l’Avare</hi>, après <hi rend="i"
            >Amphitryon</hi>, que l’imitation antique peut excuser un peu ; c’est enfin quand il est
          maître et roi de la scène, qu’il joue devant le roi la désopilante farce de <hi rend="i"
            >M. de Pourceaugnac</hi>, chef-d’œuvre comique où, par malheur, les deux personnages
          intéressants, spirituels, actifs, les deux chevilles ouvrières de la pièce, sont la <hi
            rend="i">Nérine</hi> et le <hi rend="i">Sbrigani</hi>, qui se font réciproquement sur la
          scène cette apologie digne des cours d’assises :</p>
        <quote>
          <label>NÉRINE</label>
          <p>Voilà un illustre. C’est le héros de notre siècle pour les exploits dont il s’agit : un
            homme qui, vingt fois en sa vie, pour sauver ses amis, a généreusement affronté les
            galères ; qui, au péril de ses bras et de ses épaules, sait mettre noblement à fin les
            entreprises les plus difficiles ; et qui, tel que vous le voyez, est exilé de son pays
            pour je ne sais combien d’actions honorables qu’il a généreusement entreprises.</p>
          <label><pb n="74" xml:id="p74"/>SBRIGANI</label>
          <p>Je suis confus des louanges dont vous m’honorez, et je pourrais vous en donner avec
            plus de justice sur les merveilles de votre vie, et principalement sur la gloire que
            vous acquîtes, lorsque avec tant d’honnêteté vous pipâtes au jeu, pour douze mille écus,
            ce-jeune seigneur étranger que l’on mena chez vous ; lorsque vous fîtes galamment ce
            faux contrat qui ruina toute une famille, lorsque avec tant de grandeur d’âme vous sûtes
            nier le dépôt qui vous était confié, et que si généreusement on vous vit prêter votre
            témoignage à faire pendre ces deux personnes qui ne l’avoient pas mérité<note
              place="bottom"><hi rend="i">M. de Pourceaugnac</hi>, act. I, sc. IV.</note>.</p>
       </quote>
        <p>Dites que dans tout cela il y a de l’ironie : mais est-ce assez de l’ironie quand il
          s’agit de crimes pareils ? Est-il moral de faire reposer toute une intrigue touchante sur
          l’adresse de telles gens, à qui l’on s’intéresse nécessairement, parce qu’on s’intéresse
          au succès de ce qu’ils entreprennent ? N’est-il pas blessant de voir une honnête fille
          confier à ces directeurs là son honneur et son amour<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. I, sc. IV.</note> ? N’est-on pas choqué de trouver qu’un amant délicat
          et distingué comme <hi rend="i">Eraste</hi> n’a pas honte de se faire le second d’un <hi
            rend="i">Sbrigani</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. VI ; act.
            III, sc. I.</note> ? Dans toute la suite de la pièce, le ridicule excellent dont est
          couvert <hi rend="i">M. de Pourceaugnac</hi> fait qu’aux yeux du spectateur <hi rend="i"
            >Sbrigani</hi> a raison, <pb n="75" xml:id="p75"/>toujours raison, dans toutes les
          entreprises de son infâme industrie ; et, à la fin, on est si bien pris au charme de cette
          joyeuse corruption, qu’on entend sans indignation chanter par toute la troupe :</p>
        <quote>
          <l>Ne songeons qu’à nous réjouir :</l>
          <l>La grande affaire est le plaisir<note place="bottom"><hi rend="i">M. de
                Pourceaugnac</hi>, act. III, sc. X.</note> !</l>
       </quote>
        <p>C’est en 1671, dans toute la force de son génie, quand il ne manque plus à ses
          chefs-d’œuvre que <hi rend="i">les Femmes savantes</hi> et <hi rend="i">le Malade
            imaginaire</hi>, que Molière donne <hi rend="i">les Fourberies de Scapin</hi>, et qu’il
          exalte un héros de la même volée que <hi rend="i">Mascarille</hi> et <hi rend="i"
            >Sbrigani</hi>, roi de la pièce d’un bout à l’autre, qui dresse les fils de famille à
          courir les filles<note place="bottom"><hi rend="i">Les Fourberies de Scapin</hi>, act. I,
            sc. II.</note> et à insulter leurs pères<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act.
            I, sc. IV.</note>, qui vole plus effrontément que tous ses prédécesseurs<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. IV.</note>, avec un entrain si
          victorieusement comique qu’il est impossible à l’âme la plus ferme de résister au fou rire
          causé par le <hi rend="i">mulet</hi> et la <hi rend="i">galère</hi><note place="bottom"
              ><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. VIII, XI.</note>, et de n’être pas, malgré tous
          les principes, enchantée de voir réussir ces admirables <hi rend="i">fourberies.</hi> Il a
          tant d’esprit ! Les jeunes amours qu’il sert sont si gracieuses ! les barbons qu’il trompe
          sont si avares ! Que, pour comble, il charge de coups de bâton l’honnête maître dont il a
          volé l’argent et <pb n="76" xml:id="p76"/>corrompu le fils<note place="bottom"><hi
              rend="i">Les Fourberies de Scapin</hi>, act, III, sc. II..</note>, nous rirons encore
          et toujours, en dépit de la morale oubliée, et nous ne pourrons nous empêcher d’applaudir
          au triomphe final de ce <hi rend="i">Prince des Fourbes</hi>, entouré de sa messagère <hi
            rend="i">Nérine</hi>, de ses lieutenants <hi rend="i">Carie</hi> et <hi rend="i"
            >Sylvestre</hi>, et de la foule des pères, des fils, des amantes qui subissent la
          toute-puissance de son génie diabolique<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act
            III, sc. XIV.</note>.</p>
        <p/>
        <p>On peut mettre en avant l’excuse que, tout en nous réjouissant par le triomphe des
          fourbes et des coquins, Molière nous les présente spirituels, mais coquins ; risibles,
          mais coquins ; bienveillants, dévoués même à leurs heures, mais toujours coquins ; en
          sorte qu’on ne sort guère de ce spectacle avec une grande estime pour eux, ni un grand
          désir d’avoir un valet comme <hi rend="i">Mascarille, Sbrigani</hi> ou <hi rend="i"
            >Scapin.</hi></p>
        <p>Sans doute ; et ce qu’il y a d’immoral dans tous ces personnages, ce n’est pas tant leur
          conduite, évidemment condamnable et condamnée par tout homme de sens froid, que le charme
          comique par lequel Molière sait atténuer ce sens chez le spectateur. On le répète, il faut
          une âme très-ferme pour retrouver, après ces impressions, toute la délicatesse de la
          vertu. Et on ne peut douter que les âmes du peuple ne perdent, à force de se courber sous
          ce vent du plaisir, l’énergique élasticité nécessaire <pb n="77" xml:id="p77"/>pour se
          redresser ensuite dans toute la rigueur du devoir.</p>
        <p>Il faut une intelligence cultivée et un effort de réflexion pour discerner, dans les <hi
            rend="i">Hommes</hi> de Molière, les principes d’honnêteté qu’il y a mis : il ne faut
          que voir, et suivre l’entraînement du rire, pour approuver le vice qui y est étalé. Il est
          vrai que c’est d’une part un vice évidemment condamné par le sens universel ; d’autre part
          une honnêteté supérieure, sublime. Mais, en somme, sur ce théâtre, le vice est trop
          séduisant, l’honnêteté trop dissimulée. À la lumière de la rampe, qui pense <hi rend="i"
            >d’Alceste</hi> ce qui en a été dit au chapitre précédent ? et qui hésite à battre des
          mains au triomphe de <hi rend="i">Scapin</hi> ? Le bien est à peine entrevu ; le mal
          illuminé et applaudi sans restriction. Je ne parle ni de vous, ni de moi, mais du <hi
            rend="i">peuple</hi> qui, depuis deux cents ans, vient tous les soirs remplir ce
          théâtre. Et quand je dis <hi rend="i">peuple</hi>, je ne dis pas <hi rend="i"
            >populace</hi> : mais tout le public pour qui Molière écrivait, et dont l’immense
          majorité va toujours croissant, tandis que diminue le petit groupe des rêveurs qui usent
          le temps à penser.</p>
        <p>Ces réflexions n’ôtent rien à la valeur artistique de toutes les œuvres de Molière, ni à
          la portée morale de plusieurs, ni à l’éclat du bon sens qui brille par traits saillants
          jusque dans les plus folles scènes ; mais elles sont nécessaires si l’on veut se rendre
          compte de <hi rend="i">la morale de Molière.</hi></p>
        <p/>
        <p>Enfin, le moraliste a encore un reproche à faire.</p>
        <p><pb n="78" xml:id="p78"/>Tous ces entremetteurs infâmes, tous ces valets, âmes damnées
          du vice et de la débauche, travaillent cependant à des causes justes, nobles, touchantes ;
          ils sont tendres, compatissants, désintéressés ; ils ont un esprit qui touche au génie :
          cela est faux dans la réalité. Quoique l’homme soit un insondable mélange de bien et de
          mal, c’est erreur d’imaginer que les qualités les plus délicates puissent s’accoupler avec
          les vices les plus honteux. Un pareil contraste peut ajouter à l’intérêt, à l’émotion ;
          mais c’est un mensonge moral.</p>
        <p>Dans l’<hi rend="i">Avare</hi>, il y a une invraisemblance qui est une faute ; c’est que
            <hi rend="i">Valère</hi>, présenté à la fin sous les plus nobles couleurs<note
            place="bottom">L’<hi rend="i">Avare</hi>, act. V, sc. IV, V, VI.</note>, et montré dès
          le début comme plein des plus nobles sentiments<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
            act. I, sc. I.</note>, puisse allier cette hauteur d’âme avec le misérable rôle auquel
          il s’est soumis par choix : entrer par un mensonge dans une maison, et, contre son propre
          cœur, y maltraiter volontairement, malgré toute raison, de pauvres domestiques qui n’en
          peuvent mais<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. V, VI.</note>, c’est
          incompatible avec tant de constance, d’esprit et de cœur.</p>
        <p>À <hi rend="i">Valère</hi> il faut joindre <hi rend="i">Lélie</hi> de l’<hi rend="i"
            >Etourdi</hi> : on n’a pas à la fois un amour si élevé et de si vils instincts. Le même
          reproche s’adresse au <hi rend="i">Valère</hi> du <hi rend="i">Mariage forcé</hi>, au <hi
            rend="i">Clitandre</hi> de l’<hi rend="i">Amour médecin</hi>, à l’<hi rend="i"
            >Adraste</hi> de <pb n="79" xml:id="p79"/>
          <hi rend="i">l’Amour peintre</hi>, au <hi rend="i">Valère</hi> du <hi rend="i">Médecin
            malgré lui</hi>, à l’<hi rend="i">Eraste</hi> de <hi rend="i">M. de Pourceaugnac</hi>, à
            <hi rend="i">l’Octave</hi> et au <hi rend="i">Léandre</hi> des <hi rend="i">Fourberies
            de Scapin</hi> : tous ces jeunes hommes mêlent des ruses honteuses, dégradantes, à la
          noblesse d’un amour qui touche au sublime par le dévouement et la délicatesse. Tant
          d’honneur fait qu’on a de la tolérance pour leurs basses intrigues, et qu’on ne voit pas
          qu’ils s’y déshonorent. Peut-on aimer comme Je <hi rend="i">Dorante</hi> du <hi rend="i"
            >Bourgeois gentilhomme</hi>, et voler en même temps l’or, les bagues même que l’on offre
          à sa maîtresse ; la laisser entretenir par un vieux fou qu’on flatte, et faire argent de
          l’honneur de celle qu’on veut s’attacher par un <hi rend="i">lien sacré</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. III, sc. IV, VI, XVIII,
            XIX ; act. IV, sc. I. — Dans celte circonstance, Molière tombe certainement sous le coup
            du chap. V des <hi rend="i">Maximes et Réflexions sur la Comédie</hi> de Bossuet : <hi
              rend="i">Si la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour sensuel en le faisant aboutir au
              mariage</hi> : « <quote> Encore que vous ôtiez en apparence à l’amour profane ce
              grossier et cet illicite dont on auroit honte, etc. »</quote> Ce n’est que par
            convenance que la <hi rend="i">belle marquise</hi> finit par épouser <hi rend="i"
              >Dorante.</hi> Voir d’ailleurs, sur ce chapitre de Bossuet, plus loin, chap.
            VIII.</note> ?</p>
        <p>Qu’on ne dise point que cela importe peu à la morale. Une des principales immoralités des
          romans et des drames, c’est de faire croire à la possibilité de l’alliance de vices et de
          vertus incompatibles. C’est par là qu’on arrive aux <hi rend="i">saints forçats</hi> de M.
          Victor Hugo<note place="bottom"><hi rend="i">Les Misérables.</hi></note>. Cela produit <hi
            rend="i">de l’effet</hi> : sans doute, mais surtout l’effet de nous donner dans la
          pratique moins d’horreur pour les vices réels auxquels nous cédons, en nous excusant sur
          la compensation que nous établirons par des mérites et des vertus possibles, dont <pb
            n="80" xml:id="p80"/> nous n’avons pas même l’intention. Ici le moraliste se rencontre
          avec le poète pour insister sur le précepte inattaquable d’Horace : <hi rend="i">Et sibi
            constet</hi><note place="bottom"><quote><l><space rend="tab"> </space> Si quid
                inexpertum scenæ committis, et audes</l><l><space rend="tab"> </space>Personam
                formare novam, servetor ad imum</l><l><space rend="tab"> </space>Qualis ab incepto
                processerit, et sibi constet.</l><l><space rend="tab"
                > </space>                          Horace, <hi rend="i">Epistolæ</hi>, Iib. II,
                III, 125.</l></quote></note>.</p>
        <p/>
        <p>Que conclure ? Et que dire en sortant d’un spectacle qui a commencé par <hi rend="i">le
            Misanthrope</hi>, et qui se termine par <hi rend="i">les Fourberies de Scapin</hi> ?</p>
        <p>La vérité : c’est que l’auteur atteint, dans tous les genres, au sublime du comique, et
          qu’il est un comédien parfait.</p>
        <p>Et s’il faut lui reprocher de nous avoir souvent forcés à applaudir ce que nous devons
          condamner, d’avoir maintes fois employé la puissance de son génie à flétrir la fleur de
          notre sens moral par l’entraînement du rire, il faut, sans lui pardonner cette erreur, lui
          rendre la justice que personne n’a plus fermement parlé le langage du bon sens, qui doit
          nous conduire dans la pratique de la vie ; personne n’a mieux compris ni montré quel
          ensemble de vertus supérieures doit se rencontrer en un homme pour qu’il soit <hi rend="i"
            >honnête homme.</hi> En cela, sa gloire ne peut être ternie par les <hi rend="i"
            >Sbrigani</hi> ou par les <hi rend="i">Scapins.</hi> Quand on se demande quel est
          l’honnête homme de Molière, on se dit qu’en somme c’est celui qui fuit tous les vices, qui
          évite tous les travers condamnés et flagellés dans tant de comédies excellentes ; et qui
          sait, <pb n="81" xml:id="p81"/>comme le <hi rend="i">Clitandre</hi> des <hi rend="i"
            >Femmes savantes</hi>, à toutes les qualités de la fortune<note place="bottom"><hi
              rend="i">Les Femmes savantes</hi> (1672), act. V, sc. V</note>, de l’esprit<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. III ; act. IV, sc. III.</note>, de la
            naissance<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. II.</note>, joindre
          des mœurs pures, une probité intacte<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I,
            sc. II.</note>, une franchise pleine d’honneur<note place="bottom"><hi rend="i"
            >Id.</hi>, act. I, sc. II, IV ; act. IV, sc. II.</note>, une bienveillance
            indulgente<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. II.</note>, une
          tendresse de cœur élevée<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. II ; act.
            III, sc. IX ; act. IV, sc. II, VII, VIII.</note>, un dévouement et un désintéressement
            absolus<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. V, sc. V.</note>. En lui,
          Molière a entrepris de produire le type idéal, quoique humain, de l’homme accompli,</p>
        <quote>
          <l>Homme d’honneur, d’esprit, de cœur et de conduite <note place="bottom"><hi rend="i"
                >Id.</hi>, act. II, sc. I.</note>,</l>
       </quote>
        <p>à qui ne manque ni la rigide honnêteté <hi rend="i">d’Alceste</hi> ni la grâce de <hi
            rend="i">don Juan</hi> ; qui unit au raffinement d’esprit et à la politesse qu’offrait
          la cour de Louis XIV, la solidité du bon sens, la douceur de la charité et l’énergie du
            devoir<note place="bottom">Il faut joindre à <hi rend="i">Clitandre</hi> le <hi rend="i"
              >Dorante</hi> de la <hi rend="i">Critique de F École des</hi> Femmes, qui n’est autre
            que lui dans une autre scène et sous un autre nom : mais <hi rend="i">l’homme</hi> est
            le même (sc. VI, VII). C’est encore lui que joue <hi rend="i">Brécourt</hi> dons <hi
              rend="i">l’Impromptu de Versailles</hi> (sc.I, III) &gt; et lui que fait <hi rend="i"
              >Ergaste</hi> dans <hi rend="i">les Fâcheux</hi> : on le retrouve, plus jeune, dans le
              <hi rend="i">Cléonte</hi> du <hi rend="i">Bourgeois gentilhomme</hi> (act. III, sc.
            XII).</note> ; qui devient, en vieillissant, le bon, raisonnable et aimable <hi rend="i"
            >Cléante</hi> du <hi rend="i">Tartuffe</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Tartuffe</hi>, act. I, sc. I, II, III ; act. IV, sc. I, II, III ; act. V. Voir en-core
            sur <hi rend="i">Cléante</hi>, chap. XI. — Il faut joindre à lui l’<hi rend="i"
              >Ariste</hi> de <hi rend="i">l’École des Maris</hi> (act. I, sc. I, II, III ; act.
            III, sc. VI-X), l’<hi rend="i">Ariste</hi> des <hi rend="i">Femmes savantes</hi> (act.
            II, sc. I-IV ; act. IV, sc. VII ; act. V, sc. IV, V), et le <hi rend="i">Bêralde</hi> du
              <hi rend="i">Malade imaginaire</hi> (act. II, sc. XII ; act. III). — Voir sur <hi
              rend="i">Cléante</hi>, F. Génin, <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, chap.
          V.</note>.</p>
        <p><pb n="82" xml:id="p82"/>Et si la Grèce est éternellement célèbre pour nous avoir légué
          ce modèle surhumain de la corporelle beauté que nous appelons <hi rend="i">l’Apollon du
            Belvédère</hi>, quelle ne doit pas être notre admiration pour celui qui, chez nous, a su
          produire ce modèle moral de l’homme intelligent, chrétien et français ?</p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE V. <lb/>L’Éducation des Femmes.</head>
        <p><pb n="83" xml:id="p83"/>S’il manque quelque chose à la gloire de nos lettres sous Louis
          XIV, c’est d’avoir peint naturellement les femmes. Ce jugement est sévère ; mais il est
          permis de demander beaucoup aux hommes qui, alors, illustrèrent pour jamais notre pays et
          l’humanité. Or, au milieu de tant de perfection intellectuelle et de génie en toutes
          choses, régnait, au sujet de la femme, je ne sais quel faux goût, qui fut cause que ni le
          sublime Corneille ni même le tendre Racine ne firent tout à fait ce qu’on pouvait attendre
          d’eux : c’est seulement dans l’excès de la passion dramatique que <hi rend="i">Pauline,
            Hermione</hi> et <hi rend="i">Phèdre</hi> trouvèrent ces accents poignants et simples
          qui sont des cris de génie. Autrement, dans les romans comme au théâtre, la femme ne
          quitta point alors le fard de la mode, qui pouvait la rendre plus majestueuse ou plus
          spirituelle, mais qui glaçait sous la convention son charme principal, <hi rend="i">le
            naturel.</hi></p>
        <p>À Molière la gloire d’avoir, malgré le siècle, vu et peint la femme telle qu’elle est ;
          d’avoir ôté de son <pb n="84" xml:id="p84"/>immortelle parure de grâce tout ce qu’on y
          joignait alors de faux et d’emprunté ; d’avoir dit et montré ce qu’elle doit être pour
          accomplir son rôle humble et sublime parmi nous.</p>
        <p/>
        <p>Au dix-septième siècle, un défaut gâtait les femmes : elles étaient <hi rend="i"
            >précieuses.</hi> Inutile de définir ce mot aux spectateurs des <hi rend="i">Précieuses
            ridicules</hi> et des <hi rend="i">Femmes savantes</hi> : grâce à Molière, ils savent
          aujourd’hui, aussi bien que ceux qui vivaient il y a deux cents ans, ce qu’on entend par
            <hi rend="i">préciosité.</hi> Mais il n’est pas sans importance de remarquer que ce
          défaut commença par être une qualité au temps de la Fronde. À cette époque, quelques
          dames, illustres autant par l’esprit que par la naissance, puisèrent dans la société des
          hommes éminents et lettrés qui les entouraient, un amour de la science, un soin des
          lettres, un purisme de langage, qui n’étaient certes qu’une qualité de plus ajoutée à tant
          d’autres dans une marquise de Rambouillet, trônant par la souveraineté du goût, de la
          beauté et de la conversation, au milieu d’une cour où se pressaient Richelieu, Vaugelas,
          Racan, Balzac, Voiture, Corneille, Patru, Saint-Evremond, Montausier, où vieillissait
          Malherbe et débutait Bossuet, entre Julie d’Angennes, M<hi rend="sup">me</hi> de
          Longueville, M<hi rend="sup">lle</hi> de Coligny, M<hi rend="sup">me</hi> de La Fayette et
            M<hi rend="sup">me</hi> de Sévigné. Là, vraiment, l’esprit et les lettres étaient à leur
          place ; <quote>« et là, en 1659, on applaudissait aux <hi rend="i">Précieuses
              ridicules</hi>, par lesquelles l’illustre hôtel ne se sentait pas plus atteint que
            Molière <pb n="85" xml:id="p85"/>n’avait eu l’intention de l’attaquer<note
              place="bottom">Voir la <hi rend="i">Préface</hi> des <hi rend="i">Précieuses
                ridicules.</hi></note>. C’était le centre de la vraie <hi rend="i">préciosité</hi>
            définie par Huet une <hi rend="i">galanterie honnête</hi> dans le sens qu’on donne au
            mot <hi rend="i">galant homme</hi><note place="bottom">A. Constantin, <hi rend="i"
                >Dictionnaire de biographie et d’histoire</hi> de Dezobry et Bachelet, article <hi
                rend="i">Rambouillet.</hi></note> ; »</quote> c’était, en un mot, l’Académie
          française, avec les femmes de plus et les pédants de moins<note place="bottom">Voir J.
            Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv.
            I.</note>.</p>
        <p>Mais comme il n’est si bonne chose qui ne puisse se corrompre, toutes ces qualités
          admirables tournèrent bientôt à mal. Les femmes s’imaginèrent que pour être <hi rend="i"
            >du bel air</hi>, comme on disait alors<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois
              gentilhomme</hi>, act. V, entrée I.</note>, il fallait à tout prix être <hi rend="i"
            >précieuses</hi> ; et celles qui n’avaient pas de quoi l’être de la bonne manière le
          devinrent d’une façon ridicule. Elles crurent remplacer l’esprit par l’affectation, la
          dignité par le dédain, l’instruction par une recherche risible des mots et des idées, la
          distinction par un excès ruineux de, toilette, le cœur par un coquetterie de convention
          qui visitait tous les villages de la carte de <hi rend="i">Tendre.</hi> Les moindres
          bourgeoises voulurent prendre le genre à la mode, et parvinrent, à force de préciosité, à
          détruire en elles cet avantage accordé à leur sexe sur l’autre, de plaire, par la
          simplicité même, jusque dans la plus grande médiocrité d’esprit. Ce fut une. véritable
          épidémie, qui envahit tout le siècle, et dura presque autant que lui.</p>
        <p/>
        <p><pb n="86" xml:id="p86"/>Le bon sens et le goût de Molière furent choqués de voir tant
          de femmes se gâter elles-mêmes par cette mode prétentieuse. Aussi, après les deux longues
          comédies d’intrigue de l’<hi rend="i">Etourdi</hi> et du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi>,
          las d’imiter les autres et de remplacer les personnages les plus charmants de la scène par
          des fictions sans caractère et sans autre intérêt que la beauté des comédiennes ou
          l’imprévu des situations, il quitta brusquement les contrées chimériques des romans
          d’aventures pour entrer sur le terrain de la vie réelle, et il attaqua du premier coup la
          femme par la juste critique du défaut qui dépréciait alors toutes ses autres qualités.</p>
        <p>L’intrigue des <hi rend="i">Précieuses</hi><note place="bottom">1659.</note> est nulle :
          toute la comédie n’est qu’une scène où deux valets du grand monde, sous les habits de
          leurs maîtres, viennent flatter la <hi rend="i">préciosité</hi> de deux petites
          bourgeoises infectées de la maladie régnante. Mais quelle verve dans ce dialogue ! comme
          chaque mot frappe le langage affecté et les sentiments recherchés qui régnaient alors dans
          les salons ! Quel beau miroir, où les femmes furent forcées de contempler leurs propres
          ridicules et d’en rire jusqu’aux larmes ! Quelle excellente farce, où triomphe enfin le
          bon sens personnifié dans l’honnête homme de père si justement indigné des <hi rend="i"
            >pommades</hi>, du <hi rend="i">lait virginal</hi> et du <hi rend="i">haut
            style</hi><note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i">Les Précieuses
                ridicules</hi>, sc. III, IV, V. Voir D. Nisard, <hi rend="i">Histoire de la
                Littérature française</hi>, liv. III, chap. IX, g 2, et J. Taschereau, <hi rend="i"
                >Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv. I. Voir aussi le <hi
                rend="i">Ménagiana</hi>, 1715, tome II, p. 65. — Il résulte de la <hi rend="i"
                >Lettre</hi> de Loret du 6 décembre 1659 que les Précieuses curent un très-grand
              succès :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Pour moi, j’y portai trente
                sous :</l><l><space rend="tab"> </space>Mais, oyant leurs fines
                  paroles.</l><l><space rend="tab"> </space>J’en ris pour plus de dix
              pistoles.</l></quote></note> !</p>
        <p><pb n="87" xml:id="p87"/>Mais, sans doute, empêcher les femmes d’être coquettes et
          façonnières. n’était pas une moindre tâche que de rendre les médecins instruits,
          charitables et modestes ; car, pour elles comme pour eux, Molière se crut obligé de
          reprendre le même sujet de comédie jusqu’à la fin de sa vie<note place="bottom">Voir sur
            les médecins, plus haut, chap. III, p. 59.</note>. Il continua la guerre à la <hi
            rend="i">préciosité</hi> dans <hi rend="i">les Fâcheux</hi>, dans <hi rend="i">la
            Critique de l’École des Femmes</hi>, et dans <hi rend="i">l’Impromptu de
            Versailles.</hi></p>
        <p>Quelle bonne satire du raffinement d’esprit substitué à la nature du cœur, que cette <hi
            rend="i">Orante</hi> et cette <hi rend="i">Climène</hi> des <hi rend="i">Fâcheux</hi>,
          qui s’appliquent sérieusement à discuter, en beau langage, s’il faut qu’un amant soit
          jaloux ou point jaloux<note place="bottom"><hi rend="i">Les Fâcheux</hi> (1661), act. II,
            sc. IV.</note> ! Et cette autre <hi rend="i">Climène</hi>, qui se trouve mal pour avoir
          vu <hi rend="i">l’École des Femmes</hi>, et qui pousse la pudeur jusqu’à l’<hi rend="i"
            >obscénité</hi><note place="bottom"><hi rend="i">La Critique de l’École des Femmes</hi>
            (1663) sc. I, II, III, VII.</note> : <quote>« cette personne qui est précieuse depuis
            les pieds- jusqu’à la tête, et la plus grande façonnière du monde ; il semble que tout
            son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa
            tête n’aillent que par ressorts ; elle affecte toujours un ton de voix languissant et
            niais, fait la moue <pb n="88" xml:id="p88"/>pour montrer une petite bouche, et roule
            les yeux pour les faire paroître grands : »</quote> en somme, « <quote> la plus sotte
            bête qui se soit jamais.mêlée de raisonner<note place="bottom"><hi rend="i">La Critique
                de l’École des Femmes</hi>, sc. II.</note> ! »</quote> Et cette <hi rend="i"
            >marquise façonnière</hi> de l’<hi rend="i">Impromptu de Versailles</hi>, qui se <hi
            rend="i">déhanche</hi> si bien, et se fait tant prier pour <hi rend="i">lever un peu sa
            coiffe</hi><note place="bottom"><hi rend="i">L’lmpromptu de Versailles</hi> (1663) ; sc.
            III.</note> ! Et cette <hi rend="i">servante précieuse</hi>,<quote> « qui se mêle de
            temps en temps dans la conversation, et’ attrape comme elle peut tous les termes de sa
              maîtresse<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, sc. I.</note> ! »</quote></p>
        <p>La <hi rend="i">préciosité</hi> avait atteint jusqu’aux domestiques. Loin de guérir, elle
          empirait. Ce n’était plus une maladie localisée à la cour et à Paris ; elle envahissait la
          province, où elle était encore plus malséante en des personnes moins polies par l’usage et
          plus disposées à outrer les modes<note place="bottom"><quote>« L’air précieux n’a pas
              seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces. »</quote><hi
              rend="i">Les Précieuses ridicules</hi>, sc. I.</note>. Molière la poursuivit jusqu’au
          fond du Limousin, et ajouta un nouveau personnage à tous les précédents, <hi rend="i">la
            Comtesse d’Escarbagnas.</hi> Celle-ci ne peut s’asseoir sans dire dix fois : <hi
            rend="i">Ah ! madame</hi>, depuis qu’elle a été deux mois à Paris<note place="bottom"
              ><hi rend="i">La Comtesse d’Escarbagnas</hi>(1671), sc. VII, XI.</note> ; sa bonne,
          son marmiton et son cuisinier deviennent un <hi rend="i">petit laquais</hi>, une <hi
            rend="i">demoiselle suivante</hi> et un <hi rend="i">écuyer</hi> ; son armoire, une <hi
            rend="i">garde-robe</hi>, et son grenier, un <hi rend="i">garde-meuble</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, sc. III, V, VI, XII.</note> ;<quote> « le petit
            voyage qu’elle <pb n="89" xml:id="p89"/>a fait à Paris l’a ramenée dans Angoulême plus
            achevée qu’elle n’étoit ; l’approche de l’air de la cour a donné à son ridicule de
            nouveaux agréments, et sa sottise tous les jours ne fait que croître et embellir<note
              place="bottom"><hi rend="i">La Comtesse d’Escarbagnas</hi>, sc. I.</note> : »</quote>
          elle ne peut plus vivre sans avoir des soupirants ; il lui faut un <hi rend="i">M.
            Tibaudier</hi> et un <hi rend="i">M. Harpin</hi> pour lui offrir des vers de quinze
          syllabes et des poires de bon chrétien, pour jouer tour à tour <hi rend="i">l’amant
            langoureux</hi> et l’<hi rend="i">amant emporté</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id</hi>, sc. XV, XXI.</note> ; le beau style lui a si bien tourné la tête qu’elle ne
          sait plus parler français, excepté quand <hi rend="i">le naturel revient au
            galop</hi><note place="bottom"><quote><l><space rend="tab"> </space> Chassez le naturel,
                il revient an galop.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Destouches, <hi
                rend="i">le Glorieux</hi>, act. III, sc. V.</p></note> avec son vocabulaire trop peu
            <hi rend="i">précieux</hi><note place="bottom"><hi rend="i">La Comtesse
              d’Escarbagnas</hi>, sc. III-VI,, VIII, X.</note>.</p>
        <p/>
        <p>Enfin, non contentes d’être renchéries, maniérées, et absurdement coquettes, les femmes
          se mirent en tête d’être savantes, non-seulement en lettres, mais en philosophie, en
          astronomie, en médecine. Ce ne fut pas assez de tenir la plume et de transformer les
          salons en académies<note place="bottom"><quote><l><space rend="tab"> </space> Là du faux
                bel esprit se tiennent les bureaux ;</l><l><space rend="tab"> </space>Là, tous les
                vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux.</l><l><space rend="tab"> </space>u
                mauvais goût public la belle y fait la guerre,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Plaint Pradon, opprimé des sifflets du parterre,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Rit des vains amateurs du grec et du latin,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Dans la balance met Aristote et Cotin ;</l><l><space rend="tab"
                > </space>Puis, d’une main encor plus fine et plus habile.</l><l><space rend="tab"
                > </space>Pèse sans passion Chapelain et Virgile, etc.</l></quote><p><space
                rend="tab"
              > </space>                                                         Boileau, <hi
                rend="i">Satire</hi> X, v. 447.</p></note>, il fallut manier l’astrolabe <pb n="90"
            xml:id="p90"/> et le bistouri<note place="bottom"><quote><l><space rend="tab"> </space>
                Qui s’offrira d’abord ? Bon, c’est cette savante</l><l><space rend="tab"
                > </space>Qu’estime Roberval, et que Sauveur fréquente.</l><l><space rend="tab"
                > </space>D’où vient qu’elle a l’œil trouble et le teint si terni ?</l><l><space
                  rend="tab"> </space>C’est que, sur le calcul, dit-on, de Cassini,</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière,</l><l><space
                  rend="tab"> </space>À suivre Jupiter passé la nuit entière.</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Gardons de la troubler : sa science, je croi.</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Aura pour s’occuper ce jour plus d’un emploi :</l><l><space
                  rend="tab"> </space>D’un nouveau microscope on doit en sa présence</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Tantôt chez Dalencé faire l’expérience ;</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Puis d’une femme morte avec son embryon</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Il faut chez du Verney voir la
                dissection.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Boileau, <hi rend="i"
                >Satire</hi> X, v. 425. — Boileau, qui n’acheva cette satire qu’en 1693, emprunta
              plus d’un trait à Molière, particulièrement en ce qui concerne la <hi rend="i"
                >précieuse</hi> :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Mais qui vient sur ses
                pas ? C’est une précieuse,</l><l><space rend="tab"> </space>Reste de ces esprits
                jadis si renommés,</l><l><space rend="tab"> </space>Que d’un coup de son art Molière
                a diffamés.</l><l><space rend="tab"> </space>De tous leurs sentiments cette noble
                héritière</l><l><space rend="tab"> </space>Maintient encore ici leur secte
                façonnière, etc. (v. 438).</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Voir la suite à
              la note précédente. Remarquez encore que la <hi rend="i">dissection</hi> est prise du
                <hi rend="i">Malade imaginaire</hi> (1673), act. II, sc. VI.</p></note>. C’est alors
          que Molière frappa tous ces ridicules réunis dans une comédie qui est le développement
          parfait de toutes les autres sur le même sujet. Après avoir jour la <hi rend="i">précieuse
            ridicule</hi>, il osa jouer la vraie <hi rend="i">précieuse</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Les Femmes savantes</hi> (1672). Si <hi rend="i">Bélise</hi> est une <hi
              rend="i">précieuse ridicule, Philaminte</hi> et <hi rend="i">Armande</hi> sont de
            vraies <hi rend="i">précieuses.</hi> Aussi Rœderer, dans son <hi rend="i">Histoire de la
              Société polie</hi>, qu’il confond avec la société <hi rend="i">précieuse</hi>,
            trouve-t-il celle pièce <hi rend="i">immorale.</hi> Voir la très-spirituelle réponse de
            F. Génin, <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, chap. X.</note>. Puis, à côté de cette
          peinture faite de verve, il voulut placer le portrait de la femme accomplie, et enseigner
          dans quelle juste mesure son esprit peut, doit s’appliquer aux sciences et aux lettres. Il
          mit sous les yeux la maison gouvernée par les précieuses et les savantes : il montra
          toutes les conséquences funestes de la conduite en apparence <pb n="91" xml:id="p91"/>
          excusable d’une mère qui sort de son modeste et saint domaine pour se lancer dans la
          carrière du bel esprit et de la philosophie<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes
              savantes</hi>, act. Il, sc. V- VIII ; act. III, sc. VI ; act. V, sc. III, <hi rend="i"
              >Philaminte.</hi></note>. Il fit voir une vieille fille devenue folle au bruit
          étourdissant des madrigaux, du beau langage, des tourbillons et de l’amour platonique<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. IV ; act. II, sc. III, act. V, sc.
            III, VI, <hi rend="i">Bélise.</hi></note> ; une belle et jeune fille pleine d’espérance,
          rendue sèche, orgueilleuse, incapable d’amour et de famille<note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. i, II ; act. III, sc. VII, VIII ; act. IV, sc. I, II,
              <hi rend="i">Armande.</hi></note> ; une gracieuse et spirituelle enfant près d’être
          immolée à l’engouement de sa mère pour un pédant aussi sot qu’intéressé<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. VI ; act. IV, sc. IV ; act. V, sc.
            I, III, <hi rend="i">Henriette.</hi></note> ; une brave servante, humble providence de
          la maison, chassée comme une voleuse</p>
        <quote>
          <l>À cause qu’elle manque à parler Vaugelas<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
              act. II, sc. V-VIII, <hi rend="i">Martine.</hi></note> ;</l>
       </quote>
        <p>enfin un père réduit dans sa maison au rôle d’ombre, condamné au silence par son amour de
          la paix, méprisé par ce trio de <hi rend="i">précieuses</hi> savantes, qu’indigne son peu
          d’esprit, et forcé enfin de protester contre la science et les lettres par cette
          immortelle boutade qui est dans la mémoire de tous<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. II, sc. VI, VII, IX ; act. V, sc. II, III, <hi rend="i"
            >Chrysale.</hi></note> : la <hi rend="i">guenille</hi> de <hi rend="i">Chrysale</hi>,
          rappelant sur la terre ces folles envolées vers les régions imaginaires du bel esprit, est
          un <pb n="92" xml:id="p92"/>mot impérissable comme le <hi rend="i">pauvre homme</hi> de
            <hi rend="i">Tartuffe</hi> et la <hi rend="i">galère</hi> de <hi rend="i"
            >Scapin</hi><note place="bottom"><quote>« Ces comédies firent tant de honte aux dames
              qui se piquoient trop de bel esprit, que toute la nation des précieuses s’éteignit en
              moins de quinze jours, ou du moins elles se déguisèrent si bien là-dessus, qu’on n’en
              trouva plus ni à la cour ni à la ville ; et même depuis ce temps-là elles ont été plus
              en garde contre la réputation de savantes et de précieuses que contre celle de
              galantes et de déréglées. »</quote> Perrault, <hi rend="i">Les Hommes illustres qui
              ont paru en France pendant le dix-septième siècle</hi>, article <hi rend="i"
              >Molière.</hi></note>.</p>
        <p>Non content d’opposer aux habitudes des femmes du temps les mœurs trop simples des femmes
          du <hi rend="i">bon vieux temps</hi><note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi
                rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. II, sc. VII, <hi rend="i"
              >Chrysale</hi> :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Nos pères sur ce point
                étoient gens bien sensés, etc.</l></quote></note> ; non content de mettre en action
          les ridicules d’une académie précieuse pendant un acte entier qu’ils remplissent
            uniquement<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III.</note>, Molière voulut
          faire briller l’exemple à côté de la critique, et exprimer ce que doit être la femme du
          monde dans une société polie.</p>
        <p>Dès le début de sa pièce, il mit sur la scène, dans la bouche de la fraîche <hi rend="i"
            >Henriette</hi>, cette franche expression du but pour lequel la femme est faite, en
          opposition aux théories sentimentales de l’éthérée <hi rend="i">Armande</hi>, qui se pâme
          au seul mot de <hi rend="i">mariage</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Les suites de ce mot, quand je les envisage,</l>
          <l>Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;</l>
          <l>Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,</l>
          <l>Qui blesse la pensée et fasse frissonner, etc.<note place="bottom"><hi rend="i">Les
                Femmes savantes</hi>, act. I, sc. I - Le principe que la femme est faite pour être
              épouse et mère a déjà été affirmé plus rudement par le gros bon sens de <hi rend="i"
                >Gorgibus</hi>, dans <hi rend="i">les Précieuses ridicules</hi> : <quote>« <hi
                  rend="i">Madelon</hi> : La belle galanterie queia leur ! Quoi ! débuter d’abord
                par le mariage 1 — <hi rend="i">Gorgibus</hi> : Et par oùveux-tu donc qu’ils
                débutent ? Par le concubinage ? »</quote> (sc. V.) C’est le même bon sens qui cric
              par la bouche de <hi rend="i">Lisette</hi> à <hi rend="i">Sganarelle</hi> qui ne veut
              pas entendre parler de marier sa fille : <quote>« Un mari ! Un mari ! »</quote>
              <hi rend="i">(L’Amour médecin</hi>, act. I, sc. III).</note>.</l>
       </quote>
        <p><pb n="93" xml:id="p93"/>Puis, à cette vérité si simple et si oubliée, Molière joint des
          préceptes qui fixent avec juste mesure dans quelle limite la femme, l’épouse, la mère
          devra cultiver son intelligence et acquérir ce que l’instruction lui peut ajouter de
          mérite et d’agrément. <hi rend="i">Chrysale</hi> dit, dans sa protestation contre le
          pédantisme féminin :</p>
        <quote>
          <l>Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,</l>
          <l>Qu’une femme étudie, et sache tant de choses<note place="bottom"><hi rend="i">Les
                femmes savantes</hi>, act. II, sc. VII.</note> ;</l>
       </quote>
        <p>et à la délicatesse de cette réflexion dont le vieillard pousse les conséquences trop
          loin, <hi rend="i">Clitandre</hi> ajoute le dernier mot de la vérité et du bon sens :</p>
        <quote>
          <l>Je consens qu’une femme ait des clartés de tout.</l>
          <l>Mais je ne lui veux point la passion choquante De se rendre savante afin d’être
            savante ;</l>
          <l>Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,</l>
          <l>Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.</l>
          <l>De son étude enfin je veux qu’elle se cache,</l>
          <l>Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,</l>
          <l>Sans citer les anciens, sans dire de grands mots,</l>
          <l>Et clouer de l’esprit à ses moindres propos<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
              act. I, sc. III.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Ainsi, Molière conseille à la femme cette modestie discrète pour laquelle elle semble
          faite, et qu’elle ne peut jamais oublier sans perdre quelque chose de son attrait. Il lui
          rappelle sans cesse que son premier <pb n="94" xml:id="p94"/>devoir est <hi rend="i">sa
            maison</hi>, cet humble royaume du foyer auquel elle doit songer avant tout.
            <quote>« Vous devriez, »</quote> dit <hi rend="i">Chrysale</hi> à <hi rend="i"
            >Philaminte</hi> en s’adressant à <hi rend="i">Bélise</hi>,</p>
        <quote>
          <l>Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,</l>
          <l>Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,</l>
          <l>Où nous voyons aller tout sens dessus dessous<note place="bottom"><hi rend="i">Les
                Femmes savantes</hi>, act. II ; sc. VII.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Vos devoirs accomplis, ajoutez, si vous voulez, à vos charmes par l’instruction, mais
          sans devenir jamais une <hi rend="i">femme pédante</hi> ni même une <hi rend="i">femme
            savante</hi>.</p>
        <p>Molière met sous vos yeux, en exemple, la femme douce, sage, instruite, spirituelle et
          modeste ; il vous montre <hi rend="i">Henriette</hi>, pleine de bon sens, de timidité, de
          grâce, de fines reparties ; sa droiture d’esprit lui suffit pour être inaccessible aux
          fades compliments d’un diseur de douceurs qui n’en veut qu’à sa dot<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. II, VI ; act. V, sc. I.</note> ; pour répondre à
          un gros pédant ce mot plein d’esprit français et de grâce féminine :</p>
        <quote>
          <l>Excusez-moi, monsieur, je n’entends pas le grec<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Id</hi>., act. III, sc. V.</note> ;</l>
       </quote>
        <p>pour déclarer nettement à l’homme qui veut l’épouser malgré elle, qu’elle ne se sent
          point la force de supporter les charges et les périls du mariage sans le soutien de
            l’amour<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. V, sc. I.</note>. Et tout cela,
          avec quel charme, quelle mesure, quel talent féminin et inimitable <pb n="95" xml:id="p95"
          /> pour ménager les gens, quelle constance dans le droit chemin du bon sens et du
          cœur !</p>
        <p/>
        <p>Le luxe d esprit choquait Molière : il n’était pas moins choqué du luxe matériel qui
          régnait de son temps autant que du nôtre, et par lequel les femmes croyaient se faire
          estimer à raison de l’effet qu’elles produisaient. Gomme il s’est moqué des <hi rend="i"
            >femmes à toilette</hi> dans <hi rend="i">les Précieuses ridicules</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Les Précieuses ridicules</hi>, sc. III, IV, V, VII.</note>
          et dans <hi rend="i">la Comtesse d’Escarbagnas</hi><note place="bottom"><hi rend="i">La
              Comtesse d’Escarbagnas</hi>, sc. II-VII, etc.</note>, et comme en même temps il a
          compris et apprécié le naturel féminin, qui aime à se parer innocemment et à se rendre
          gracieux ! Comme <hi rend="i">Ariste</hi> dit bien ce que là-dessus l’indulgente raison
          doit permettre :</p>
        <quote>
          <l>Elle<note place="bottom"><hi rend="i">Léonor</hi> de <hi rend="i">l’École des
                Maris</hi>, act. I, sc. II.</note> aime à dépenser en habits, linges et nœuds :</l>
          <l>Que voulez-vous ? Je tâche à contenter ses vœux ;</l>
          <l>Et ce sont des plaisirs qu’on peut, dans nos familles,</l>
          <l>Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles.</l>
       </quote>
        <p>La juste mesure est partout dans Molière : il condamne les excès de dépense de la jeune
            <hi rend="i">Dorimène</hi>, qui épouse un riche vieillard pour payer ses parures<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Mariage forcé</hi>, sc. IV.</note>, et en même temps il
          se moque de <hi rend="i">Sganarelle</hi>, qui croit que par un <hi rend="i">édit</hi> on
          peut mettre un frein au luxe des femmes<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des
              Maris</hi>, act. II, sc. IX</note>. Il comprend que la simplicité de la parure, <pb
            n="96" xml:id="p96"/> comme celle de l’esprit, est un charme qui n’appartient qu’aux
          âmes élevées par nature ou formées par une éducation supérieure ; il le dit et le montre,
          sans pouvoir, hélas ! le persuader plus à son siècle qu’au nôtre<note place="bottom">La
            question du luxe des femmes est traitée implicitement dans <hi rend="i">l’École des
              Femmes</hi> et <hi rend="i">la Critique de l’École des Femmes, l’Impromptu de
              Versailles, le Misanthrope, le Mari confondu, les Femmes savantes.</hi> Les costumes
            donnés par Molière à ses personnages, la modeste parure d’<hi rend="i">Elmire</hi>, la
            simple robe blanche d’<hi rend="i">Henriette</hi>, la splendide toilette jaune et rouge
            de <hi rend="i">Célimène</hi>, etc., étaient des leçons parlant aux yeux.</note>.</p>
        <p/>
        <p>Si Molière n’avait fait que combattre chez la femme le vice du siècle, et la peindre
          débarrassée de l’enveloppe luxueuse ou pédante dont elle s’affublait, ce serait déjà un
          titre de gloire. Mais son vaste génie ne s’est pas borné à faire justice d’un ridicule
          éphémère comme tous ceux de la mode. Il a fait pour la femme ce qu’il a fait pour
          l’homme : il l’a étudiée et dépeinte avec cette généralité de vue et cette largeur de
          raison qui donnent à ses œuvres un caractère universel.</p>
        <p>Convaincu que la femme est un être libre et capable de conduite autant que l’homme,
          Molière s’indigne contre la prétention qu’on a eue longtemps de la faire vertueuse par
          force, et de la tenir ignorante par principe. La piquante <hi rend="i">Lisette</hi> de
            l’<hi rend="i">École des maris</hi> est le bon sens incarné, quand elle répond, avec un
          délicieux mélange de finesse et de naïveté, <pb n="97" xml:id="p97"/>au <hi rend="i"
            >Sganarelle</hi> qui croit s’assurer une femme parfaite en tenant sa pupille bien
          enfermée :</p>
        <quote>
          <l>Notre honneur est, monsieur, bien sujet à faiblesse,</l>
          <l>S’il faut qu’il ait besoin qu’on le garde sans cesse<note place="bottom">« <quote>
                Vertu qui a besoin d’être toujours gardée ne vaut pas la sentinelle. »</quote>
              Goldsmilh, <hi rend="i">Le Vicaire de Wakefield</hi>, chap. V.</note> !</l>
          <l>Pensez-vous, après tout, que ces précautions</l>
          <l>Servent de quelque obstacle à nos intentions ?</l>
          <l>Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,</l>
          <l>Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête ?.</l>
          <l>Toutes ces gardes-là sont visions de fous ;</l>
          <l>Le plus sûr est, ma foi, de se fier à nous.</l>
          <l>Qui nous gêne se met en un péril extrême,</l>
          <l>Et toujours notre honneur veut se garder lui-même.</l>
          <l>C’est nous inspirer presque un désir de pécher,</l>
          <l>Que montrer tant de soins à nous en empêcher ;</l>
          <l>Et, si par un mari je me voyois contrainte,</l>
          <l>J’aurois fort grande pente à confirmer sa crainte<note place="bottom"><hi rend="i"
                >L’École des Maris</hi> (1661), act. I, sc. II.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Et comme si cette déclaration des <hi rend="i">droits de la femme</hi> n’avait pas assez
          de poids dans la bouche d’une suivante, Molière fait répéter le même plaidoyer par un
          homme sérieux, qui porte dans son discours l’élévation de son âme et l’autorité de son
          âge :</p>
        <quote>
          <l>Elle a quelque raison en ce qu’elle veut dire.</l>
          <l>Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté ;</l>
          <l>On le retient fort mal par tant d’austérité,</l>
          <l>Et les soins défiants, les verrous et les grilles</l>
          <l>Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.</l>
          <l>C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,</l>
          <l>Non la sévérité que nous leur faisons voir.</l>
          <l>C’est une étrange chose, à vous parler sans feinte,</l>
          <l>Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte.</l>
          <l>En vain sur tous ses pas nous prétendons régner :</l>
          <l>Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Id.</hi>, act. I, sc. II, <hi rend="i">Ariste.</hi></note>.</l>
       </quote>
        <p><pb n="98" xml:id="p98"/>Cette considération que l’honneur doit être gardé pour
          lui-même, pour la dignité et la joie intime qu’il procure, et non par crainte d’un
          châtiment, est un des plus beaux préceptes moraux qui se puissent proclamer. Et à côté
          s’en place un autre non moins élevé : c’est qu’un maître sage doit <hi rend="i">régner par
            le cœur.</hi></p>
        <p>Comme la vertu est aimable par soi, lui donner un aspect austère qui effraie les âmes
          délicates, c’est la trahir. On ne doit point les brider en tous leurs désirs ni leur
          refuser toute joie, mais leur apprendre à jouir honnêtement de ce qui est permis, à
          compter sur la douce bonté de ceux qui les dirigent, et à ne point <space/>redouter comme
          une source de perdition ce qui ne le devient qu’autant qu’on en abuse.<quote>« Je
            tiens, »</quote> dit <hi rend="i">Ariste</hi>,</p>
        <quote>
          <l>Qu’il nous faut en riant instruire la jeunesse,</l>
          <l>Reprendre ses défauts avec grande douceur,</l>
          <l>Et du nom de vertu ne lui point faire peur.</l>
          <l>Mes soins pour <hi rend="i">Lêonor</hi> ont suivi ces maximes :</l>
          <l>Des moindres libertés je n’ai point fait des crimes,</l>
          <l>Et je ne m’en suis point, grâce au ciel, repenti.</l>
          <l>J’ai souffert qu’elle ait vu les belles compagnies,</l>
          <l>Les divertissements, les bals, les comédies ;</l>
          <l>Ce sont choses, pour moi, que je tiens, de tout temps,</l>
          <l>Fort propres à former l’esprit des jeunes gens ;</l>
          <l>Et l’école du monde, en l’air dont il faut vivre,</l>
          <l>Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre, etc.<note place="bottom"><hi
                rend="i">L’École des Maris</hi>, act. I, sc. II.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Telle est la vraie vertu, inflexible quand il s’agit de l’honneur, indulgente tant qu’il
          ne court point de risques.</p>
        <p><pb n="99" xml:id="p99"/>Que deviendra <hi rend="i">Isabelle</hi> enfermée ? Pour
          sortir, elle franchira les limites de la bienséance, de la prudence, du devoir, et se
          jettera de plein cœur dans les bras du premier qui s’offrira avec un air séduisant et une
          apparence d’honneur<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des Maris</hi>, act. II et
            III. — Sur <hi rend="i">l’École des Maris</hi>, voir Laharpe, <hi rend="i">Cours de
              Littérature</hi>, partie II, liv. I, chap. VI, sect. 2 ; D. Nisard, <hi rend="i"
              >Histoire de la Littérature française</hi>, liv. III, chap. IX, § 3.</note>.</p>
        <p/>
        <p>Pour l’ignorance, qui est la prison de l’esprit, la leçon n’est pas moins bien donnée, et
          la sotte <hi rend="i">$ Arnolphe</hi> lui échappe aussi bien que la cloîtrée de <hi
            rend="i">Sganarelle</hi>. La belle théorie, d’enfermer une femme dans la stupidité, afin
          d’être sûr qu’elle ignore le mal ! <stage>« C’est assez pour elle, »</stage> dit <hi
            rend="i">Arnolphe</hi>,</p>
        <quote>
          <l>De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer<note place="bottom"><hi rend="i">L’École
                des Femmes</hi> (1662), act. I, sc. I.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Eh ! pauvre fou, une sotte sait-elle aimer ? Molière a une parole de philosophe, quand il
          répond à cela :</p>
        <quote>
          <p>Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête</p>
          <p>Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?</p>
          <p>Une femme d’esprit peut trahir son devoir :</p>
          <p>Mais il faut, pour le moins, qu’elle ose le vouloir ;</p>
          <p>Et la stupide, au sien peut manquer d’ordinaire,</p>
          <p>Sans en avoir l’envie et sans penser le faire<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. I, sc. I.</note>.</p>
       </quote>
        <p>C’est une vérité morale de premier ordre, et qui ne se peut mieux exprimer, que
          l’ignorance n’est pas la vertu. Il n’y a point de gloire à marcher bravement <pb n="100"
            xml:id="p100"/> au bord d’un précipice qu’on ne voit pas. Le vrai mérite connaît le mal
          et sait l’éviter. <hi rend="i">Arnolphe</hi> a fait l’impossible pour accomplir
          l’abrutissement dans l’âme de celle qu’il se destine :</p>
        <quote>
          <l>Dans un petit couvent, loin de toute pratique,</l>
          <l>Je la fis élever selon ma politique,</l>
          <l>C’est-à-dire, ordonnant quels soins on emploieroit</l>
          <l>Pour la rendre idiote autant qu’il se pourroit.</l>
          <l>Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;</l>
          <l>Et grande, je l’ai vue à tel point innocente,</l>
          <l>Que j’ai béni le ciel d’avoir trouvé mon fait</l>
          <l>Pour me faire une femme au gré de mon souhait.</l>
          <l>Je l’ai donc retirée<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des Femmes</hi>, act. I,
              sc. I.</note>...</l>
       </quote>
        <p>Après cela, les délicats ont reproché à Molière les mots fameux de la <hi rend="i">tarte
            a la crème</hi> et des <hi rend="i">enfants par l’oreille</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. I ; <hi rend="i">la Critique de l’École des
            Femmes</hi>, sc. VII.</note> ; les pudibonds se sont indignés de la scène où la pauvre
            <hi rend="i">Agnès</hi> dit presque, et fait penser une <hi rend="i">obscénité</hi>, à
          propos du bout de ruban que lui a pris <hi rend="i">Horace</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. VI ; <hi rend="i">la Critique de l’École des
              Femmes</hi>, sc. III. — Voir <hi rend="i">le Portrait du Peintre</hi>, ou <hi rend="i"
              >la Contre-Critique de l’École des Femmes</hi>, par Boursault (1G63) ; <hi rend="i">le
              Traité de la Comédie et des spectacles selon la tradition de l’Église</hi>, par le
            prince de Conti (1667) ; J. Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages
              de Molière</hi>, liv. II ; A. Bazin, <hi rend="i">Notes historiques sur la vie de
              Molière</hi>, 2<hi rend="sup">e</hi> partie, etc.</note>. Non, ce n’était pas trop de
          cette triviale énergie pour attaquer l’erreur qui croit sauver la vertu par la stupidité
          et l’ignorance ; ce n’est trop d’aucune des scènes de la comédie pour dire et répéter tous
          les dangers auxquels sont exposés les malheureux tenus dans les ténèbres, et pour
          proclamer <pb n="101" xml:id="p101"/>cette philosophique vérité, que le <hi rend="i"
            >vrai</hi> se confond avec le <hi rend="i">bien</hi>, et que si nous <hi rend="i"
            >savions</hi> parfaitement, nous pourrions ne faillir jamais.</p>
        <p>Quel homme de cœur peut assister sans émotion au spectacle de cette jeune âme
          emprisonnée, qui conserve toujours et reconquiert enfin sa dignité libre, sous toutes les
          chaînes d’un despotisme absurde, sous tous les voiles d’une savante erreur, comme sous la
          glace immobile on entend l’eau irritée qui au premier printemps roulera dans la mer sa
          prison vaincue ? C’est un spectacle moral, de montrer celte imprescriptible liberté de
          l’âme qui reste bonne, pure, intelligente, capable et désireuse du vrai et du bien, malgré
          les efforts les plus patients et les plus habiles ; qui, jusque dans la naïveté d’une
          extrême ignorance, garde une fleur de grâce native, marque ineffaçable de son origine et
          de ses droits ; en sorte qu’après la lecture de la lettre d<hi rend="i">’Agnès</hi>, il
          n’est personne qui ne dise avec <hi rend="i">Horace</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Malgré les soins maudits d’un injuste pouvoir,</l>
          <l>Un plus beau naturel peut-il se faire voir ?</l>
          <l>Et n’est-ce pas sans doute un crime punissable,</l>
          <l>De gâter méchamment ce fond d’âme admirable,</l>
          <l>D’avoir, dans l’ignorance et la stupidité,</l>
          <l>Voulu de cet esprit étouffer la clarté<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des
                Femmes</hi>, act. III, sc. IV.</note> ?</l>
       </quote>
        <p>En somme, la juste appréciation de <hi rend="i">l’École des Femmes</hi> est celle
          qu’exprimait Boileau dans les <hi rend="i">Stances</hi>
          <pb n="102" xml:id="p102"/>qu’il envoyait à Molière pour ses étrennes de 1663, quatre
          jours après la première représentation<note place="bottom">26 décembre 1662.</note> :</p>
        <quote>
          <l>En vain mille jaloux esprits,</l>
          <l>Molière, osent avec mépris</l>
          <l>Censurer ton plus bel ouvrage ;</l>
          <l>Sa charmante naïveté</l>
          <l>S’en va pour jamais d’âge en âge</l>
          <l>Divertir la postérité.</l>
          <l>…...</l>
          <l>Ta muse avec utilité</l>
          <l>Dit plaisamment la vérité ;</l>
          <l>Chacun profite à ton <hi rend="i">École</hi> ;</l>
          <l>Tout en est beau, tout en est bon ;</l>
          <l>Et ta plus burlesque parole</l>
          <l>Est souvent un docte sermon<note place="bottom">Boileau, <hi rend="i">Stances à M.
                Molière</hi>, 1<hi rend="sup">er</hi> janvier 1663. — Voir encore <hi rend="i">sur
                l’École des Femmes</hi> : Laharpe, <hi rend="i">Cours de Littérature</hi>, partie
              II, liv. I, chap. VI, sect. 2 ; D. Nisard, <hi rend="i">Histoire de la Littérature
                française</hi>, liv. III, chap. IX, § 3.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Ce sont, dans l’une et l’autre <hi rend="i">École</hi> ; d’honnêtes amants qui enlèvent
          et épousent <hi rend="i">Isabelle</hi> et <hi rend="i">Agnès ;</hi> mais qui ne sent que
          la leçon va plus loin, et que, dans la vie, qui n’est point une comédie, c’est à la perte
          et au déshonneur qu’aboutit presque toujours cette contrainte coupable imposée à la
          personne et à l’âme ?</p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE VI. <lb/>Les Femmes.</head>
        <p><pb n="103" xml:id="p103"/>Mais si la femme doit jouir d’une honorable liberté et être
          pourvue d’une instruction discrète, ce n’est pas pour en abuser. Il faut qu’elle ait le
          sentiment profond de ses devoirs ; et c’est pour les mieux accomplir qu’elle doit user des
          droits que Molière réclame.</p>
        <p>Fille, qu’elle soit modeste et douce comme <hi rend="i">Henriette</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. III.</note> et <hi rend="i"
            >Angélique</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Malade imaginaire</hi>, act. II, sc.
            VII.</note>. Qu’elle soit parée de réserve et de pudeur, non pas de la pudeur farouche
          des bégueules, qui n’est qu’affectation et hypocrisie, mais de la simple et franche
          honnêteté <hi rend="i">à Eliante</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Misanthrope.</hi></note>, d<hi rend="i">’Elmire</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >Le Tartuffe.</hi></note>, d<hi rend="i">’Uranie</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >La Critique de l’École des Femmes.</hi></note> :<quote> « L’honnêteté d’une femme
            n’est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont
            sages. L’affectation en cette matière est pire qu’en toute autre, et je ne vois rien de
            si ridicule que cette délicatesse <pb n="104" xml:id="p104"/>d’honneur qui prend tout
            en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s’offense de
            l’ombre des choses<note place="bottom"><hi rend="i">La Critique de l’École des
                Femmes</hi>, sc. III.</note>. »</quote></p>
        <p>Que le naturel du cœur et de l’esprit soit son charme<note place="bottom">Voir surtout
              <hi rend="i">le Misanthrope</hi> et <hi rend="i">les Femmes savantes.</hi></note>. Que
          le respect et l’affection envers ses parents ne soient diminués ni par leurs ridicules ni
          par leur injustice même<note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. II, sc. I,
            III, <hi rend="i">Mariane ; l’Avare, Elise ; M. de Pourceaugnac</hi>, act. I, sc. IV,
              <hi rend="i">Julie ; les Femmes savantes, Henriette ; le Malade imaginaire</hi>, act.
            III, sc. XX et suiv., <hi rend="i">Angélique.</hi></note>. Quelle soit confiante en sa
          mère comme <hi rend="i">Lucile</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois
              gentilhomme.</hi></note>, en son père comme <hi rend="i">Henriette</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes.</hi></note> ;<hi rend="i"/> et qu’elle
          préfère, malgré leurs manies ou leur sévérité, ces confidents qui l’aiment, aux <hi
            rend="i">Nérines</hi> et à toutes les femmes d’intrigue<note place="bottom">Voir surtout
               <hi rend="i">M. de Pourceaugnac.</hi></note>. Qu’elle ait pour eux ce cœur filial,
          toujours soumis et toujours aimant, qui fait dire à <hi rend="i">Mariane</hi>, quand elle
          découvre le père qu’elle n’a jamais connu, ce mot si touchant : <quote>« C’est vous que ma
            mère a tant pleuré<note place="bottom"><hi rend="i">L’Avare</hi>, act. V, sc.
            V.</note> ? »</quote> Qu’elle songe à l’avenir, et que, sous tous les dehors de la grâce
          et de l’esprit, elle nourrisse au fond du cœur la sérieuse pensée du devoir, de l’époux
          qu’elle devra aimer, des enfants qu’elle devra élever<note place="bottom"><hi rend="i">Les
              Femmes savantes, Henriette ; le Malade imaginaire, Angélique.</hi></note>.</p>
        <p>Qu’elle s’exerce d’avance à tous les devoirs de sa <pb n="105" xml:id="p105"/>vie future
          par la soumission, et qu’elle n’oublie qu’à la dernière extrémité l’obéissance, mais
          jamais le respect, dus à ceux que Dieu lui a donnés pour maîtres<note place="bottom">Le
              <hi rend="i">Tartuffe, l’Avare, le Bourgeois gentilhomme, les Femmes savantes, le
              Malade imaginaire.</hi> Remarquer particulièrement le mot <hi rend="i">à
              Angélique</hi> à son oncle <hi rend="i">Béralde</hi>, quand celui-ci veut faire jouer
            à <hi rend="i">Argan</hi> le premier personnage dans la <hi rend="i">Cérémonie</hi> du
              <hi rend="i">Malade imaginaire</hi> : <quote>« Mais, mon oncle, il me semble que vous
              vous jouez un peu beaucoup de mon père »</quote> (act. III, sc. XXIII).</note>.</p>
        <p/>
        <p>Amante, que la pudeur avant tout, et l’honneur, et l’abnégation soient les vertus qui
          l’élèvent et la rendent digne de devenir femme<note place="bottom">Voir plus loin chap.
            VII et VIII.</note>.</p>
        <p>Epouse, que son mari et ses enfants deviennent sa vie ; que le monde, les plaisirs de
          toute sorte<note place="bottom"><hi rend="i">Le Mariage forcé, Dorimène.</hi></note>, les
          vanités de l’esprit<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes,
            Philaminte.</hi></note>, la coquetterie<note place="bottom">Le <hi rend="i">Misanthrope,
              Célimène.</hi> Voir plus loin, p. 112.</note>, la frivolité, soient oubliés, pour
          faire place aux devoirs et aux joies du foyer. Que la gracieuse <hi rend="i"
            >Henriette</hi> devienne sans effort la digne <hi rend="i">Elmire</hi> ; car on ne peut
          guère citer comme modèle d’épouse, malgré la grâce et la chasteté antique de son amour, la
          mythologique <hi rend="i">Alcmène</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Amphytrion</hi>,
            act. I, sc. III ; act. II, sc. II, VI. D’ailleurs <hi rend="i">Alcmène</hi> est bien une
            épouse passionnée, mais non une <hi rend="i">mère de famille.</hi></note>.</p>
        <p>Peut-être <hi rend="i">Elmire</hi> est-elle moins remarquée que d’autres parmi les <hi
            rend="i">femmes</hi> de Molière : ce manque d’éclat même est une de ses qualités. Jeune,
            belle,<pb n="106" xml:id="p106"/>capable d’inspirer une passion folle, elle s’est
          enfermée dans sa famille, et, sans quitter le monde, elle a su renoncer aux triomphes
          mondains. Quoique mariée à un homme âgé qui ne l’apprécie pas, elle ne songe plus à être
          regardée, et cette modestie est le couronnement de tous les autres mérites qui font d’elle
          une femme accomplie<note place="bottom"><quote><space rend="tab"> </space> « Molière avait
              confié le rôle <hi rend="i">A’Elmire</hi> à sa femme. Comme elle prévoyait bien que
              celte pièce attirerait beaucoup de monde, M<hi rend="sup">lle</hi> Molière avait à
              cœur de s’y faire remarquer par l’éclat de sa toilette ; elle commanda donc un habit
              magnifique sans en rien dire à son mari, et, le jour de la représentation, elle se mil
              de très-bonne heure en devoir de s’en vêtir. Molière, en faisant sa ronde, entra dans
              sa loge pour voir si elle se préparait : Comment donc, dit-il en la voyant si parée,
              que voulez-vous dire avec cet ajustement ?… Déshabillez-vous vite cl prenez un habit
              convenable à la situation où vous devez être. »</quote> J. Taschereau, <hi rend="i"
              >Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv. III.</note>. Sa vertu, douce
          et cachée, n’est pas pour cela moins ferme que l’intraitable vertu <hi rend="i"
            >d’Alceste.</hi> Sur l’honneur et le devoir, elle est inébranlable<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. III, sc. III.</note> ; mais elle les pratique si
          naturellement, qu’elle n’y croit avoir aucune gloire, et n’en tire aucun orgueil. Que son
          mari soit sot et crédule<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. VI,
            VIII.</note>, que sa belle-mère vienne se mêler de donner chez elle des avis
            absurdes<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi> act. I, sc. I.</note>, son affection
          ni son respect pour eux ne sont pas diminués. Ce qui surtout est admirable en elle, c’est,
          à tant de vertu, de joindre tant d’indulgence, de rester si bonne et si calme au milieu
          des tempêtes d’une maison bouleversée par les entreprises d’un si audacieux hypocrite. Les
          autres ont beau faillir, elle ne faiblit <pb n="107" xml:id="p107"/>jamais ; ils ont beau
          méconnaître ses mérites et attaquer sa conduite, jamais de sa bouche ne sort un mot de
          blâme ou d’aigreur : aux injures de <hi rend="i">M<hi rend="sup">me</hi> Pernelle</hi>,
          elle n’oppose qu’un doux et digne silence<note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Tartuffe</hi>, act. I, sc. I.</note> ; à l’impudente déclaration de <hi rend="i"
            >Tartuffe</hi>, elle ne répond qu’avec le mépris serein de la véritable vertu, assez
          forte pour se défendre sans colère<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III,
            sc. III.</note>. Quand le fils <hi rend="i">d’Orgon</hi>, outré de tant de scélératesse
          et emporté par la fougue de son âge, veut tout révéler au père, elle dit :</p>
        <quote>
          <l>Non, Damis ; il suffit qu’il se rende plus sage,</l>
          <l>Et tâche à mériter la grâce où je m’engage.</l>
          <l>Puisque je l’ai promis, ne m’en dédites pas.</l>
          <l>Ce n’est pas mon humeur de faire des éclats ;</l>
          <l>Une femme se rit de sottises pareilles,</l>
          <l>Et jamais d’un mari n’en trouble les oreilles<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id</hi>., act.. III, sc. IV.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Et quand le fils terrible a parlé, elle dit encore, pour calmer la colère <hi rend="i"
            >d’Orgon</hi> et éviter un scandale inutile :</p>
        <quote>
          <l>Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos</l>
          <l>On ne doit d’un mari traverser le repos ;</l>
          <l>Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre,</l>
          <l>Et qu’il suffit pour nous de savoir nous défendre<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Id.</hi>, act. III, sc. V.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Si tant de réserve était inspiré par la "constance d’une âme qui se sent inébranlable, ce
          serait beau : mais à cette intrépidité de conscience se joint, chez <pb n="108"
            xml:id="p108"/>
          <hi rend="i">Elmire</hi>, quelque chose de plus beau : l’amour pour ses enfants
          d’adoption. Ce n’est pas une marâtre qui supporte une belle-fille : c’est une mère qui
          veille au salut de sa fille, et qui pousse le dévouement maternel jusqu’à ménager l’ennemi
            domestique<note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. III, sc.
          IV.</note>.</p>
        <p>Quelque embrouillées que soient les affaires de la maison, <hi rend="i">Elmire</hi> songe
          à tout, à son honneur à elle, au bien de son mari, à la réputation des siens, à la paix du
          ménage, à l’avenir et au bonheur des enfants. Enfin, quand elle voit tous ses efforts sur
          le point d’échouer, c’est elle-même qui se décide à éclairer le père pris pour dupe et
          l’époux outragé ; c’est l’épouse, c’est la mère par amour et par devoir, sinon par nature,
          qui se chargera de cette tâche, et qui se sentira assez inattaquable pour offrir au chef
          de famille le spectacle des attaques dont elle est l’objet. Quel coup de maître, que de
          montrer la vertu dans cette épreuve où elle seule peut passer intacte ! C’est là
          qu’apparaît <hi rend="i">Elmire</hi> dans sa gloire, quand elle sait rester chaste en
          étant coquette, et rehausser son honneur en jouant le rôle le moins honorant. On.admire,
          sans trouver de termes pour la louer, cette scène étonnante, où, avec une vérité crue et
          une hardiesse sans exemple, sont placés face à face le vice et la vertu, dans une
          situation si critique, qu’il fallait toute l’audace du génie pour l’aborder. <hi rend="i"
            >Elmire</hi> y montre que, pour être vertueuse, on n’est pas condamnée à n’avoir ni
          esprit ni agrément : la grâce, <pb n="109" xml:id="p109"/>les fines reparties,
          l’à-propos, tous les charmes féminins brillent en tout ce quelle dit<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. IV, sc. III-VII.</note>. Elle a sauvé la maison,
          et n’est pour cela ni plus fière ni plus sévère envers le mari qui l’a ruinée. Toujours
          égale en son humeur, elle apporte la consolation et l’indulgence là où elle aurait le
          droit d’accuser<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. V, sc. m, v, vu. <hi
              rend="i">Elmire</hi> ne dit pas deux mots pendant toutes les invectives de <hi
              rend="i">M<hi rend="sup">me</hi> Pernelle</hi> et les larmes <hi rend="i"
              >d’Orgon.</hi></note>. Elle reste inébranlable dans son rôle saint et charmant
          d’épouse, de mère, et même de femme d’esprit, ce qui ne gâte rien.</p>
        <p/>
        <p>Mère, en vieillissant, elle n’ira pas, comme <hi rend="i">M<hi rend="sup">me</hi>
            Pernelle</hi> compromettre, par la sottise et le radotage, le respect dû à ses cheveux
          gris, ni montrer que l’entêtement d’un vieillard peut être plus absurde que celui d’un
            enfant<note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. I, sc. I ; act. V, sc.
            II.</note>. Elle ne deviendra pas, comme <hi rend="i">Béline</hi>, un monstre dans
          lequel l’égoïsme et l’avarice ont effacé tout ce qui restait de la femme<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Malade imaginaire</hi>, act. I, sc. VII-IX ; act. II, sc.
            VII ; act. III, sc. XVIII.</note> ; ni, comme <hi rend="i">Philaminte</hi>, une pédante
          orgueilleuse qui sacrifie son mari, sa fille, sa maison à la vanité, du bel esprit<note
            place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, voir plus haut, chap. V.</note> ;
          ni, comme <hi rend="i">M<hi rend="sup">me</hi> de Sotenville</hi>, une folle de Noblesse,
          en qui l’amour du nom et du titre a tué tout autre sentiment, et qui croit qu’une famille
          n’est qu’une généalogie<note place="bottom"><hi rend="i">Le Mari confondu</hi>, act. I,
            sc. IV VI VII ; act. II, sc. IX, XI, XII ; act. III, sc. XIV.</note>. Elle sera, comme
            <pb n="110" xml:id="p110"/>
          <hi rend="i">M<hi rend="sup">me</hi> Jourdain</hi>, avec plus de grâce et d’esprit si elle
          peut, la mère de famille qui veille à tout, môme quand le père oublie son devoir et quitte
          son rôle de chef respecté<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>,
            act. III, sc. III-VII, XII, XIII ; act. IV, sc. II, III ; act. V, sc. I, VII. — Voir
            d’ailleurs sur la femme mariée et la mère de famille, plus loin, chap. VIII.</note>.</p>
        <p>Servante même, la femme aura des devoirs auxquels Molière a songé. Elle sera fidèle et
          dévouée. Quand la mère. manquera, elle la  remplacera auprès, des filles., comme <hi
            rend="i">Lisette</hi><note place="bottom"><hi rend="i">L’Amour médecin</hi>, act. I, sc.
            III, IV, VI ; act. II, sc. I, II ; act. III, sc. II-VII.</note>, <hi rend="i"
            >Donne</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. I, sc. I-V ; act.
            II, sc. II-IV ; act. III, sc. I.</note>, ou <hi rend="i">Toinette</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Malade imaginaire</hi>, act. I, sc. IV, V, X ; act. II,
            sc. I-IX ; act. III, sc. I, II, X-XXIII.</note>. Elle ne sera point une femme d’intrigue
          ou une complice de désordres<note place="bottom"><hi rend="i">Le Dépit amoureux, Frosine ;
              le Mari confondu, Claudine ; l’Avare, Frosine ; M. de Pourceaugnac,
            Nérine.</hi></note>. Elle deviendra la sauvegarde et l’honneur de la famille, comme la
          sage et rieuse <hi rend="i">Nicole</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois
              gentilhomme</hi>, act. III, sc. II-VIII, X-XIII.</note> et la <hi rend="i">médecine
            Toinette</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Malade imaginaire</hi>, voir note
            4.</note>. Et quand la maison, par l’erreur ou la faiblesse des chefs, s’en ira comme un
          navire sans pilote, ce sera elle, s’il le faut, qui prendra en main le gouvernail, et, par
          l’autorité du dévouement et du bon sens, sauvera la famille, comme fait <hi rend="i"
            >Martine</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. V, sc.
            III.</note>.</p>
        <p><pb n="111" xml:id="p111"/>Mais, fille ou mère, épouse ou servante, qu’elle soit douce
          et gaie. Qu’elle apporte, par ses charmes et son esprit, cet élément de grâce et
          d’agrément que l’homme tout seul ne peut mettre dans la vie commune<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Eliante</hi> dans <hi rend="i">le Misanthrope, Elmire</hi> dans <hi
              rend="i">le Tartuffe, Henriette</hi> dans l<hi rend="i">es Femmes savantes</hi>,
            etc.</note>. Qu’elle soit indulgente, polie ; qu’elle n’aille point perdre son temps
          dans ces conversations où le prochain est toujours attaqué ; qu’elle apprenne à être sage
          sans aigreur, et à avoir de l’esprit sans médire<note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Misanthrope</hi>, act. II, sc. V; act. III, sc. V, VI. — <hi rend="i">Le
            Tartuffe</hi>, act. I, sc. I.</note>.</p>
        <p rend="noindent"><hi rend="i">La douceur dans la vertu</hi>, Molière la réclame toutes les
          fois que l’occasion s’en offre. Il ne peut, pas plus que Boileau, supporter<quote> « ces
            femmes qui se retranchent toujours fièrement sur leur pruderie, regardent un chacun de
            haut en bas, et veulent que toutes les plus belles qualités que possèdent les autres ne
            soient rien en comparaison d’un misérable honneur dont personne ne se soucie<note
              place="bottom"><p><space rend="tab"> </space> L’Impromptu de Versailles, sc. I.
                — Boileau :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>.......Cette
                    bilieuse,</l><l><space rend="tab"> </space>Qui, follement outrée en sa
                  sévérité,</l><l><space rend="tab"> </space>Baptisant son chagrin du nom de
                  piété,</l><l><space rend="tab"> </space>Dans sa charité fausse, où l’amour propre
                  abonde,</l><l><space rend="tab"> </space>Croit que c’est aimer Dieu que haïr tout
                  le monde.</l></quote><p><space rend="tab"
                > </space>                                                                             Satire
                X, v. 626.</p></note>. »</quote>II déteste également<quote> « ces personnes qui
            prêtent doucement des charités à tout le monde, ces femmes qui donnent toujours le petit
            coup de langue en passant, et seraient bien fâchées d’avoir souffert qu’on eût dit du
              <pb n="112" xml:id="p112"/>bien du prochain<note place="bottom"><hi rend="i"
                >L’Impromptu de Versailles</hi>, sc. I, <hi rend="i">la Peste
              doucereuse</hi>.</note>. »</quote>Il veut que, jusque dans sa défense, la vertu
          attaquée reste douce ; il fait exprimer ce précepte par <hi rend="i">Elmire</hi>, insultée
          par la lubrique déclaration de <hi rend="i">Tartuffe</hi> :</p>
        <quote>
          <l>J’aime qu’avec douceur nous nous montrions sages,</l>
          <l>Et ne suis pas du tout de ces prudes sauvages,</l>
          <l>Dont l’honneur est armé de griffes et de dents,</l>
          <l>Et veut au moindre mot dévisager les gens<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Tartuffe</hi>, act. IV, sc. III.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Il semble que, sans <hi rend="i">douceur</hi>, la vertu ne soit plus <hi rend="i"
            >vertu</hi> à ses yeux, et que, dans l’idée sereine qu’il se fait de la femme, il ait
          toujours devant l’esprit le mot divin : <quote>« <hi rend="i">Major charitas</hi><note
              place="bottom"><hi rend="i">Paul., I Cor</hi>., v. 13.</note>. »</quote></p>
        <p/>
        <p>Surtout, qu’elle soit <hi rend="i">franche</hi>. Qu’elle imite <hi rend="i">Eliante</hi>,
          sœur idéale d’<hi rend="i">Henriette</hi>, et qu’elle sache, comme elles deux, allier
          toute la sincérité avec toute la grâce et toute la politesse<note place="bottom">Voir plus
            loin, chap. VII.</note>.</p>
        <p>L’homme n’a guère qu’une manière d’être <hi rend="i">hypocrite</hi> : la femme en a deux,
          la pruderie et la coquetterie. En mettant aux prises <hi rend="i">Célimène</hi> et <hi
            rend="i">Arsinoé</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. III,
            sc. V. </note>, Molière a montré qu’il détestait également ces deux vices, et qu’il
          avait autant de mépris pour celles qui feignent la vertu que pour celles qui feignent
          l’amour.</p>
        <p>Avec le pédantisme, la coquetterie est, chez la <pb n="113" xml:id="p113"/>femme, ce qui
          répugne le plus à Molière. Il trouve indignes toutes ces manœuvres de la vanité, tous ces
          mensonges des yeux et des lèvres, tout ce travail perfide pour conquérir des amants qu’on
          n’aime pas, et pour tromper quelquefois un honnête homme qu’on désespère. Ici Molière est
          plus sévère que le monde : est-ce pour avoir été trompé lui-même, et par une amertume
          personnelle, qu’il a mis <hi rend="i">Célimène</hi> sur la scène<note place="bottom"
            >Voiries diverses vies de Molière, et particulièrement J. Taschereau, <hi rend="i"
              >Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv. II ; A. Bazin, <hi rend="i"
              >Notes historiques sur la vie de Molière</hi>, part. II. Voir aussi plus loin, chap.
            VII, p. 122.</note> ? Quoique cette présomption soit séduisante, j’aimerais mieux voir
          ici une idée plus haute. Si l’homme est grand par l’esprit, la. femme est éminente par le
          cœur. Or, la coquette n’a pas de cœur : c’est pour cela que Molière, abhorrait la
          coquetterie chez la femme, comme la sottise ou l’imposture chez l’homme. Que le monde
          pardonne ce terme énergique, mais une femme <hi rend="i">sans cœur</hi> était à ses yeux
          un <hi rend="i">monstre</hi>, comme un homme <hi rend="i">sans honneur.</hi> Il a beau
          dissimuler sous le badinage comique l’émotion répulsive que lui cause une coquette, on
          sent percer son mépris, son indignation contre celles qui passent leur vie à inspirer de
          l’amour sans avoir rien que de la vanité. Il semble que ces deux vers d’un poète moderne
          aient été inspirés par le dernier acte du <hi rend="i">Misanthrope</hi> :</p>
        <quote>
          <l>… Oh ! la triste chose et l’étrange malheur,</l>
          <l>Lorsque dans leurs filets tombe un homme de cœur<note place="bottom">A. de Musset, <hi
                rend="i">Don Paez</hi>, I.</note> !</l>
       </quote>
        <p><pb n="114" xml:id="p114"/>Là encore est la morale du <hi rend="i">Misanthrope</hi>,
          aussi forte et aussi délicate que celle qui ressort du caractère <hi rend="i"
            >d’Alceste.</hi> On trouve tout simple qu’une jeune et jolie femme tienne un salon
          ouvert où se groupe une cour d’adorateurs à la mode. Au milieu de l’encens dont l’enivrent
          ses sujets, la reine du salon prend l’habitude des médisances spirituelles et des
          épigrammes charitables ; elle s’applaudit du facile succès que sa beauté fait accorder à
          ses malices, et se fait avantage auprès de chacun du mal qu’elle dit des autres<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. II, sc. V.</note>. Peu à peu, les
          petites intrigues se nouent<note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>., act. III, sc.
            I.</note> ; le temps et le cœur s’usent à ménager les prétendants, et à tenir la balance
          égale entre tant de gens qui s’enhardissent pour la faire pencher de leur côté<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. III ; act. V, sc. II.</note> ; la
          vanité, l’audace grandit à mesure que le cœur s’amoindrit ; les vrais amis s’éloignent
          discrètement pour faire place aux faux amants ; on finit par se perdre soi-même au milieu
          de ses propres ruses, et par être impitoyablement humiliée par ceux-là dont on croyait
          s’être fait des esclaves en se compromettant<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
            act. V, sc. IV, V.</note> ; et quand il n’en reste plus qu’un seul, celui qu’on a
          tourmenté sans pitié par tous les raffinements de la coquetterie, et qui pourrait seul
          rendre le bonheur avec l’honneur, celui-là, on n’est plus capable de l’aimer ; on le <pb
            n="115" xml:id="p115"/> réduit au désespoir par une exigence indigne<note place="bottom"
            >Le Misanthrope, act. V, sc. VII.</note> ; et l’on demeure perdue à l’amour qu’on n’a
          point connu, au monde qui met autant de froideur dans ses dédains qu’il apportait d’ardeur
          dans ses flatteries : heureuse encore si l’on n’est pas perdue au repentir, et si, dans
          l’âme desséchée, il reste encore de quoi aimer la vertu autrement que par nécessité :
          après cette jeunesse de <hi rend="i">Célimène</hi>, la triste chose <hi rend="i">\</hi> de
          finir en <hi rend="i">Arsinoé</hi> ! Ce rôle sans paix ni trêve de (honteux mensonge et de
          basse jalousie, si cruellement dépeint par l’imprudente et jeune coquette, sera un jour,
          hélas ! sa dernière ressource<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc.
            V.</note> ! Après l’irréparable ruine des charmes du corps, que reste-t-il des grâces du
          cœur, quand enfin on est réduite à entrer dans la confrérie de celles<quote> « qui pensent
            être les plus vertueuses personnes du monde pourvu qu’elles sauvent les apparences ; qui
            croient que le péché n’est que dans le scandale<note place="bottom"><p><space rend="tab"
                > </space> L’impromptu de Versailles, sc. I – Comparez le Tartuffe, act. IV,
                sc. V :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Le scandale du monde est ce qui fait
                  l’offense,</l><l><space rend="tab"> </space>Et ce n’est pas pécher que pécher en
                  silence.</l></quote></note>, »</quote></p>
        <quote>
          <l>Et couvrent de Dieu même, empreint sur leur visage,</l>
          <l>De leurs honteux plaisirs l’affreux libertinage<note place="bottom">Boileau, <hi
                rend="i">Satire X</hi>, V. 525. - Voir encore, sur <hi rend="i">Célimène</hi> et <hi
                rend="i">Arsinoé</hi>, D. Nisard, <hi rend="i">Histoire de la Littérature
                française</hi>, liv. III, chap. IX, § 4, <hi rend="i">le Misanthrope</hi> ; et sur
              la coquetterie, plus loin, chap. VII, p. 134. </note> ?</l>
       </quote>
        <p>Après tant de vérité, tant de principes excellents, tant de grâce et de bon sens apporté
          dans la peinture <pb n="116" xml:id="p116"/>de la femme, il serait trop rigoureux de
          reprocher à Molière d’avoir introduit sur la scène quelques femmes d’intrigue, comme <hi
            rend="i">Nérine</hi> ou <hi rend="i">Frosine</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Dépit amoureux, Frosine ; l’École des Femmes</hi>, act. II, sc. VI, <hi rend="i">la
              Vieille ; l’Avare</hi>, act. II, sc. V, VI ; act. III, sc. VIII-X ; act. IV, sc. I,
              <hi rend="i">Frosine ; M. de Pourceaugnac</hi>, act. I, sc. III, IV, <hi rend="i"
              >Nérine.</hi></note> ; sans doute, le moraliste doit être aussi sévère pour elles que
          pour les <hi rend="i">Mascarilles</hi> et les <hi rend="i">Scapins</hi><note
            place="bottom">Voir plus haut, chap. IV, p. 69.</note> : mais elles sont plus que
          compensées par ces bonnes et fidèles servantes comme <hi rend="i">Nicole, Martine,
            Toinette</hi>, qui ne connaissent de famille ni d’affection que leurs maîtres, et qui
          sont, avec toute leur rusticité, des modèles de bon sens et de dévouement<note
            place="bottom">Voir plus haut, p. 110.</note>.</p>
        <p>Il n’y a pas lieu non plus d’être sévère pour les personnages chimériques et
          irréalisables comme les <hi rend="i">esclaves</hi> de l’<hi rend="i">Etourdi</hi> et de
            l’<hi rend="i">Amour peintre</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Célie</hi> et H<hi
              rend="i">ippolyte ; Isidore</hi> et <hi rend="i">Zaïde.</hi></note>, ou <hi rend="i"
            >l’étrange garçon</hi> du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Ascagne-Dorothée</hi>, act. V, sc. IX.</note>. Ces gracieuses conceptions,
          purement artistiques, sont trop loin de la réalité pour avoir une influence sur les mœurs
          réelles : elles ne vivent que dans le domaine de l’imagination, comme les gentilles <hi
            rend="i">princesses</hi> de <hi rend="i">la Princesse d’Elide</hi><note place="bottom"
              ><hi rend="i">Aglanthe, Cynthie, Philis.</hi></note> et des <hi rend="i">Amants
            magnifiques</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Aristione, Eriphile,
            Cléonice.</hi></note>, les <hi rend="i">bergères</hi> de <hi rend="i"
            >Mélicerte</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Mélicerte, Daphné, Eroxène,
              Corinne.</hi></note>, les fées et les nymphes de <hi rend="i">File enchantée</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Alcine, Célie, Dircé.</hi></note>, ou les déesses qui
          entourent <pb n="117" xml:id="p117"/>la fantastique et ravissante <hi rend="i"
            >Psyché</hi><note place="bottom">Flore, Vénus, etc. — La pièce de <hi rend="i"
              >Psyché</hi> contient à la rigueur, dans les personnages d’<hi rend="i">Aglaure</hi>
            et de <hi rend="i">Cidippe</hi> (act. I, sc. I, V, act. IV, sc. I, II), une petite leçon
            morale sur la jalousie entre sœurs, leçon que Saint-Marc Girardin fait ressortir dans
            son <hi rend="i">Cours de Littérature dramatique</hi>, tome II, XXX.</note>. On pourra
          reparler d’elles à propos de l’amour, qui est toujours l’amour, chez les bergères comme
          chez les divinités<note place="bottom">Voir plus loin, chap. VII, et surtout chap.
            IX.</note> ; mais ici, on peut négliger ces créations trop différentes de l’humanité,
          qui sont vraiment <hi rend="i">innocentes.</hi></p>
        <p>On trouverait plutôt à redire aux femmes qui, dans la pratique de la vie, par une
          monstruosité morale déjà signalée<note place="bottom">Voir plus haut, chap. IV, p.
            78.</note>, mêlent des qualités et des défauts contradictoires : toutes les
          entremetteuses citées plus haut<note place="bottom">Page 116, note 1.</note> ont trop peu
          de conscience, et trop de cœur et d’esprit. Au même titre, <hi rend="i">Julie</hi>, dans
            <hi rend="i">M. de Pourceaugnac</hi>, se présente d’abord avec trop de délicatesse et de
          pudeur, pour être capable du rôle qu’elle joue pour <hi rend="i">dégoûter</hi> son
          provincial prétendant<note place="bottom"><hi rend="i">M. de Pourceaugnac</hi>, act. I,
            sc. III ; act. II, sc. VI.</note>. De même, dans <hi rend="i">le Tartuffe</hi>, il est
          fâcheux de mettre tant de bon sens et de vertu dans une égrillarde comme <hi rend="i"
            >Dorine</hi> : elle a trop de finesse, de délicatesse, d’autorité dans la maison, pour
          être en même temps <hi rend="i">une fille suivante un peu trop forte en gueule</hi> et
          capable de la gaillardise de <hi rend="i">toute la peau</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. I, sc. I ; act. II, sc. II. — Sainte-Beuve a fait au
            point de vue littéraire la môme remarque qu’on fait ici au point de vue moral : il dit
            que <hi rend="i">Dorine</hi> est moins un personnage réel qu’une personnification de la
              <hi rend="i">muse</hi> de Molière, de son <hi rend="i">humeur comique</hi>, tantôt
            rieuse, tantôt profonde (<hi rend="i">Port-Royal</hi>, liv. III, chap. XVI).</note>.</p>
        <p><pb n="118" xml:id="p118"/>Enfin, il est impossible d’approuver, même en les acceptant
          comme typés de satire, des personnes comme la jeune <hi rend="i">Dorimène</hi> du <hi
            rend="i">Mariage forcé</hi><note place="bottom">Sc. XII.</note>, <hi rend="i">la Femme
            de Sganarelle</hi> dans <hi rend="i">le Cocu imaginaire</hi><note place="bottom">Sc. VI,
            XXII.</note>, la <hi rend="i">Martine</hi> et la <hi rend="i">Jacqueline</hi> du <hi
            rend="i">Médecin malgré lui</hi><note place="bottom">Act. I, sc. I, IV, V, act. III, sc.
            III, IX.</note>, la <hi rend="i">Cléanthis d’Amphitryon</hi><note place="bottom">Act. I,
            sc. IV ; act. II, sc. III, VII.</note>, <hi rend="i">l’Angélique</hi> du <hi rend="i"
            >Mari confondu</hi><note place="bottom">Act. II, sc. III, IV, X, XI ; act. III, sc.
            II-XII. <hi rend="i">Claudine</hi> confidente d’<hi rend="i">Angélique</hi> est
            également condamnable.</note>, qui avait paru déjà dans <hi rend="i">la Jalousie du
            Barbouillé</hi><note place="bottom">Sc. III, IV, XI, XII.</note>. Toutes ces <hi
            rend="i">luronnes</hi> sont trop joyeuses et trop comiques pour que le spectateur puisse
          songer à condamner leur très-condamnable conduite ; d’ailleurs, même dans la farce, la
          grossièreté est de trop, et l’immodestie ne doit pas être ainsi étalée<note place="bottom"
            >Voir plus loin, chap. IX.</note>.</p>
        <p>Mais ces fautes, qui touchent autant à l’art qu’à la morale, sont trop secondaires pour
          diminuer en somme l’éclat et la moralité des <hi rend="i">femmes</hi> de Molière. Quel
          mérite n’est-ce point que d’avoir seul, sans modèle ancien ni exemple contemporain, su
          voir et dépeindre avec tant de finesse.et d’énergie ce que doit être la femme : pure,
          simple, franche, douce, <pb n="119" xml:id="p119"/>naturelle gracieuse ! Il y avait du
          génie à le concevoir ; il y avait de l’audace à le dire aux femmes, du siècle.</p>
        <p>Toutefois, en admirant celte puissance d’esprit, cette justesse de sens, cette
          délicatesse de cœur, cette hauteur de vue qui rendent immortelles les peintures de femmes
          faites par Molière, le moraliste mettra quelque restriction aux louanges que
          l’enthousiasme l’entraînerait à donner. Si Molière montre presque toujours les femmes sous
          un jour moral, ce n’est pas seulement par intention et par conviction ; c’est aussi par
          art : c’est que la femme ne peut plaire qu’honnête. Chez l’homme, les passions coupables
          sont quelquefois revêtues d’un vernis d’élégance, même de grandeur, qui les rend propres à
          intéresser : c’est un privilège des femmes que l’honneur leur soit si naturel et si
          nécessaire, qu’elles paraissent repoussantes sitôt qu’elles s’en séparent. Jamais sur le
          théâtre il n’a été possible de forcer la sympathie du spectateur pour la femme vicieuse.
          Si <hi rend="i">Phèdre</hi> nous attache, c’est que son amour insensé est aux prises avec
          cette <hi rend="i">douleur vertueuse</hi> dont parle Boileau<note place="bottom"><hi
              rend="i">Epître</hi> VII, v. 79.</note> ; c’est que cette douleur la tue. Si de nos
          jours des auteurs plus hardis qu’heureux ont tenté de nous intéresser à des courtisanes
          héroïques, le succès a trompé leur attente ; et s’ils ont su plaire quelquefois, ce n’est
          que par l’introduction de vertus impossibles <pb n="120" xml:id="p120"/>dans des
          caractères faux, inacceptables à la scène parce qu’ils sont inconnus dans la réalité.
          Cette raison, qui explique en partie pourquoi le théâtre féminin de Molière, est
          généralement moral, peut amoindrir un peu son mérite au point de vue de l’intention ; mais
          il ne reste pas moins grand, quand on songe à tant d’excellents préceptes et de leçons
          délicates sur des sujets qu’il est peut-être impossible de traiter parfaitement dans des
          livres ou dans des sermons. On doit surtout un respect profond à Molière, pour avoir
          compris et montré cette vérité mystérieuse de l’union intime de la <hi rend="i">femme</hi>
          et de <hi rend="i">l’honneur</hi>, qui fait penser à la gracieuse légende de l’hermine.
          C’est la voix du cœur et du bon sens ; et il ne serait pas malheureux qu’on l’écoutât
          davantage aujourd’hui, dans les lettres, et partout.</p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE VII. <lb/>De l’Amour.</head>
        <p><pb n="121" xml:id="p121"/>L’amour, entre l’homme et la femme accomplis tels que les
          veut Molière, sera un beau sentiment, qui, sans les amollir, leur donnera encore plus de
          valeur et de charme. Dans cette passion, comme dans toute leur conduite, ils seront
          d’abord poussés par ce sens naturel, infus dans toutes les âmes, qui est le fondement de
          la morale. L’amour, chez eux, ne sera point un entraînement des sens seulement, ni une
          fantaisie de l’imagination exaltée par quelque circonstance romanesque ; il ne sera pas
          une affaire de mode, ni un marché d’intérêt, ni une alliance fondée froidement par la
          raison, non : il sera l’amour, cette inexplicable et toute-puissante attraction d’une âme
          vers une autre âme, non point nue et abstraite, mais vivante, revêtue d’un corps et d’un
          sexe, joignant la grâce physique aux charmes de l’esprit et aux caresses du cœur ; enfin
          ce <hi rend="i">je ne sais quoi</hi><note place="bottom">Voir <hi rend="i">Psyché</hi>,
            act. III, sc. III, la déclaration de <hi rend="i">Psyché</hi> à <hi rend="i"
              >l’Amour</hi>, par le grand Corneille ; <hi rend="i">les Entretiens</hi> d’<hi
              rend="i">Ariste et d’Eugène</hi> par le P. Bouhours, <hi rend="i">Entr.</hi> V, <hi
              rend="i">Le je ne sçay quoy</hi> ; et non pas le sec paragraphe de <hi rend="i"
              >l’Essai sur le Goût</hi>, de Montesquieu : <hi rend="i">Du je ne sais
            quoi.</hi></note>, matière infinie des poètes, mystère inexplicable <pb n="122"
            xml:id="p122"/> pour Platon, si l’on n’y admet quelque chose de divin<note
            place="bottom"><hi rend="i">Phèdre.</hi></note>. On est saisi d’étonnement en face du
          génie de Molière, quand on voit que cet acteur de farces a su représenter l’amour aussi
          bien que les plus grands tragiques, avec une élévation et une vérité émouvante, sans le
          chercher pourtant dans ses excès presque surhumains, plus propres à inspirer les artistes.
          Il semble que ce ne soit plus le domaine de la comédie ; mais le domaine de Molière est
          partout.</p>
        <p>On a dit avec raison que l’amour ne peut guère être exprimé que par ceux qui l’ont
          éprouvé. Si Racine apprit à déclamer à la Champmeslé, elle lui apprit sans doute à faire
          parler <hi rend="i">Bérénice</hi>, et c’est l’année qui suivit un mariage plein d’amour,
          que Corneille peignit l’amour conjugal de <hi rend="i">Pauline.</hi> (Molière aima sa
          femme d’une passion dévouée, délicate et jalouse, que ne put éteindre ni l’indifférence ni
          l’infidélité. Et le peu que nous savons de l’histoire de son cœur permet de supposer qu’il
          trouva plus d’une fois dans des émotions personnelles quelques-unes de ses meilleures
            inspirations<note place="bottom">Voir, sur le mariage de Molière, J. Taschereau, <hi
              rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv. II et <hi rend="i"
              >passim.</hi> Il parait constant que Molière a mis le portrait de sa femme dans <hi
              rend="i">le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. III, sc. IX : « Elle a les yeux petits,
            mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus
            touchants qu’on puisse voir. Elle a la bouche grande, mais on y voit des grâces qu’on ne
            voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est
            la plus amoureuse, la plus attrayante du monde. Sa taille n’est pas grande, mais elle
            est aisée et bien prise. Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses
            actions. Mais elle a grâce à tout cela ; et ses manières sont engageantes, ont je ne
            sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs. Pour de l’esprit, elle en a, du plus fin,
            du plus délicat. Sa conversation est charmante. Elle est sérieuse : mais voulez-vous de
            ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? et voyez-vous rien de plus
            impertinent que ces femmes qui rient à tout propos ? Elle est capricieuse ; mais tout
            sied bien aux belles ; on souffre tout des belles. » On peut reconnaître Molière dans
              <hi rend="i">Ariste</hi> de <hi rend="i">l’École des Maris.</hi> Dans <hi rend="i">le
              Misanthrope</hi>, les grandes scènes des actes 111 et V peuvent contenir quelque chose
            de personnel à Molière, qui faisait <hi rend="i">Alceste</hi>, tandis que sa femme,
            qu’il ne voyait plus qu’au théâtre, jouait <hi rend="i">Célimène.</hi> Voir D. Nisard,
              <hi rend="i">Histoire de la Littérature française</hi>, liv. III, chap. IX, § 5, <hi
              rend="i">Des sources de Molière.</hi> — Mais c’est erreur que d’attacher trop
            d’importance à ces considérations, car la fameuse scène de jalousie du <hi rend="i"
              >Misanthrope</hi> (act. II, sc. III), avait été écrite et jouée, presque identique,
            dans <hi rend="i">le Prince Jaloux</hi> (act. II, sc. V et suiv.), en 1661, <hi rend="i"
              >un an</hi> avant le mariage de Molière. Il y a là le travail d’un artiste qui se
            reprend, se corrige et se perfectionne, bien plus que l’explosion d’un cœur qui se met
            lui-même en jeu.</note>. <pb n="123" xml:id="p123"/>Mais ce n’est ni pour une maîtresse
          ni pour une femme que Corneille, Racine, Molière, furent ce qu’ils furent. Les événements
          de leur vie privée n’ont été réellement que des occasions d’être émus, qu’ils auraient
          toujours trouvées en vivant. La triste erreur des littérateurs <hi rend="i">bohèmes</hi>,
          et quelques-uns ont eu assez de talent et de douleurs pour mériter cette mention, consiste
          à s’imaginer qu’ils deviendront de grands hommes parce qu’ils imitent les écarts de mœurs
          de quelques grands hommes. C’est parce que Molière est Molière, non parce qu’il aima
          Armande Béjart, qu’il est un peintre sublime de l’amour. Ce qui le lui fit connaître et
          peindre ainsi, c’est son universel génie, à qui rien d’humain n’était étranger ; et ce qui
          donne à ses peintures d’amour un caractère moral. c’est son bon sens, qui resta toujours
          debout malgré les assauts de la passion.</p>
        <p><pb n="124" xml:id="p124"/>Ce bon sens lui apprit à voir l’amour en philosophe, comme
          une des facultés naturelles de l’homme, bonne quand il ne la laisse pas parler plus haut
          que la raison, belle jusqu’au sublime dans les âmes qui, par nature et par volonté, sont
          belles et élevées. C’est une œuvre essentiellement morale, de montrer que la passion qui
          tient le plus de place dans le monde, et dont les excès sont le plus funestes, est pleine
          de joie et de dignité, quand l’homme sait se garder assez pour n’y céder que dans le temps
          et les circonstances qui peuvent la rendre utile, noble, et faire d’elle le soutien et le
          charme de la vie. Qui n’aura plaisir à rechercher, dans tant de figures charmantes, le
          type de l’amour tel que l’entendait Molière ?</p>
        <p/>
        <p>Et donc, l’amour est d’abord un mouvement <hi rend="i">naturel</hi> ; mais, par le mot de
            <hi rend="i">nature</hi>, gardons-nous de comprendre les excitations instinctives du
          corps ou de l’imagination, faites pour être dominées et non obéies : il veut dire ici
          cette <hi rend="i">nature humaine</hi> en laquelle Cicéron ajustement affirmé qu’il faut
          chercher la source de la conduite et du devoir, parce que c’est une nature essentiellement
            <hi rend="i">raisonnable</hi><note place="bottom">Cicéron, <hi rend="i">De
            Officiis</hi>, lib. I, cap. IV : « Eademque natura vi rationis, etc. » — Voir toutefois,
            sur cette <hi rend="i">nature</hi> de Cicéron, notre thèse latine : <hi rend="i">Unde
              hauriantur et quomodo sanciantur M. T. Ciceronis Officia.</hi></note>.</p>
        <p>Oui, l’imprescriptible raison règne dans l’amour vrai, en fait la grandeur, la bonté, la
          durée, l’énergie. L’amour vrai ne naît point au hasard, par une <pb n="125" xml:id="p125"
          /> séduction des sens, par une fascination des yeux, ni même par un agrément de l’esprit :
          tous ces charmes ne produisent que des caprices passagers, d’autant plus vite éteints
          qu’ils sont nés plus soudainement<note place="bottom">La Bruyère dit que <quote>« l’amour
              qui naît subitement est le plus long à guérir »</quote> (Les Caractères, Du Cœur) ;
            mais je crois qu’il dépeint plutôt les accidents que l’essence même de l’amour.</note>,
          comme les belles passions de <hi rend="i">don Juan</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >Le Festin de Pierre</hi>, act. I, sc. II ; act. II, sc. II, V ; act. IV, sc. IX,
            X.</note> ou les vieux désirs d’<hi rend="i">Harpagon</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">L’Avare</hi>, act. II, sc. VI ; act. III, sc. IX-XII.</note>. Il naît d’une
          conformité des âmes, qui sentent, par un penchant dominateur, qu’elles sont faites de
          manière à être heureuses ensemble : une vue intérieure fait découvrir à chacune d’elles
          que l’autre possède les qualités nécessaires pour le bonheur commun ; et un irrésistible
          attrait les pousse à se chercher et à s’unir pour la vie.</p>
        <p>Cet attrait, ce n’est point la grâce du corps qui l’excite : la beauté n’est capable de
          produire l’amour que parce qu’elle est l’interprète de l’âme qui la vivifie. Souvent, ce
          n’est qu’après des recherches lentes et des erreurs cruelles, qu’une personne en découvre
          enfin une autre qui puisse l’aimer et qu’elle puisse aimer<note place="bottom"
                  ><quote><l><space rend="tab"> </space> Ah ! qu’il est bien peu vrai que ce qu’on
                doit aimer</l><l><space rend="tab"> </space>Aussitôt qu’on le voit prend droit de
                nous charmer,</l><l><space rend="tab"> </space>Et qu’un premier coup d’oeil allume
                en nous les flammes</l><l><space rend="tab"> </space>Où le ciel en naissant a
                destiné nos âmes !</l></quote><p><hi rend="i">La Princesse d’Elide</hi>, act. I, sc.
              I. - <hi rend="i">Clitandre</hi> a commencé par offrir ses vœux à <hi rend="i"
                >Armande</hi> avant de <hi rend="i">trouver</hi> son <hi rend="i">Henriette</hi>
                (<hi rend="i">les Femmes savantes</hi>, act. I, sc. II). <hi rend="i">Alceste</hi>
              s’use à vouloir aimer <hi rend="i">Célimène</hi> (<hi rend="i">le Misanthrope</hi>,
              act. I, sc. I ; act. IV, sc. III), etc. </p></note>. Si quelquefois des circonstances
            <pb n="126" xml:id="p126"/>romanesques concourent à cette rencontre, elles sont
          l’occasion, non la cause de l’amour. Les hasards qui semblent le faire naître dans plus
          d’une pièce de Molière n’ont guère plus d’importance que les dénouements qui le
          couronnent : ce sont des nécessités de la comédie, qui ne peut commencer ni finir sans
          prétexte. Ce n’est pas en somme pour avoir été sauvée des eaux par lui qu’<hi rend="i"
            >Elise</hi> aime <hi rend="i">Valère</hi><note place="bottom"><hi rend="i">L’Avare</hi>,
            act. I, sc. I.</note> ; l’ardente passion qui fait tout braver à <hi rend="i"
            >Octave</hi> n’a pas été causée par <hi rend="i">les cheveux épars</hi> et <hi rend="i"
            >la simple futaine</hi> de <hi rend="i">Zerbinette</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >Les Fourberies de Scapin</hi>, act. I, sc. III.</note>. Mais, en de telles aventures,
          les âmes se montrent ; le bon naturel de l’esclave égyptienne paraît dans son affection
          pour sa vieille nourrice ; la noblesse de <hi rend="i">Cléante</hi> éclate dans son ardeur
          à embrasser la défense d’une femme inconnue<note place="bottom"><hi rend="i">Le Malade
              imaginaire</hi>, act. I, sc. V.</note>. Ces ressorts aident le poète à hâter sans
          invraisemblance la liaison des cœurs qu’il est obligé d’unir en quelques scènes ; et
          pourtant, ce court espace lui suffit aussi.pour montrer que l’amour vrai est l’amour des
          âmes, faites par Dieu avec le tendre et noble penchant de se donner tout entières à des
          âmes dignes d’elles. Les belles âmes sont ainsi faites par <hi rend="i">nature</hi>, et la
          nature qui les pousse à aimer est aussi irrésistible que la nature qui leur fait connaître
          le vrai et pratiquer le bien. Sans doute tous les instincts de notre âme, qui sont les
          invariables points de départ de la morale, peuvent être égarés de leur voie et détournés
            <pb n="127" xml:id="p127"/>vers les aberrations les plus funestes ; mais ils existent
          quand même, et vivent immortels au milieu des erreurs et des misères, même des
          dégradations de l’humanité : le philosophe qui les décrit, le poète qui les peint, sont
          des hommes utiles.</p>
        <p>À travers les intrigues de ses comédies., Molière a peint l’amour <hi rend="i"
            >naturel</hi><note place="bottom">Voir plus haut, p. 124.</note>, instinct des cœurs
          honnêtes : c’est un service qu’il a rendu à ses semblables. Ses <hi rend="i">amoureux</hi>
          sont autant d’heureux exemples du cœur humain suivant naturellement un de ses plus
          précieux penchants ; et, de tous ces tableaux vivants, ressort doucement la figure de
          l’amour <hi rend="i">vrai, naturel</hi>, partant <hi rend="i">moral.</hi></p>
        <p/>
        <p>Comme les plantes et les animaux en leur printemps, c’est dans la fleur de l’âge et de
          l’esprit que l’homme et la femme, emportés réciproquement vers un être digne d’eux,
          s’aimeront avec toute l’ardeur de la jeunesse et du cœur, toute la noblesse des âmes pures
          et élevées<note place="bottom">Les amours de <hi rend="i">la femme incomprise</hi>, de <hi
              rend="i">la femme de quarante ans</hi> n’ont été peints par Molière que pour exciter
            le rire fou, comme <hi rend="i">Bélise</hi> des <hi rend="i">Femmes savantes</hi> ou <hi
              rend="i">la Comtesse d’Escarbagnas.</hi> Quant aux amours obliques ou contre nature
            qui remplissent nos romans et nos drames contemporains, il n’en parle jamais : ces
            aberrations maladives ou, tranchons le mot, vicieuses, sont absolument inconnues à sa
            saine raison. Voir plus loin, p. 142 ; les restrictions à faire à cet éloge se trouvent
            plus loin, chap. IX.</note>. Leur passion sera d’autant plus vive et plus belle, qu’ils
          seront plus parfaits ; car toute vertu, toute intelligence, toute grâce les rendront plus
          propres à éprouver et à inspirer <pb n="128" xml:id="p128"/>l’amour. C’est pour eux
          seuls, pour eux tout entiers qu’ils s’aimeront, ardents à poursuivre une union
          indissoluble, dans laquelle ils trouveront ce qui manque à leur solitude : la joie d’être
          deux à vivre, à souffrir<note place="bottom"><quote><l><space rend="tab"> </space> Et de
                deux cœurs brisés l’âpre conformité</l><l><space rend="tab"> </space>Faisait de deux
                malheurs une félicité.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>De Lamartine, <hi
                rend="i">Jocelyn</hi>.</p></note>.</p>
        <p>Regardez <hi rend="i">Henriette</hi> et <hi rend="i">Clitandre</hi><note place="bottom"
              ><hi rend="i">Les Femmes savantes.</hi></note> : n’est-ce pas la nature même qui porte
          l’une à l’autre ces deux personnes accomplies ? Ce sentiment, à l’âge où ils sont le mieux
          faits pour en jouir, ne vient-il pas développer et ennoblir toutes les qualités du cœur et
          de l’esprit qu’ils possédaient déjà<note place="bottom"><quote><l><space rend="tab"
                > </space> Oui, cette passion, de toutes la plus belle,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Traîne dans un esprit cent vertus après elle ;</l><l><space rend="tab"
                > </space>Aux nobles actions elle pousse les cœurs, etc.</l></quote><p><hi rend="i"
                >La Princesse d’Elide</hi>, act. I, sc. I.</p></note> ? Et quand le bonhomme <hi
            rend="i">Chrysale</hi>, en les voyant s’aimer de si bon cœur, s’écrie :</p>
        <quote>
          <l>Ah ! les douces caresses !</l>
          <l>Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses ;</l>
          <l>Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,</l>
          <l>Et je me ressouviens de mes jeunes amours<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes
                savantes</hi>, act. III, sc. IX.</note>,</l>
       </quote>
        <p>qui n’a devant les yeux cet amour pur et naturel, plein de joie et d’honneur, que <hi
            rend="i">Phèdre</hi> dépeint avec tant de vérité dans son désespoir de n’en pouvoir
          jouir :</p>
        <quote>
          <l>Hélas ! ils se voyoient avec pleine licence !</l>
          <l>Le ciel de leurs soupirs approuvoit l’innocence ;</l>
          <l>Ils suivoient sans remords leur penchant amoureux ;</l>
          <l>Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux<note place="bottom">J. Racine,
                <hi rend="i">Phèdre</hi>, act. IV, sc. VI.</note> !</l>
       </quote>
        <p><pb n="129" xml:id="p129"/>Ce charme d’une affection naturelle dans des âmes. pures,
          Molière le montre maintes fois sur son théâtre ; et chaque fois c’est avec une émotion
          nouvelle qu’on s’intéresse de cœur à ces simples et touchantes passions, qu’elles
          entraînent les dieux mêmes et les nymphes comme <hi rend="i">Amour</hi> et <hi rend="i"
            >Psyché</hi><note place="bottom">Voir, sur <hi rend="i">l’Amour ingénu de Psyché</hi>,
            Saint-Marc Girardin, <hi rend="i">Cours de Littérature dramatique</hi>, t. IV, LI. M.
            Saint-Marc Girardin ne rend pas justice à Molière en attribuant la pièce à Corneille.
            Jusque dans les vers faits par le grand Corneille, on sent l’inspiration de Molière, et
            je ne crois pas qu’il y ail de gloire littéraire plus grande que celle-là : Molière
            faisant travailler Corneille !</note>, ou les valets et les servantes comme <hi rend="i"
            >Covielle</hi> et <hi rend="i">Nicole</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois
              gentilhomme</hi>, act. III, sc. VIII-X.</note>. C’est l’Eternel amour qu’il sait
          peindre et varier à l’infini, toujours le même et toujours nouveau comme la parure des
            champs<note place="bottom"><quote>« La nature veut toujours être nouvelle, c’est vrai ;
              mais elle reste toujours la même... À côté d’une fleur fanée naît une fleur toute
              semblable, et des milliers de familles se reconnaissent sous la rosée aux premiers
              rayons du soleil. Chaque matin, l’ange de vie et de mort apporte à la mère commune une
              nouvelle parure ; mais toutes ces parures se ressemblent. »</quote> A. de Musset, <hi
              rend="i">André del Sarto</hi>, act. I, sc. V. </note>, un et divers comme les visages
          des mille nymphes toutes sœurs qui peuplaient l’océan d’Ovide<note place="bottom"
                  ><quote><l><space rend="tab"> </space>                      Fades non omnibns
                nna,</l><l><space rend="tab"> </space>Nec diversa tamen, qualem decet esse
                sorornm.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Ovide, <hi rend="i"
              >Metamorph</hi>., lib. II, v. 13.</p></note>.</p>
        <p><hi rend="i">Don Garde</hi> et <hi rend="i">done Elvire, don Alphonse</hi> et <hi
            rend="i">done Ignés</hi> du <hi rend="i">Prince Jaloux</hi>, montrent, dans une dignité
          princière, les mêmes sentiments vrais et naturels qui animent <hi rend="i">Isabelle</hi>
          et <hi rend="i">Valère</hi> dans <hi rend="i">l’École des Maris</hi>, et qui, dans <hi
            rend="i">l’École des Femmes</hi>, produisent le délicieux épanouissement de la jeune âme
            <pb n="130" xml:id="p130"/>d<hi rend="i">’Agnès</hi><note place="bottom"><p><space
                rend="tab"> </space> Dans l’auteur original (Maria de Zayas, <hi rend="i">Nouvelles,
                la Précaution inutile</hi> ; voir la traduction de Scarron dans ses <hi rend="i"
                >Nouvelles tragi-comiques</hi>), l’Agnès, n’apprend d’un amant brutal que la
              pratique sensuelle du plaisir, et reste aussi sotte après qu’avant. La supériorité de
              Molière est aussi grande au point de vue moral qu’au point de vue de
                  l’art :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Tout ce qu’il a touché se
                convertit en or.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Boileau, <hi rend="i">Art
                poétique</hi>, ch. III, v. 298.</p></note>. Même dans une pièce de commande écrite
          en quinze jours, comme <hi rend="i">les Fâcheux</hi>, l’amour d’Or<hi rend="i">phise</hi>
          et d<hi rend="i">’Eraste</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Fâcheux</hi>, act. I,
            sc. I-IV, VII, VIII ; act. II, sc. V, VI ; act. III, sc. I ; V, VI.</note> est supérieur
          à tous les amours de roman dont Scudéri donnait alors si libéralement des volumes<note
            place="bottom"><quote><l><space rend="tab"> </space> Bienheureux Scudéri, dont la
                fertile plume</l><l><space rend="tab"> </space>Peut tous les mois sans peine
                enfanter un volume !</l></quote><p><space rend="tab"
              > </space>                                                Boileau, <hi rend="i"
                >Satire</hi> II, à Molière, v. 77.</p></note>. Qui peut repenser sans charme à tous
          ces <hi rend="i">amoureux</hi> du <hi rend="i">Dépit</hi>, des deux <hi rend="i"
            >Écoles</hi>, de <hi rend="i">la Princesse d’Elide</hi>, de <hi rend="i">l’Amour
            médecin</hi>, du <hi rend="i">Misanthrope</hi>, du <hi rend="i">Médecin malgré lui</hi>,
          de <hi rend="i">Mélicerte</hi>, de <hi rend="i">l’Amour peintre</hi>, du <hi rend="i"
            >Tartuffe</hi>, de l’<hi rend="i">Avare</hi>, de <hi rend="i">M. de Pourceaugnac</hi>,
          des <hi rend="i">Amants magnifiques</hi>, du <hi rend="i">Bourgeois gentilhomme</hi>, de
            <hi rend="i">Psyché</hi>, des <hi rend="i">Fourberies de Scapin</hi>, de <hi rend="i">la
            Comtesse d’Escarbagnas</hi>, des <hi rend="i">Femmes savantes</hi>, du <hi rend="i"
            >Malade imaginaire</hi><note place="bottom">Voir, pour les restrictions à faire, plus
            loin, chap. IX.</note> ? Dieux, princes, bergers, bourgeois, gentilshommes, valets, on
          en trouve partout sans qu’on songe jamais à s’en plaindre : <hi rend="i">Célie, Hippolyte,
            Lucile, Elvire, Isabelle, Agnès, Lucinde, Eliante, Mariane, Elise, Julie, Eriphile,
            Psyché, Zerbinette, Hyacinthe, Henriette, Angélique</hi>, je vous aime, avec vos <hi
            rend="i">Lélies</hi>, vos <hi rend="i">Léandres</hi>, vos <hi rend="i">Erastes</hi>, vos
            <hi rend="i">Valères</hi>, vos H<hi rend="i">oraces</hi>, <pb n="131" xml:id="p131"/>
          vos <hi rend="i">Orontes</hi>, vos <hi rend="i">Sostrates</hi>, vos <hi rend="i"
            >Cléontes</hi>, vos <hi rend="i">Octaves</hi>, vos <hi rend="i">Cléantes</hi>, et vos
            <hi rend="i">Clitandres</hi>, doux noms et charmants souvenirs, aimables figures qui
          venez, au milieu des farces les plus risibles ou des peintures de caractère les plus
          hardies, apporter la grâce riante de vos jeunes amours !</p>
        <p>Il est beau d’avoir conçu cette idée élevée d’un sentiment qui peut tomber si bas ; il
          est bien d’avoir exprimé que ce sentiment est une passion de l’âme, non un appétit du
          corps ; il est glorieux d’avoir montré sur la scène, dans des situations souvent
          délicates, le caractère chaste et spiritualiste de l’amour, quand tant d’auteurs ont
          cherché et cherchent encore le succès dans son étalage tout matériel, quand tant de
          critiques se prosternent devant la peinture corruptrice de ce qu’ils appellent l’amour
          physique.</p>
        <p>Mais il est peut-être plus beau, meilleur, plus glorieux encore d’avoir su, en s’élevant
          dans ces régions supérieures et presque divines, rester sur la terre, et ne s’égarer
          jamais hors de la vie pratique et de la vérité humaine, là où Platon lui-même, emporté par
          son génie, s’envola hors de l’humanité<note place="bottom"><hi rend="i">République</hi>,
            liv. IV ; <hi rend="i">Phèdre.</hi></note>.</p>
        <p>Ici triomphe le bon sens de Molière, et ses peintures, par leur juste rapport avec la
          réalité, prennent un caractère particulièrement utile et moral. Oui, la source de l’amour
          est belle, pure, sublime : mais l’amoureux est homme ; et, pour aimer, il n’en est <pb
            n="132" xml:id="p132"/> pas moins aux prises avec toutes sortes de misères : il est
          jeune, il est jaloux, il est fou, il est sans courage et sans conduite, il est susceptible
          et déraisonnable, il manque de dignité, même d’honneur. Pour amener le bonheur qu’ils
          n’ont pas la raison ni. l’énergie de chercher par eux-mêmes, <hi rend="i">Lélie</hi>
          s’abandonne à un <hi rend="i">Mascarille</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >L’Etourdi.</hi></note>, <hi rend="i">Ascagne</hi> à une <hi rend="i"
            >Frosine</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Dépit amoureux.</hi></note>.
          L’indiscret et vantard <hi rend="i">Horace</hi> va raconter d’abord sa passion à <hi
            rend="i">Arnolphe</hi>, au risque de perdre à jamais son <hi rend="i">Agnès</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">L’École des Femmes.</hi></note>. Dans <hi rend="i">F
            Etourdi, le Dépit amoureux</hi>, l’<hi rend="i">Amour médecin</hi>, les deux <hi
            rend="i">Écoles, le Médecin malgré lui, l’Avare, les Fourberies de Scapin, M. de
            Pourceaugnac</hi>, on voit sans cesse les amants tomber des sentiments les plus beaux
          dans les ruses les moins dignes, et employer des chemins honteux pour atteindre un but
          honorable qu’ils n’ont pas la constance de chercher par la seule route de l’honneur.</p>
        <p>C’est que nous sommes ainsi faits ; l’amour le plus pur prend les confidents les plus
            méprisables<note place="bottom"><hi rend="i">M. de Pourceaugnac.</hi></note> ; le cœur
          le plus respectueux pour sa maîtresse manque de respect à son père<note place="bottom"><hi
              rend="i">Lélie</hi> dans <hi rend="i">l’Etourdi ; Cléante</hi> dans <hi rend="i"
              >l’Avare.</hi>
          </note> ; l’âme la plus ferme, la plus sage, se désespère d’une chimère ou d’un doute<note
            place="bottom">Les <hi rend="i">amoureux</hi> du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi>, du
              <hi rend="i">Prince jaloux</hi>, du <hi rend="i">Tartuffe</hi>, du <hi rend="i"
              >Bourgeois gentilhomme</hi>, des <hi rend="i">Fâcheux</hi>, etc. </note> : pauvres
          amoureux, comme les voilà pour rien inquiets, jaloux, brouillés, perdus ! Et comme <pb
            n="133" xml:id="p133"/> ils reviennent tout à coup de l’emportement à la soumission, du
          soupçon à l’aveuglement<note place="bottom">Voir particulièrement <hi rend="i">le Dépit
              amoureux</hi>, act. IV, sc. III ; <hi rend="i">le Tartuffe</hi>, act. II, sc. IV ; <hi
              rend="i">le Misanthrope</hi>, act. IV, sc. III -, <hi rend="i">le Bourgeois
              gentilhomme</hi>, act. III, sc. X.</note> ! Quel mélange d’humilité sans bornes et
          d’amour propre inflexible !</p>
        <p>Et c’est la vérité : sous toutes ces erreurs et ces hésitations qui sont vraies, il y a
          l’amour vrai, qu’aucune puissance, aucun intérêt ne pourra arrêter, parce que les cœurs
          qu’il mène sont poussés par une puissance et un intérêt supérieurs à tous les autres<note
            place="bottom"><hi rend="i">Cléante</hi> et <hi rend="i">Valère</hi> dans <hi rend="i"
              >l’Avare</hi> ; <hi rend="i">Henriette</hi> dans <hi rend="i">les Femmes
            savantes</hi> ; <hi rend="i">Angélique</hi> dans <hi rend="i">le Malade
            imaginaire</hi>.</note>. Cet amour aura une persévérance sans fin, une adresse
          inépuisable pour déjouer les desseins contraires et surmonter les obstacles<note
            place="bottom">Voir surtout <hi rend="i">l’Avare, M. de Pourceaugnac, les Femmes
              savantes.</hi></note>. Ni la violence ni l’autorité ne pourront rien sur lui que
          l’exciter davantage à une noble révolte<note place="bottom"><hi rend="i">L’Amour médecin,
              l’Amour peintre, le Médecin malgré lui, l’École des Femmes, l’École des Maris</hi>,
            etc.</note>. Il inspirera aux âmes les plus timides un courage inconnu, une résolution
            inébranlable<note place="bottom">Les deux <hi rend="i">Écoles, Psyché.</hi>
          </note>. Il apprendra aux plus rudes caractères des délicatesses infinies, des douceurs
            angéliques<note place="bottom"><hi rend="i">Les deux Écoles, le
          Misanthrope.</hi></note>. Il sera dévoué et fidèle absolument<note place="bottom"><hi
              rend="i">Les Femmes savantes.</hi></note>. Il deviendra la vie même de ceux dont il
            s’empare<note place="bottom">Il est inutile de multiplier les notes : il faudrait pour
            chacun de ces articles citer presque tous les amoureux de Molière.</note>. Il leur fera
          un devoir formel de la <pb n="134" xml:id="p134"/>franchise sans réserves<note
            place="bottom">Voir plus loin, p. 137.</note>. Il sera pur<note place="bottom">C’est le
            caractère de ce théâtre, où on ne voit ni fille tombée, ni courtisane. Voir cependant
            les réserves à faire, chap. IX.</note> : jamais un amant, qui aime de l’amour peint par
          Molière, ne songera à faire sa maîtresse de son amante, ou plutôt ce mot de <hi rend="i"
            >maîtresse</hi> deviendra chaste dans sa bouche et dans sa pensée ; il sera toujours ému
          de respect devant celle en qui il vénère sa propre dignité et son honneur même. Tout cela
          surnage au-dessus de toutes les intrigues et de toutes les faiblesses ; tout cela est
          exprimé ou indiqué avec une mesure et une justesse qui donnent à l’ensemble de ces
          peintures d’amour un caractère général de moralité, et qui placent le théâtre de Molière à
          une distance infinie au-dessus de l’immense majorité des drames et des romans d’amour<note
            place="bottom">On est ici en contradiction avec Bossuet, <hi rend="i">Maximes et
              réflexions sur la comédie</hi>, chap. V. Voir plus loin, p. 145, note 1, et chap.
            XII.</note>.</p>
        <p/>
        <p>Mais, dans ce grand enseignement, il est un point précis sur lequel le maître a insisté
          avec une persistance due à la fois au défaut de son siècle et au caractère de son âme :
          c’est la coquetterie.</p>
        <p>La coquetterie est incompatible avec l’amour, parce qu’elle est égoïsme et parce qu’elle
          est mensonge. <hi rend="i">Célimène</hi> n’aime point, parce qu’elle est coquette : ce
          vice la rend incapable de comprendre la.seule passion vraie qu’elle ait inspirée dans
          toute la cour.de galants qui l’obsède<note place="bottom"><hi rend="i">Le
            Misanthrope</hi>, act. IV et V. — Voir plus haut, chap. VI, page 112.</note>. La <hi
            rend="i">prude Arsinoé</hi> ne <pb n="135" xml:id="p135"/>peut pas davantage connaître
          l’amour dans la coquetterie de vertu que son âge lui impose<note place="bottom"><p><space
                rend="tab"> </space><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. III, sc. IV-VII. — Il y
              avait alors de la coquetterie jusque dans la dévotion : la <hi rend="i"
                >préciosité</hi> avait envahi le <hi rend="i">ciel</hi> même, et véritablement les
                <hi rend="i">quiétistes</hi> étaient des <hi rend="i">précieuses dévotes</hi> ;
              elles parlaient un style incroyable :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Le
                contemplatif sent et comprend ce qu’il dit ;</l><l><space rend="tab"> </space>Mais
                la chair n’entend pas la langue de l’esprit.</l><l><space rend="tab"> </space>Ah I
                que ne pouvez-vous vous élever, madame,</l><l><space rend="tab"> </space>Au sommet
                de l’esprit, dans le donjon de l’âme,</l><l><space rend="tab"> </space>Et là, dans
                une sainte insensibilité,</l><l><space rend="tab"> </space>Voir sous ces mots
                obscurs luire la vérité !</l><l><space rend="tab"> </space>Là, dans l’être divin
                tonte déifiée,</l><l><space rend="tab"> </space>Vide du monde entier, et
                désappropriée,</l><l><space rend="tab"> </space>Une âme s’enveloppe en son état
                passif,</l><l><space rend="tab"> </space>Et, sans pouvoir produire un acte
                discursif,</l><l><space rend="tab"> </space>Des objets d’ici-bas arrête
                l’imposture,</l><l><space rend="tab"> </space>Et de ses facultés serre la
                ligature.</l><l><space rend="tab"> </space>L’entendement n’admet, dans ce repos
                central,</l><l><space rend="tab"> </space>Rien qui soit aperçu, rien qui soit
                nominal,</l><l><space rend="tab"> </space>Nulle opération d’effort on
                d’industrie :</l><l><space rend="tab"> </space>Suppression de vœux, extinction de
                vie,</l><l><space rend="tab"> </space>Du corps d’avec l’esprit
                  séparabilité,</l><l><space rend="tab"> </space>Surtout exclusion de mercénarité,
                etc.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Fléchier, <hi rend="i">Dialogue
                quatrième sur le Quiétisme</hi>, dans les <hi rend="i">Œuvres mêlées de M. Fléchier,
                évêque de Nismes</hi>, Paris, Jacques Estienne, 1712. Lire ces quatre dialogues,
              très-curieux, très-sensés, et très-bien écrits.</p></note>. <hi rend="i">Armande</hi>
          et <hi rend="i">Bélise</hi>, dans leur coquetterie de pédantes, ne soupçonnent point ce
          que c’est qu’aimer<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. I, sc.
            I, II, IV.</note>, et <hi rend="i">la comtesse d’Escarbagnas</hi>, dans sa coquetterie
          de vieille provinciale’, montre en caricature extravagante quelle distance de la terre au
          ciel il y a de la coquetterie à l’amour<note place="bottom"><hi rend="i">La Comtesse
              d’Escarbagnas</hi> sc. II, XV-XXII.</note>.</p>
        <p>Molière a dit celle vérité au milieu d’une société où le raffinement de l’esprit faisait,
          dans les meilleurs salons, prendre à la coquetterie la place et le nom de <pb n="136"
            xml:id="p136"/> l’amour, et où il n’y avait point de femme à la mode qui ne voulût
          régner dans un petit royaume de <hi rend="i">Tendre.</hi> Boileau, le champion de la
          raison, qu’on trouve sur la brèche partout où le goût du temps essaie d’en franchir les
          remparts, s’est montré là, comme en maint endroit, le digne second de Molière, et il a
          retrouvé le pinceau de Juvénal pour aider son ami à rendre la coquette à jamais
          odieuse :</p>
        <quote>
          <l>D’abord, tu la verras, ainsi que dans <hi rend="i">Clélie</hi>,</l>
          <l>Recevant ses amants sous le doux nom d’amis,</l>
          <l>S’en tenir avec eux aux petits soins permis ;</l>
          <l>Puis, bientôt en grande eau sur le fleuve de <hi rend="i">Tendre</hi>,</l>
          <l>Naviger à souhait, tout dire, et tout entendre.</l>
          <l>Et ne présume pas que Vénus, ou Satan,</l>
          <l>Souffre qu’elle en demeure aux termes du roman<note place="bottom">Boileau, <hi
                rend="i">Satire</hi> X, v. 158.</note>...</l>
       </quote>
        <p>Molière était obligé d’en demeurer aux termes de la comédie, et l’art même lui défendait
          de mettre sur la scène autre chose que les lettres de <hi rend="i">Célimène</hi> et les
          avances mielleuses d<hi rend="i">’Arsinoé</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Misanthrope</hi>, act. III, sc. VII ; act.V, sc. IV.</note> ; mais pourtant, quand il
          montre la jeune coquette refusant d’aller <hi rend="i">ensevelir dans un désert</hi> ses
          fautes et son repentir<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i"
                >Id</hi>., act. V, sc. VII :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Moi, renoncer
                au monde avant que de vieillir,</l><l><space rend="tab"> </space>Et dans votre
                désert aller m’ensevelir !</l></quote></note>, il laisse deviner la vie qu’elle
          mènera dans v le monde :</p>
        <quote>
          <l>Peut-être avant deux ans,......</l>
          <l>Eprise d’un cadet, ivre d’un mousquetaire,</l>
          <l><pb n="137" xml:id="p137"/>Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,</l>
          <l>Donner chez <hi rend="i">la Cornu</hi> rendez-vous aux galans,</l>
          <l>De <hi rend="i">Phèdre</hi> dédaignant la pudeur enfantine,</l>
          <l>Suivre à front découvert <hi rend="i">Z…</hi> et <hi rend="i">Messaline</hi><note
              place="bottom">Boileau, <hi rend="i">Satire</hi> X, v. 169.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Et, sous toutes les convenances de la comédie, il fait entrevoir où ira la prude
          quarantenaire, avec son <hi rend="i">amour pour les réalités</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. III, sc. V.</note> :</p>
        <quote>
          <l>Rien n’égale en fureur, en monstrueux caprices,</l>
          <l>Une fausse vertu qui s’abandonne aux vices<note place="bottom"><p><space rend="tab"
                > </space> Boileau, <hi rend="i">Satire</hi> X, v. 533. — On alliait très-bien la
                débauche avec le quiétisme précieux :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Tout
                  ce que le corps fait ne se compte pour rien ;</l><l><space rend="tab"> </space>Ce
                  corps n’est qu’une aveugle et sensible matière,</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Qu’un amas agité de boue et de poussière,</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Dont tous les mouvements, que la cupidité</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Produit sans la raison et sans la volonté,</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Sont actes sans aveu, sans malice, sans blâme,</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Et ne peuvent salir la pureté de l’âme,</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Qui, jouissant an ciel de solides plaisirs,</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Laisse vivre le corps an gré de ses désirs.</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Ramenez donc au ciel toute votre tendresse,</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Et tenez votre esprit an Seigneur attaché,</l><l><space rend="tab"
                  > </space>Madame : après cela moquez-vous du péché.</l></quote><p><space
                  rend="tab"> </space>                                Fléchier, <hi rend="i"
                  >Dialogue second sur le Quiétisme.</hi></p></note>.</l>
       </quote>
        <p>Jamais celle qui sait et veut aimer ne mettra le pied sur ce gazon fleuri qui cache un
          ignoble bourbier. <hi rend="i">Eliante</hi> pourrait, ce semble, accepter les hommages <hi
            rend="i">d’Alceste</hi> sans déloyauté à l’égard de <hi rend="i">Philinte</hi> : non,
          elle s’expliquera nettement avec l’un comme avec l’autre, et sa sincérité fera mieux
          ressortir la <pb n="138" xml:id="p138"/>duplicité de son habile cousine ; elle dira <hi
            rend="i">d’Alceste</hi> à <hi rend="i">Philinte</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Pour moi, je n’en fais point de façon, et je croi</l>
          <l>Qu’on doit sur de tels points être de bonne foi :</l>
          <l>Je pourrois me résoudre à recevoir ses feux<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Misanthrope</hi>, act. IV, sc. I.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Et <hi rend="i">Philinte</hi> lui répond, car la coquetterie de <hi rend="i"
            >Clitandre</hi> et <hi rend="i">d’Acaste</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
            act. III, sc. I.</note> n’est pas moins blâmée par Molière que celle de <hi rend="i"
            >Célimène</hi>, et le vice à ses yeux n’est pas moindre en l’homme qu’en la femme :</p>
        <quote>
          <l>Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas,</l>
          <l>Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;</l>
          <l>Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire</l>
          <l>De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire ;</l>
          <l>Mais si, par un hymen qui les joindrait tous deux,</l>
          <l>Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,</l>
          <l>Tous les miens tenteroient la faveur éclatante</l>
          <l>Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
              act. IV, sc. I.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Quand <hi rend="i">Alceste</hi> fuit dans <hi rend="i">son désert</hi> et déclare
          franchement à <hi rend="i">Eliante</hi> qu’il ne se sent pas digne d’elle, <hi rend="i"
            >Eliante</hi> au lieu de saisir cette occasion d’une coquetterie innocente, lui déclare
          non moins franchement :</p>
        <quote>
          <l>Ma main de se donner n’est point embarrassée,</l>
          <l>Et voilà votre ami, sans trop m’inquiéter,</l>
          <l>Qui, si je l’en priois, la pourrait accepter<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>
              act. V, sc. VIII. La franchise est peut-être ici poussée un peu loin ; mais cette
              légère exagération donne néanmoins une profitable leçon. </note>.</l>
       </quote>
        <p><pb n="139" xml:id="p139"/>Il semble que le <hi rend="i">Clitandre</hi> des <hi rend="i"
            >Femmes savantes</hi> pourrait se laisser aimer par les deux sœurs, et flatter même la
          passion éthérée de la folle <hi rend="i">Bélise</hi>, pour se ménager des appuis dans la
          maison : non, il leur déclarera en face quel est son choix, au risque de soulever des
          jalousies qui compromettront son amour<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes
              savantes</hi>, act. I, sc. II, IV.</note>. Il semble qu<hi rend="i">’Henriette</hi>
          pourrait souffrir les hommages de <hi rend="i">Trissotin</hi>, quand ce ne serait que pour
          en rire, et pour complaire aux idées de sa mère : non, elle le prendra à part pour lui
          dire :</p>
        <quote>
          <l>Je vous estime, autant qu’on sauroit estimer ;</l>
          <l>Mais je trouve un obstacle à pouvoir vous aimer :</l>
          <l>Un cœur, vous le savez, à deux ne sauroit être,</l>
          <l>Et je sens que du mien <hi rend="i">Clitandre</hi> s’est fait maître<note
              place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. V, sc. I.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Cette franchise en amour, Molière la réclame presque brutalement par la bouche <hi
            rend="i">d’Alceste</hi>, quand il lui fait lancer à <hi rend="i">Célimène</hi> cette
          terrible <hi rend="i">fleurette</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Mais qui m’assurera que, dans le même instant,</l>
          <l>Vous n’en disiez peut-être aux autres tout autant<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Misanthrope</hi>, act. II, sc. I.</note> ?</l>
       </quote>
        <p>Il regardait cette franchise comme le premier devoir de ceux qui s’aiment, et comme la
          première preuve d’affection qu’ils se puissent donner. Il la voulait entière, et, comme on
          vient de le voir, il n’admettait pas qu’on la sacrifiât aux intérêts de l’amour même. Bien
          plus, il la voulait jusque dans le langage parlé <pb n="140" xml:id="p140"/>par l’amour,
          et il repoussait, autant par cœur que par goût, le style faux que l’on croyait alors le
          style obligé de la passion. Il pensait avec raison qu’un sentiment vrai se fausse et
          s’émousse à s’exprimer en termes recherchés et exagérés. Ce n’était pas seulement, on le
          répète, son goût, c’était son cœur sincère qui s’indignait avec <hi rend="i">Alceste</hi>
          contre le <hi rend="i">sonnet</hi> d’<hi rend="i">Oronte</hi>, et préférait hautement la
          chanson de <hi rend="i">ma mie</hi> et du <hi rend="i">roi Henri</hi></p>
        <quote>
          <l>À ces quolifichets dont le bon sens murmure.</l>
       </quote>
        <p>Il disait</p>
        <quote>
          <l>Que ce n’est pas ainsi que parle la nature<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Misanthrope</hi>, act. I, sc. II.</note>,</l>
       </quote>
        <p>et il avait raison.</p>
        <p>Il y avait presque autant de mérite à réformer l’amour dans l’expression que dans le
          fond, à l’époque où les madrigaux triomphaient si victorieusement, que Racine faisait dire
          au fils d’Achille aux pieds de la veuve d’Hector :</p>
        <quote>
          <l>Brûlé de plus de feux que je n’en allumai<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Andromaque</hi>, act. I, sc. IV.</note> ;</l>
       </quote>
        <p>à l’époque où Boileau lui-même, fléchissant sous la poussée du siècle, mettait, dans la
          glorieuse péroraison de son <hi rend="i">Art poétique</hi>, le Benserade des <hi rend="i"
            >ruelles</hi> à côté du Corneille <hi rend="i">du Cid et d’Horace</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Art poétique</hi>, ch. IV, v. 195-200. - Voir plus haut,
            chap. III, p. 57.</note>.</p>
        <p><pb n="141" xml:id="p141"/>Molière ne se contenta pas de critiquer avec une verve
          toujours nouvelle le faux style amoureux partout où l’occasion s’en offrit<note
            place="bottom"><hi rend="i">Les Précieuses ridicules</hi>, sc. V, X ; XII ; <hi rend="i"
              >Les Fâcheux</hi>, act. II, sc. IV ; <hi rend="i">le Misanthrope</hi>, act. I, sc.
            II : <hi rend="i">le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. II, sc. VI ; <hi rend="i">les
              Femmes savantes</hi>, act. III, sc. II, <hi rend="i">la Comtesse d’Escabargnas</hi>,
            sc. I, XV, XVI ; <hi rend="i">le Malade imaginaire</hi>, act. II, sc. VI.</note>. Après
          avoir rappelé les amants à un langage naturel comme l’amour, il donna, mieux que tous les
          autres auteurs du siècle, l’exemple de cette langue douce et touchante qui va droit au
          cœur parce qu’elle en exprime les vrais sentiments. Est-il besoin de rappeler les
          charmantes causeries d’amour qui remplissent tant de comédies<note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Dépit amoureux</hi>, act. I, sc. II ; act. IV, sc. III, IV ; <hi rend="i"
              >le Prince jaloux</hi>, act. I, sc. III ; act. II, sc. V, VI ; act. IV, sc. VIII ;
            act. V, sc. III, VI ; <hi rend="i">l’École des Maris</hi>, act. II, sc. XIV ; <hi
              rend="i">les Fâcheux</hi>, act. I, sc. VIII ; <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi>,
            act : I, sc. III ; act. II, sc. I, II ; act. IV, sc. IX ; <hi rend="i">l’Amour
              médecin</hi>, act. III, sc. VI ; <hi rend="i">le Misanthrope</hi>, act. II, sc. I ;
            act. IV, sc. I, III, VII ; <hi rend="i">Mélicerte</hi>, act. II, sc. III ; <hi rend="i"
              >l’Amour peintre</hi>, sc. XIII ; <hi rend="i">le Tartuffe</hi>, act. II, sc. IV ; <hi
              rend="i">Amphitryon</hi>, act. I, sc. III ; act. II, sc. VI ; <hi rend="i"
              >l’Avare</hi>, act. I, sc. I ; act. III, sc. XI ; act. IV, sc. I ; <hi rend="i">M. de
              Pourceaugnac</hi>, act. I, sc. III, IV ; <hi rend="i">les Amants magnifiques</hi>,
            act. II, sc IV ; act. IV, sc. VII ; <hi rend="i">le Bourgeois gentilhomme</hi>, act.
            III, sc. VIII-X, XVIII ; act. V, sc. II ; <hi rend="i">Psyché</hi>, act. III, sc. III,
            IV ; act. IV, sc. III ; act. V, sc. IV ; l<hi rend="i">es Fourberies de Scapin</hi>,
            act. I, sc. III ; <hi rend="i">la Comtesse d’Escarbagnas</hi>, sc. I : <hi rend="i">Les
              Femmes savantes</hi>, act. I, sc. II, III ; act. IV, sc. VII, VIII ; <hi rend="i">le
              Malade imaginaire</hi>, act. II, sc. IV-VI, XI ; act. III, sc. XXI, XXII.</note> ? Le
          spectateur, fatigué de rire, s’y repose avec une émotion délicieuse ; et l’auteur sait
          quelquefois, par la simplicité du style et la vérité de la passion, faire parler à l’amour
          un langage digne de Corneille :</p>
        <quote>
          <label>CLITANDRE.</label>
          <l>Quelque secours puissant qu’on promette à ma flamme,</l>
          <l>Mon plus solide espoir c’est votre cœur, madame. ‘</l>
          <label><pb n="142" xml:id="p142"/>HENRIETTE.</label>
          <l>Pour mon cœur, vous pouvez vous assurer de lui.</l>
          <label>CLITANDRE.</label>
          <l>Je ne puis qu’être heureux quand j’aurai son appui.</l>
          <label>HENRIETTE.</label>
          <l>Vous voyez à quels nœuds on prétend le contraindre.</l>
          <label>CLITANDRE.</label>
          <l>Tant qu’il sera pour moi je ne vois rien à craindre.</l>
          <label>HENRIETTE.</label>
          <l>Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux ;</l>
          <l>Et, si tous mes efforts ne me donnent à vous,</l>
          <l>II est une retraite où notre âme se donne,</l>
          <l>Qui m’empêchera d’être à toute autre personne.</l>
          <label>CLITANDRE.</label>
          <l>Veuille le juste ciel me garder en ce jour</l>
          <l>De recevoir de vous cette preuve d’amour<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes
                savantes</hi>, act. IV, sc. VIII.</note> !</l>
       </quote>
        <p>Voilà comme Molière savait atteindre au sublime par le <hi rend="i">naturel. Il</hi> est
          revenu sans cesse sur cette nécessité que l’amour soit <hi rend="i">naturel</hi>, conforme
          à l’âge, à la condition, au caractère, aux âmes de ceux qui s’y livrent.</p>
        <p>Quel triste et vrai ridicule versé sur <hi rend="i">Sganarelle</hi>, sur <hi rend="i"
            >Arnolphe</hi> ; sur <hi rend="i">Harpagon</hi>, sur <hi rend="i">Alceste</hi>
          lui-même ! Quel contraste entre la passion jeune et noble des <hi rend="i">Horaces</hi>,
          des <hi rend="i">Clitandres</hi>, et les risibles et honteux soupirs des amoureux hors
            d’âge<note place="bottom">Les deux <hi rend="i">Écoles, le Mariage forcé, le
              Misanthrope, l’Avare, le Bourgeois gentilhomme, la Comtesse
          d’Escarbagnas</hi>.</note> ! Les pédants <pb n="143" xml:id="p143"/>qui se mêlent de
          galanterie sont encore plus ridicules que les vieillards : <hi rend="i">Trissotin</hi> et
            <hi rend="i">Thomas Diafoirus</hi>, ne ressemblent-ils pas à l’âne de la fable<note
            place="bottom">La Fontaine, liv. IV, fab. V <hi rend="i">l’Ane et le petit Chien</hi>.
              — <hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. III, sc. VI ; act. V, sc. I ; <hi
              rend="i">le Malade imaginaire</hi>, act. II, sc. VI, VII.</note> ? Quel rappel à la
          nature et à la raison, sans qui l’amour devient tout brutal ! On ne saurait trop remarquer
          quel enseignement pratique résulte de la peinture de l’amour mal placé et du funeste
          résultat des passions contre nature. Cet enseignement est tout moral. Il est donné avec
          fermeté, mais aussi avec mesure. Il apprend aux hommes mûrs que, s’ils sont dédaignés ou
          trompés par les femmes, c’est moins pour leur âge que pour leurs travers ; et l’exemple
            <hi rend="i">d’Ariste</hi>, dans l’<hi rend="i">École des Maris</hi>, montre qu’à tout
          âge une âme douce et noble est aimable.</p>
        <p/>
        <p>Enfin, pour que la peinture</p>
        <quote>
          <l>De cette passion, de toutes la plus belle<note place="bottom"><hi rend="i">La Princesse
                d’Elidei</hi>, act. I, sc. I.</note>,</l>
       </quote>
        <p>soit complètement instructive et vraie, il faut jeter un coup d’œil sur les amours faux,
          intéressés et voluptueux que Molière a mis quelquefois en face des amours vrais, délicats
          et purs. Quelle leçon ressort des débauches de <hi rend="i">don Juan</hi><note
            place="bottom">Voir plus haut, chap. II, p. 25.</note> ! et qui peut retenir ses larmes
          au désespoir et au repentir <hi rend="i">d’Elvire</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Festin de Pierre</hi>, act. I, sc. III ; act. IV, sc. IX. </note> ?</p>
        <p><pb n="144" xml:id="p144"/>Quel dégoût inspire le <hi rend="i">Tartuffe</hi> avide et
          luxurieux</p>
        <quote>
          <l>Qui convoite la mère en épousant la fille<note place="bottom"><p><space rend="tab"
                  > </space><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. IV, sc. VIII :</p><quote><l><space
                    rend="tab"> </space>Vous épousiez ma fille et convoitiez ma
                  femme.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Voir plus haut, chap. II, p.
                29.</p></note> !</l>
       </quote>
        <p>Quel mépris excite la cupidité honteuse de <hi rend="i">Dorimène</hi><note place="bottom"
              ><hi rend="i">Le Mariage forcé</hi>, sc. IV, XII.</note>, et la grossière débauche de
          la femme de <hi rend="i">George Dandin</hi><note place="bottom"><hi rend="i">La Jalousie
              du Barbouillé</hi>, sc. XI ; <hi rend="i">le Mari confondu</hi>, sc. V, VIII, XI, XII.
            — Voir, pour les restrictions à faire, plus loin, chap. IX.</note> !</p>
        <p/>
        <p>Quand on repense à la fausseté et à l’indécence des amours applaudis sur tant de
          théâtres, à la corruption insinuée chaque jour au peuple par tant de romans pleins de
          passions hors nature, à la gloire acquise par tant d’auteurs au moyen des théories d’amour
          les plus brutales et des peintures d’amour les plus lubriques, on reconnaît que Molière a
          rendu service à la morale en présentant sans cesse le spectacle, conforme à la nature et à
          la raison, d’amours jeunes, joyeux et honnêtes. Et quand, après avoir passé en revue toute
          la littérature amoureuse, on revient aux <hi rend="i">amoureux</hi> de Molière, on demeure
          convaincu que nul poète n’a jamais conçu ni représenté l’amour d’une manière plus vraie,
          plus touchante, plus morale.</p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE VIII. <lb/>Le Mariage.</head>
        <p><pb n="145" xml:id="p145"/>Est-ce par nécessité de comédie, et pour fournir un
          dénouement que tous ces beaux amours aboutissent au mariage<note place="bottom">On est
            encore ici en contradiction avec Bossuet, <hi rend="i">Maximes et réflexions sur la
              comédie</hi>, chap. V, Si <hi rend="i">la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour
              sensuel en le faisant aboutir au mariage</hi>, et chap. VI, <hi rend="i">Ce que c’est
              que les mariages du théâtre</hi> : <quote>« On commence par se livrer aux impressions
              de l’amour sensuel ; le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard ; déjà le
              faible du cœur est attaqué, s’il n’est vaincu ; et l’union conjugale, trop grave et
              trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n’est que
              par façon et pour la forme dans la comédie… Toute comédie, selon l’idée de nos jours,
              veut inspirer le plaisir d’aimer ; on en regarde les personnages, non pas comme gens
              qui épousent, mais comme amants ; et c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce
              qu’on pourra devenir après (chap. V)… Que les mariages des théâtres sont sensuels, et
              qu’ils paraissent scandaleux aux vrais chrétiens ! Ce qu’on y veut, c’en est le mal ;
              ce qu’on y appelle les belles passions, sont la honte de la nature raisonnable ;
              l’empire d’une fragile et fausse beauté, et cette tyrannie, qu’on y étale sous les
              plus belles couleurs, flatte la vanité d’un sexe, dégrade la dignité de l’autre, et
              asservit l’un et l’autre au règne des sens (chap. VI). »</quote> Après la lecture du
            précédent chapitre et de celui-ci, je pense qu’il est évident que cela ne peut concerner
            Molière, excepté pour les points indiqués plus loin au chapitre IX. D’ailleurs, sur <hi
              rend="i">la question de Bossuet</hi>, voir plus loin, chap. XII.</note> ? Non : c’est
          par vérité. L’intimité et la joie de cette union est aussi nécessaire, comme conséquence
          de l’amour vrai, que le désordre et le dégoût comme conséquences de la coquetterie <pb
            n="146" xml:id="p146"/> et de la débauche. Les romanciers peuvent séparer ces choses :
          mais c’est un mensonge à la réalité comme à la morale, et c’est par ce mensonge que leurs
          œuvres sont souvent funestes. Molière fait justice de l’illusion que l’amour puisse
          exister entre les âmes seules, et que l’homme ait ainsi la puissance de séparer en deux le
          corps et l’esprit, qui font une seule et même personne. <hi rend="i">Bélise</hi> est
          folle, avec son galimatias de langage pudibond et de sentiments épurés, comme <hi rend="i"
            >Tartuffe</hi> est infâme avec sa lubricité cupide. L’union purement. <hi rend="i"
            >spirituelle</hi> est, sauf quelques exceptions bien rares, aussi insensée que l’union
          seulement <hi rend="i">sensuelle</hi> est ignoble : c’est une utopie de prôner l’une sans
          l’autre, pour nous transformer en anges ou en bêtes.</p>
        <p>La question du mariage n’est point à discuter dans une société polie, et je ne sais pas
          de société si grossière où elle ne soit résolue par l’instinct, de l’humanité. Mais la
          politesse même et le raffinement de l’esprit et du corps rendent quelquefois la <hi
            rend="i">pratique</hi> du mariage plus difficile. Dans l’intimité d’êtres très délicats
          et très-sensibles, les causes d’irritation, d’ennui, de douleur se multiplient presque à
          l’infini : si bien qu’en face de tant de difficultés et de peines incessantes, l’idée de
          l’obligation et de la nécessité finit par s’amoindrir, et disparaît même aux yeux de
          certains esprits malades de délicatesse ou de tempérament.</p>
        <p>Molière, dans la société polie du dix-septième siècle, et dans l’élite même de celte
          société, vit des <pb n="147" xml:id="p147"/>roués et des précieuses. Il s’en prit d’abord
          aux précieuses.</p>
        <p/>
        <p>Lorsque <hi rend="i">Madelon</hi>, qui veut s’appeler <hi rend="i">Polyxène</hi>, et de
          sa vie à Paris faire un roman comme ceux de <hi rend="i">Mandane</hi> et de <hi rend="i"
            >Clélie</hi>, trouve <hi rend="i">irrégulier</hi> le procédé des amants qui <hi rend="i"
            >débutent d’abord par le mariage.</hi>, n’est-ce pas la raison même qui répond, avec la
          triviale énergie de <hi rend="i">Gorgibus</hi> : <quote>« Et par où veux-tu donc qu’ils
            débutent ? par le concubinage ? »</quote> Puis, après cette boutade arrachée à son bon
          sens par les <hi rend="i">visions</hi> de deux <hi rend="i">folles achevées</hi>, il
          ajoute, avec la dignité de l’honnête homme et du père : <quote>« Le mariage est une chose
            sacrée, et c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là<note place="bottom"><hi
                rend="i">Les Précieuses ridicules</hi>, sc. V.</note>. »</quote></p>
        <p>Chacun a dans la mémoire l’excellente scène où <hi rend="i">Clitandre</hi> ne peut venir
          à bout de persuader à <hi rend="i">Bélise</hi> que ce n’est ni à elle ni à sa pudeur qu’il
          en veut<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. I, sc. IV.</note>
          et ce personnage burlesque est la plus juste critique du <hi rend="i">parfait amour</hi>,
          par lequel beaucoup de femmes essaient de se tromper elles-mêmes et d’excuser des liaisons
          destinées nécessairement à aller plus loin.</p>
        <p>Bien plus, la jolie et coquette <hi rend="i">Armande</hi>, qui s’est laissée prendre aux
          célestes théories</p>
        <quote>
          <l>De l’union des cœurs où les corps n’entrent pas<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Id.</hi>, act. IV, sc. II.</note>,</l>
       </quote>
        <p>y perd un honnête mari et le bonheur domestique. <pb n="148" xml:id="p148"/>Et comme si
          ce n’était pas assez de cette évidente leçon, Molière trouve moyen, quand il met en
          présence la fille philosophe et la fille qui veut un époux et un ménage, de mettre toute
          la grâce et toute la pudeur du côté de celle-ci, et de faire dire à celle-là des
          obscénités dans son haut style, avec ses prétentions de ne connaître point les chaînes des
          sens ni de la <hi rend="i">matière</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes
              savantes</hi>, act. I, sc. I.</note>. Bien plus encore, en face d’un homme, d’un
          amant, c’est l’homme et l’amant raisonnable dont le langage est chaste, et c’est la femme
          éthérée qui parle des <hi rend="i">sentiments brutaux</hi>, du <hi rend="i">commerce des
            sens</hi>, des <hi rend="i">nœuds de chair</hi> et des <hi rend="i">sales
            désirs</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc II. — Voir plus haut,
            chap. V, p. 92.</note>.</p>
        <p/>
        <p>Tout cela est très-comique et très-sérieux : la vérité banale, et pourtant sans cesse
          attaquée par des utopistes des deux sexes, que le mariage est la base, et la moralité de
          toute société humaine, n’a pas été proclamée plus haut, dans les ouvrages les plus graves,
          que dans les scènes les plus risibles de Molière.</p>
        <p>Quand <hi rend="i">don Juan</hi> fait sa belle tirade contre le mariage et <hi rend="i"
            >le faux honneur d’être fidèle</hi>, quand il demande à <hi rend="i">Sganarelle</hi>,
          ébloui par son éloquence sophistique, <hi rend="i">ce qu’il a à dire là-dessus</hi>, le
          timide bon sens de <hi rend="i">Sganarelle</hi> répond : <quote>« Ma foi, j’ai à dire… Je
            ne sais que dire : car vous tournez les choses d’une manière qu’il semble que vous avez
            raison, et cependant il <pb n="149" xml:id="p149"/>est vrai que vous ne l’avez pas… Je
            suis tant soit peu scandalisé de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites,
            et vous jouer ainsi d’un mystère sacré<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de
                Pierre</hi>, act. I, sc. IV.</note>… »</quote> Et quand <hi rend="i">Sganarelle</hi>
          n’est pas bridé par la crainte, il ne se gêne pas pour appeler cet <hi rend="i">épouseur à
            toutes mains</hi>
          <quote>« le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un
            diable, un turc, un hérétique, qui ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu, ni
              loup-garou<note place="bottom">L’élude de Molière est <hi rend="i">infinie</hi> : je
              demande qu’on réfléchisse à ces deux gradations, et à ce quelles contiennent d’idées,
              de bon sens, d’indulgence, d’esprit et d’ironie.</note> ; qui passe cette vie en
            véritable bête brute ; un pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à
            toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout
            ce que nous croyons<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. I,
              sc. I.</note>. »</quote> Qui ne rit encore, en repensant au refrain terrible qui met
          en fuite le pauvre <hi rend="i">Pourceaugnac</hi> :</p>
        <quote>
          <l>La polygamie est un cas,</l>
          <l>Est un cas pendable<note place="bottom"><hi rend="i">M. de Pourceaugnac</hi>, act. II,
              sc. XI.</note> ?</l>
       </quote>
        <p>Les paroles de <hi rend="i">Sganarelle</hi> ne sont que celles d’un valet ridicule, et le
          refrain qui ahurit <hi rend="i">M. de Pourceaugnac</hi> n’est que le couronnement d’une
          farce folle ; mais sous ce ridicule et cette folie demeure et brille une vérité morale de
          premier ordre, affirmée nettement par <hi rend="i">Henriette</hi> et <hi rend="i"
            >Clitandre</hi> dans <hi rend="i">les Femmes savantes</hi>, <pb n="150" xml:id="p150"/>
          prouvée implicitement de la manière la plus victorieuse et la plus touchante par <hi
            rend="i">Elmire</hi> dans <hi rend="i">le Tartuffe.</hi></p>
        <p/>
        <p>Quand Armande fait <hi rend="i">fi</hi> du mariage, se plaint de ce qu’il <hi rend="i"
            >offre de dégoûtant</hi>, de la <hi rend="i">sale vue</hi> sur laquelle <hi rend="i">il
            traîne la pensée</hi>, et <hi rend="i">qui fait frissonner</hi>, quand elle demande à sa
          sœur comment elle peut <hi rend="i">résoudre son cœur aux suites de ce mot</hi>, c’est la
          nature, c’est la raison, c’est la morale qui répond par la gracieuse bouche d<hi rend="i"
            >’Henriette</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Les suites de. ce mot, quand je les envisage,</l>
          <l>Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;</l>
          <l>Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,</l>
          <l>Qui blesse la pensée et fasse frissonner<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes
                savantes</hi>, act. I, sc. I — Voir plus haut, chap. V, p. 91.</note>.</l>
       </quote>
        <p>En vain les débauchés comme <hi rend="i">don Juan</hi> persiflent la constance ridicule
          « de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes
          les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux<note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Festin de Pierre</hi>, act. I, sc. II</note> ; » en vain les hypocrites comme <hi
            rend="i">Tartuffe</hi> disent :</p>
        <quote>
          <l>Le ciel défend, de vrai, certains contentements,</l>
          <l>Mais on trouve avec lui des accommodements...</l>
          <l>Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,</l>
          <l>Et ce n’est pas pécher que pécher en silence<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Tartuffe</hi>, act. IV, sc. V. </note> ;</l>
       </quote>
        <p><pb n="151" xml:id="p151"/>en vain les raffinées comme <hi rend="i">Armande</hi>
          trouvent que c’est « jouer un petit personnage »</p>
        <quote>
          <l>De se claquemurer aux choses du ménage,</l>
          <l>Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants</l>
          <l>Qu’une idole d’époux et des marmots d’enfants<note place="bottom"><hi rend="i">Les
                Femmes savantes</hi>, act. I, sc. I.</note> : —</l>
       </quote>
        <p>l’homme et la femme ont par nature un penchant qui les porte à s’aimer ; et cet amour
          peut, doit être satisfait par le mariage, seulement. Le bon sens le dit, et Molière le
          répète par la voix de la fille fraîche, spirituelle et chaste qui dit du fond du
          cœur :</p>
        <quote>
          <l>Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire,</l>
          <l>Que d’attacher à soi par le titre d’époux</l>
          <l>Un homme qui vous aime et soit aimé de vous ;</l>
          <l>Et de cette union, de tendresse suivie,</l>
          <l>Se faire les douceurs d’une innocente vie<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
              act. I, sc. I.</note> ? — </l>
       </quote>
        <p>par la voix de l’homme honnête et sensé qui dit avec autant d’esprit que de raison :</p>
        <quote>
          <l>J’aime avec tout moi-même ; et l’amour qu’on me donne</l>
          <l>En veut, je vous l’avoue, à toute la personne...</l>
          <l>Je vois que dans le monde on suit fort ma méthode,</l>
          <l>Et que le mariage est assez à la mode,</l>
          <l>Passe pour un lien assez honnête et doux…<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
              act. IV, sc. II.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Ce <hi rend="i">lien honnête</hi> seul peut satisfaire l’amour vrai sans blesser le
          respect et la pudeur qui en sont un <pb n="152" xml:id="p152"/>caractère essentiel<note
            place="bottom">Voir plus haut, chap. VII, p. 133.</note> ce <hi rend="i">lien
            honnête</hi> seul peut assurer l’avenir des enfants, pour lesquels il n’y a que honte et
          malheur sans père et sans mère<note place="bottom"><hi rend="i">Célie</hi> dans <hi
              rend="i">L’Etourdi</hi> ; <hi rend="i">Isabelle</hi> et <hi rend="i">Agnès</hi> dans
            les deux <hi rend="i">Écoles</hi>. </note> ; ce <hi rend="i">lien honnête</hi> enfin
          seul peut fonder l’estime et d’échange de devoirs qui constitue la famille, et par suite
          la société.</p>
        <p/>
        <p>Que deviendrait <hi rend="i">Orgon</hi> et sa maison, si <hi rend="i">Elmire</hi> n’était
          que sa sœur, ou son amie, ou sa maîtresse, enfin toute autre que sa <hi rend="i"
            >femme</hi> ? Qui donc aurait le dévouement de considérer comme une obligation le salut
          de la fille, du père, de la fortune ? Qui donc surtout, excepté la <hi rend="i"
          >femme</hi>, pourrait affronter l’épreuve qui est le seul moyen de démasquer le <hi
            rend="i">traître</hi> ? Et le <hi rend="i">traître</hi>, pourquoi donc est-il si
          criminel, pourquoi son adultère paraît-il si odieux, sinon parce qu’il attaque une chose
          sacrée, l’union sur laquelle repose la <hi rend="i">famille</hi><note place="bottom">Voir
            sur <hi rend="i">Tartuffe</hi>, plus haut, chap. II, p. 29 ; et sur <hi rend="i"
              >Elmire</hi>, chap. VI, p. 105. </note> ?</p>
        <p>Cet enseignement, qui devient sérieux presque jusqu’au tragique, se retrouve tout
          comique, mais non moins formel, dans le dévouement de <hi rend="i">M<hi rend="sup">me</hi>
            Jourdain</hi> pour son fou de mari<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois
              gentilhomme</hi>, act. III, sc. III-VII, XII.</note> ; et certes c’est elle, si peu
          gracieuse qu’elle soit, qui a le beau rôle, quand elle dit à la <hi rend="i">belle
            marquise Dorimène</hi>, qu’elle trouve en partie fine chez son mari : <quote>« Pour une
              <pb n="153" xml:id="p153"/>grande dame, cela n’est ni beau ni honnête à vous, de
            mettre de la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de
              vous<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. IV, sc.
              II.</note>. »</quote></p>
        <p/>
        <p>Il n’y a pas à hésiter sur l’opinion ni sur l’influence de Molière en fait de mariage :
          le mariage est une chose sainte à laquelle sont obligés les honnêtes gens qui s’aiment ;
          c’est un <hi rend="i">lien honnête</hi> :</p>
        <p>— Mais <hi rend="i">doux</hi> ? ?</p>
        <p>Oui, au début, comme dit le bonhomme <hi rend="i">Anselme</hi>, qui est <hi rend="i"
            >positifs</hi> et qui, en vrai négociant, trouve qu’il n’y a pas de mariage raisonnable
          sans argent :</p>
        <quote>
          <l>Quand on ne prend en dot que la seule beauté,</l>
          <l>Le remords est bien près de la solennité ;</l>
          <l>Et la plus belle femme a très-peu de défense •</l>
          <l>Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.</l>
          <l>Je vous le dis encor : ces bouillants mouvements,</l>
          <l>Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements,</l>
          <l>Nous font trouver d’abord quelques nuits agréables.</l>
          <l>Mais ces félicités ne sont guère durables,</l>
          <l>Et notre passion, alentissant son cours,</l>
          <l>Après ces bonnes nuits donne de mauvais jours.</l>
          <l>De là viennent les soins, les soucis, les misères,</l>
          <l>Les fils déshérités par le courroux des pères…<note place="bottom"><hi rend="i"
                >L’Etourdi</hi>, act. IV, sc, IV.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Et que sont les soucis matériels, auprès de tous ceux de l’esprit et du cœur, l’ennui, le
          dégoût, l’irritation, la haine même qui résulte du choc journalier des caractères ; sans
          compter les inquiétudes, les douleurs <pb n="154" xml:id="p154"/>, les jalousies, les
          infidélités et les coups ? Le mariage est la boîte de Pandore.</p>
        <p/>
        <p>Voici le chapitre scabreux où la délicatesse infinie du poète moraliste paraît encore
          plus admirable que son inébranlable raison. Le mariage est <hi rend="i">doux</hi>, mais à
          une condition indispensable : c’est qu’il soit le <hi rend="i">nœud bien assorti</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. I, sc. I.</note> qui lie deux
          personnes portées par la <hi rend="i">nature</hi> à s’aimer, et décidées par la <hi
            rend="i">raison</hi> à accepter patiemment les charges nécessaires qu’il impose. <hi
            rend="i">Clitandre</hi> et <hi rend="i">Henriette</hi> offrent à la fois l’exemple de
          l’union <hi rend="i">naturelle</hi> et de l’union <hi rend="i">raisonnable.</hi> Comme ils
          s’aiment ! comme leurs caractères sont faits pour se plaire, et leurs cœurs pour se
            comprendre<note place="bottom">Voir plus haut, chap. VII, p. 128.</note> ! Et pourtant,
          comme, parmi ces grands élans d’amour, ils songent sérieusement aux <hi rend="i"
            >enfants</hi>, au <hi rend="i">ménage</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes
              savantes</hi>, act. I, sc. I.</note>, à la <hi rend="i">fortune</hi> même<note
            place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i">Id</hi>., act. V, sc. V. Quand
                <hi rend="i">Henriette</hi> se croit ruinée, et que <hi rend="i">Clitandre</hi> veut
              l’épouser quand même, elle dit tristement :</p><quote><l><space rend="tab"
                > </space>Rien n’use tant l’ardeur de ce nœud qui nous lie</l><l><space rend="tab"
                > </space>Que les fâcheux besoins des choses de la vie ;</l><l><space rend="tab"
                > </space>Et l’on en vient souvent à s’accuser tous deux</l><l><space rend="tab"
                > </space>De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.</l></quote><p><space
                rend="tab"> </space>Et ces sérieuses réflexions sont de la même personne qui dit si
              franchement son fait à <hi rend="i">Trissotin</hi> (act. V, sc. I), et qui aime si
              sincèrement, qu’elle se jettera dans un couvent s’il lui faut renoncer à <hi rend="i"
                >Clitandre</hi> (act. IV, sc. VIII).</p></note>, en tant qu’indispensable pour
          rendre le bonheur et la vie possibles !</p>
        <p>Pour tout résumer en trois mots, le <hi rend="i">lien honnête et doux</hi> de Molière,
          c’est le mariage fait par <hi rend="i">amour</hi>, <pb n="155" xml:id="p155"/>
          <hi rend="i">nature</hi> et <hi rend="i">raison</hi> : rare alliance sans laquelle il ne
          peut absolument être heureux. Si la <hi rend="i">nature</hi> y manque, c’est <hi rend="i"
            >l’École des Maris</hi> ou <hi rend="i">l’École des Femmes</hi><note place="bottom">Sur
            les deux <hi rend="i">Écoles</hi>, voir plus haut, chap. V, p. 96.</note> ; — si la <hi
            rend="i">raison</hi>, c’est <quote>« le beau mariage de la jeune <hi rend="i"
              >Dorimène</hi>, fille du seigneur <hi rend="i">Alcantor</hi>, avec le seigneur <hi
              rend="i">Sganarelle</hi>, qui n’a que cinquante-trois ans… 0 le beau mariage, qui doit
            être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et fait rire tous ceux à qui on
            en parle<note place="bottom"><hi rend="i">Le Mariage forcé</hi>, sc. II,
            III.</note> ; »</quote> — si <hi rend="i">l’amour</hi></p>
        <quote>
          <l>Savez-vous bien qu’on risque un peu plus qu’on ne pense À vouloir sur un cœur user de
            violence ;</l>
          <l>Qu’il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net,</l>
          <l>D’épouser une fille en dépit qu’elle en ait ;</l>
          <l>Et qu’elle peut aller, en se voyant contraindre,</l>
          <l>À des ressentiments que le mari doit craindre<note place="bottom"><hi rend="i">Les
                Femmes savantes</hi>, act. V, sc. I.</note> ?</l>
       </quote>
        <p>Cette triple leçon est reprise sans cesse, de cent manières diverses, et il n’y a, pour
          ainsi dire, pas une comédie où elle ne se trouve plus ou moins accentuée.</p>
        <p>Si le mariage n’a d’autre mobile que la volupté, il devient semblable aux <hi rend="i"
            >mariages</hi> de <hi rend="i">don Juan</hi>, où <quote>« lorsqu’on est maître une fois,
            il n’y a plus rien à souhaiter, et tout le beau de la passion est fini<note
              place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. I, sc.
            II.</note>. »</quote></p>
        <p>Si on y est poussé par l’orgueil d’une noble alliance, <pb n="156" xml:id="p156"/>il
          tourne comme le mariage de <hi rend="i">George Dandin</hi>, <quote>« qui est une leçon
            bien parlante<note place="bottom"><hi rend="i">Le Mari confondu</hi>, act. I, sc.
              I.</note>. »</quote></p>
        <p>Si l’on épouse par intérêt d’argent, les maris sont des <hi rend="i">Trissotins</hi> et
          des <hi rend="i">Diafoirus</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes, le
              Malade imaginaire.</hi></note>, les femmes des <hi rend="i">Dorimènes</hi> et des <hi
            rend="i">Angéliques</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Mariage forcé, le Mari
              confondu.</hi></note>.</p>
        <p>Si c’est par amour du bien-être et du pot-au-feu, on est traité comme <hi rend="i"
            >Chrysale</hi> par <hi rend="i">Philaminte</hi>, ou comme <hi rend="i">Argant</hi> par
            <hi rend="i">Béline</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes, Le Malade
              imaginaire.</hi></note>.</p>
        <p>Si c’est par égoïsme et-lubricité de vieillard, on a le sort des <hi rend="i"
            >Amolphes</hi> et des <hi rend="i">Sganarelles</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              cocu imaginaire</hi>, les deux <hi rend="i">Écoles, le Mariage forcé</hi>.</note>.</p>
        <p/>
        <p>C’est, on le répète, une leçon variée à l’infini et toujours la même ; c’est
          l’affirmation continuelle que le mariage ne peut être bon ni heureux s’il ne repose que
          sur une affection naturelle, un dévouement réciproque, et un profond sentiment du devoir.
          Ah ! sans doute, ceux qu’une passion déraisonnable fait passer outre à ces indispensables
          conditions, sont souvent bien innocents et bien excusables : Molière en fut lui-même un
            exemple<note place="bottom">Voir plus haut, chap. VII, p. 122, note 2.</note> ; et il y
          a un stoïcisme amer dans la façon joviale dont il essaye de prouver qu’on doit porter en
          galant homme de certaines <hi rend="i">disgrâces</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Cocu imaginaire</hi>, sc. XVII ; <hi rend="i">l’École des Femmes</hi>, act. I, sc. I
            act. IV, sc. VIII,</note>.</p>
        <p><pb n="157" xml:id="p157"/>Mais ce malheur sans doute se pourrait éviter si l’on
          n’épousait pas comme <hi rend="i">Sganarelle</hi> ; si la <hi rend="i">nature</hi> dans
          toute sa pureté présidait à cette, union ; si ceux qui s’unissent s’aimaient de. <hi
            rend="i">l’amour vrai</hi> dépeint au précédent chapitre ; si, considérant avec toute
          leur <hi rend="i">raison</hi> la gravité’ de ce qu’ils font, ils se donnaient l’un à
          l’autre avec une franchise et un abandon sans bornes, décidés à <hi rend="i">trouver
            tout</hi> l’un en l’autre<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i"
                >Le Misanthrope</hi>, act. V, sc. VII :</p><quote><l><space rend="tab"
                > </space>Puisque vous n’êtes pas, ’en des liens si doux,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous.</l></quote></note> ; si
          l’aveuglement de la jalousie mal fondée ne venait pas troubler la sincérité de leur
            affection<note place="bottom"><hi rend="i">Le Dépit amoureux, le Cocu imaginaire, le
              Prince jaloux.</hi> — Voir D. Nisard, <hi rend="i">Histoire de la littérature
              française</hi>, liv. III, chap. IX, § 2.</note> ; si, une fois unis, ils continuaient,
          comme le recommande <hi rend="i">Ariste</hi>, à garder entre eux toutes les délicatesses
          et les, prévenances de l’amour<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des Maris</hi>,
            act. I, sc. II.</note> ; si, comme dit <hi rend="i">M<hi rend="sup">lle</hi>
            Molière</hi>, le mariage <hi rend="i">ne changeait pas tant les gens</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">L’lmpromptu de Versailles</hi>, sc. I : « Le mariage change
            bien les gens. »</note> ; s’ils négligeaient moins leurs enfants, ces seconds liens des
          cœurs, qui viennent remplacer ceux de l’amour qui s’usent<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Le Tartuffe, le Bourgeois gentilhomme, les Femmes savantes, le Malade
              imaginaire.</hi></note> ; s’ils se consacraient résolument aux soins de la maison
            commune<note place="bottom"><hi rend="i">Elmire</hi> dans le <hi rend="i"
            >Tartuffe</hi> ; <hi rend="i">Mme Jourdain</hi> dans <hi rend="i">le Bourgeois
              gentilhomme</hi>.</note> ; si l’homme, pénétré de sa dignité et de ses obligations,
          n’abdiquait pas comme <hi rend="i">Chrysale</hi>, et <pb n="158" xml:id="p158"/>ne
          tournait ni à l’<hi rend="i">Orgon</hi> ni au <hi rend="i">M. Jourdain</hi> ; si la femme
          renonçait franchement à être une <hi rend="i">Philaminte</hi> ou une <hi rend="i"
            >Célimène</hi>, sans doute alors qu’on verrait plus de mariages heureux, et que les <hi
            rend="i">Elmires</hi> seraient moins rares.</p>
        <p/>
        <p>Toute cette morale est dans Molière. Elle y est, et elle pénètre le lecteur sans qu’il
          s’en doute. Toutes les qualités qui peuvent assurer le bonheur conjugal sont prêchées : la
          confiance, la douceur, les soins réciproques, l’indulgence ; tous les devoirs imposés aux
          époux sont affirmés : affection, dévouement, secours, fidélité. Les escapades des maris
          sont traitées comme elles le méritent dans le tableau comique des amours du <hi rend="i"
            >Bourgeois gentilhomme</hi> pour sa <hi rend="i">belle marquise</hi> ; et <hi rend="i"
            >le Tartuffe</hi> restera toujours la peinture la plus crûment vraie, c’est-à-dire la
          condamnation la plus absolue de l’adultère.</p>
        <p>On n’a pas de paroles pour faire ressortir la délicatesse et la perfection de cette
          morale supérieure, sentie par un cœur d’une honnêteté rare, comprise par un génie d’une
          étendue étonnante, exprimée par un talent sans égal. Non-seulement cent personnages mis
          sous les yeux du spectateur offrent en exemple la morale du mariage ; mais encore, de tous
          les discours mis çà et là dans leur bouche, on peut tirer un ensemble de maximes, qui,
          réunies et mises en ordre, constituent un véritable <hi rend="i">code moral du
            mariage</hi> : je demande de quel auteur dramatique ou de quel romancier on en peut
          tirer autant ?</p>
        <p/>
        <div>
          <head>Les Préceptes du Mariage.</head>
          <label>I.</label>
          <quote>
            <p><pb n="159" xml:id="p159"/>« Le mariage est une chose sainte et sacrée<note
                place="bottom"><hi rend="i">Les Précieuses ridicules</hi>, sc. V.</note>, une chaîne
              à laquelle on doit porter toute sorte de respect<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                  Mari confondu</hi>, act. II ; sc. III.</note>. »</p>
            <p>« On ne doit point se jouer d’un mystère sacré, et les libertins ne font jamais une
              bonne fin<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. I, sc.
                II.</note>. »</p>
         </quote>
          <label>II.</label>
          <quote>
            <p>« Les <hi rend="i">suites</hi> du mariage sont des enfants et un ménage<note
                place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. I, sc. I.</note>. »</p>
         </quote>
          <label>III.</label>
          <quote>
            <l>« ...Cette    union, de tendresse suivie,</l>
            <l>Doit faire les douceurs d’une innocente vie<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Id.</hi>, act. I, sc. I. </note>. »</l>
         </quote>
          <label>IV.</label>
          <quote>
            <p>« Le mariage est pour toute la vie, et de là dépend tout le bonheur<note
                place="bottom"><hi rend="i">Le Malade imaginaire</hi>, act. III, sc. IV. Comparez,
                  <hi rend="i">l’Avare</hi>, act. I, sc. VII : <quote>«  Le mariage est une grande
                  affaire ; il y va d’être heureux ou malheureux toute sa
              vie. »</quote></note>. »</p>
         </quote>
          <label>V.</label>
          <quote>
            <p>« Un engagement qui doit durer jusqu’à la mort ne se doit jamais faire qu’avec de
              grandes précautions<note place="bottom"><hi rend="i">L’Avare</hi>, act. I, sc.
                VII.</note>. »</p>
         </quote>
          <label><pb n="160" xml:id="p160"/>VI.</label>
          <quote>
            <p>« Un mariage ne sauroit être heureux, où l’inclination n’est pas<note place="bottom"
                  ><hi rend="i">L’Avare</hi>, act. IV, sc. III.</note>. »</p>
            <l>« On ne doit point avoir cette foiblesse extrême</l>
            <l>De vouloir posséder un cœur malgré lui-même<note place="bottom"><hi rend="i">L’École
                  des Maris</hi>, act.III, sc. VI.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>VII.</label>
          <quote>
            <p>« Une grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentiments rend un mariage sujet à des
              accidents très-fâcheux<note place="bottom"><hi rend="i">L’Avare</hi>, act. I, sc.
                VII.</note>. »</p>
         </quote>
          <label>VIII.</label>
          <p>C’est <quote>« une sottise, la plus grande du monde, de vouloir s’élever au-dessus de
              sa condition<note place="bottom"><hi rend="i">Le Mari confondu</hi>, act. I, sc.
                I.</note>. »</quote></p>
          <quote>
            <p>« Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux
                inconvénients<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act.
                III, sc. XII.</note>. »</p>
         </quote>
          <label>IX.</label>
          <quote>
            <p>« On doit chercher plus que toute autre chose h y mettre cette douce conformité, qui
              sans cesse y maintient l’honneur, la tranquillité et la joie<note place="bottom"><hi
                  rend="i">L’Avare</hi>, act. I, sc. VII.</note>. »</p>
         </quote>
          <label>X.</label>
          <quote>
            <p>« Donnez donc le temps de se connoître et de voir naître en soi l’un pour l’autre
              cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite<note place="bottom"><hi
                  rend="i">Le Malade imaginaire</hi>, act. II, sc. VII.</note>. »</p>
         </quote>
          <label><pb n="161" xml:id="p161"/>XI.</label>
          <quote>
            <l>« … Que la vertu seule anime ce dessein<note place="bottom"><hi rend="i"
                  >L’Etourdi</hi>, act. I, sc. IV.</note> : »</l>
            <l>« Quand on ne prend en dot que la seule beauté,</l>
            <l>Le remords est bien près de la solennité<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>,
                act. IV, sc. IV.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>XII.</label>
          <quote>
            <p>« On ne doit point y sacrifier à l’intérêt<note place="bottom"><hi rend="i"
                  >L’Avare</hi>, act. I, sc. VII.</note>, et le bien n’est pas considérable,
              lorsqu’il est question d’épouser une honnête personne<note place="bottom"><hi rend="i"
                  >Id.</hi>, act. I, sc. V.</note>. »</p>
         </quote>
          <label>XIII.</label>
          <p>Mais on doit songer que <quote>« rien n’use tant l’ardeur de ce nœud</quote></p>
          <quote>
            <l>Que les fâcheux besoins des choses de la vie ;</l>
            <l>Et l’on en vient souvent à s’accuser tous deux</l>
            <l>De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux<note place="bottom"><hi rend="i"
                  >Les Femmes savantes</hi>, act. V, sc. V.</note>.</l>
         </quote>
          <label>XIV</label>
          <p>Les époux doivent <quote>« trouver tout »</quote> l’un en l’autre :</p>
          <quote>
            <l>« Que leur doit importer tout le reste du monde<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                  Misanthrope</hi>, act. V, sc. V. </note> ? »</l>
         </quote>
          <label>XV.</label>
          <p>Ils doivent <quote>« s’aimer véritablement, et faire l’un de l’autre tout l’attachement
              de leur vie<note place="bottom"><hi rend="i">Le Malade imaginaire</hi>, act. II, sc.
                VII.</note>. »</quote></p>
          <label><pb n="162" xml:id="p162"/>XVI.</label>
          <quote>
            <l><hi rend="i">« …</hi> La jalousie est un monstre odieux : »</l>
         </quote>
          <p>les époux doivent donc éviter <quote>« cette étrange frénésie<note place="bottom"><hi
                  rend="i">Le Prince jaloux</hi>, act. I, sc. I.</note> »</quote></p>
          <quote>
            <l>« Et mutuellement se croire gens de bien<note place="bottom"><hi rend="i">Le Cocu
                  imaginaire</hi>, sc. XXII.</note>. ».</l>
         </quote>
          <label>XVII.</label>
          <p>Le mari est <quote>« le chef, le seigneur et le maître,<note place="bottom"><hi
                  rend="i">L’École des Femmes</hi>, act. III, sc. II.</note> ; »</quote></p>
          <quote>
            <l>« Ce n’est point à la femme à prescrire… ;</l>
            <l>La poule ne doit point chanter devant le coq<note place="bottom"><hi rend="i">Les
                  Femmes savantes</hi>, act. V, sc. III.</note> ; »</l>
            <l>« Et se peut-il qu’un homme ait assez de foiblesse</l>
            <l>Pour laisser à sa femme un pouvoir absolu<note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>.,
                act. II, sc. IX.</note> ? »</l>
         </quote>
          <label>XVIII.</label>
          <p>Il doit <quote>« s’abandonner à la foi de sa femme<note place="bottom"><hi rend="i"
                  >L’École des Maris</hi>, act. I, sc. III.</note>, »</quote></p>
          <quote>
            <l>« Car toujours leur honneur veut se garder lui-même<note place="bottom"><hi rend="i"
                  >Id</hi>., act. I, sc. II.</note>,</l>
            <l>Et renfermer sa femme est un mauvais parti<note place="bottom"><hi rend="i">Id</hi>.,
                act. I, sc. III.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>XIX.</label>
          <quote>
            <p>« La possession d’un cœur est fort mal assurée lorsqu’on prétend le retenir par
                force<note place="bottom"><hi rend="i">L’Amour peintre</hi>, sc. VII.</note>. »</p>
            <p>« Le cœur est ce qu’il faut gagner<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des
                  Maris</hi>, act. I, sc. II.</note> ; c’est le cœur qu’il faut arrêter par la
              douceur et la complaisance<note place="bottom"><hi rend="i">L’Amour peintre</hi>, sc.
                XX.</note>. »</p>
         </quote>
          <label><pb n="163" xml:id="p163"/>XX.</label>
          <p>Le mari doit à sa femme</p>
          <quote>
            <l>« Une grande tendresse et des soins complaisants.</l>
            <l>… Il doit tâcher à contenter ses vœux,</l>
            <l>Des moindres libertés ne point faire des crimes,</l>
            <l>Reprendre ses défauts avec grande douceur,</l>
            <l>Et du nom de vertu ne lui point faire peur<note place="bottom"><hi rend="i">L’École
                  des Maris</hi>, act. I, sc. II.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>XXI.</label>
          <quote>
            <l>« Mais le dessein de vivre en honnête personne</l>
            <l>Dépend des qualités du mari qu’on lui donne ;</l>
            <l>Et ceux de qui partout on montre au doigt le front,</l>
            <l>Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont :</l>
            <l>Il est bien difficile enfin d’être fidèle</l>
            <l>À de certains maris faits d’un certain modèle<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                  Tartuffe</hi>, act. II, sc. II.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>XXII.</label>
          <quote>
            <l>« À d’austères devoirs le rang de femme engage<note place="bottom"><hi rend="i"
                  >L’École des Femmes</hi>, act. III, sc. II.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>XXIII.</label>
          <quote>
            <l>« C’est l’honneur qui la doit tenir dans le devoir<note place="bottom"><hi rend="i"
                  >L’École des Maris</hi>, act. I, sc. II.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>XXIV.</label>
          <p>Elle doit au mari <quote>« de la docilité,</quote></p>
          <quote>
            <l>Et de l’obéissance, et de l’humilité,</l>
            <l>Et du profond respect<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des Femmes</hi>, act.
                III, sc. II</note> ; »</l>
         </quote>
          <p>elle est faite</p>
          <quote>
            <l>« Pour céder le dessus en toute chose à l’homme<note place="bottom"><hi rend="i">Les
                  Femmes savantes</hi>, act. V, sc. III.</note>. »,</l>
         </quote>
          <label><pb n="164" xml:id="p164"/>XXV.</label>
          <quote>
            <p>« Elle ne doit point aimer la promenade, la bonne chère, ni fréquenter je ne sais
              quelle sorte de gens<note place="bottom"><hi rend="i">La Jalousie du Barbouillé</hi>,
                sc. I.</note>. »</p>
         </quote>
          <label>XXVI.</label>
          <quote>
            <l>« Elle ne se doit parer</l>
            <l>Qu’autant que peut désirer</l>
            <l>Le mari qui la possède<note place="bottom"><hi rend="i">L’École des Femmes</hi>, act.
                III, sc. II.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>XXVII.</label>
          <quote>
            <p>« Il faut être retirée à la maison, donner ordre au souper, avoir soin du ménage, des
                enfants<note place="bottom"><hi rend="i">La Jalousie du Barbouillé</hi>, sc.
                XI.</note> ; »</p>
            <l>« Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,</l>
            <l>Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,</l>
            <l>Et régler la dépense avec.économie</l>
            <l>Doit être son étude et sa philosophie<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes
                  savantes</hi>, act. II, sc. VII.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>XXVIII.</label>
          <p>Mais surtout elle doit</p>
          <quote>
            <l>« Songer qu’en la faisant moitié de sa personne</l>
            <l>C’est son honneur qu’un homme en ses mains abandonne ;</l>
            <l>Que cet honneur est tendre et se blesse de peu ;</l>
            <l>Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu<note place="bottom"><hi rend="i">L’École
                  des Femmes</hi>, act. III, sc. II.</note>. »</l>
         </quote>
          <label>XXIX.</label>
          <p>Elle doit <quote>« fuir d’être coquette : »,</quote></p>
          <quote>
            <l>« Loin les études d’œillades<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc.
                II.</note> ! »</l>
            <p><pb n="165" xml:id="p165"/>« Les honnêtes femmes ont des manières qui savent chasser
              d’abord les galants<note place="bottom"><hi rend="i">Le, Mari confondu</hi>, act. IV,
                sc. III.</note>. »</p>
         </quote>
          <label>XXX.</label>
          <quote>
            <l>« J’aime qu’avec douceur elles se montrent sages...,</l>
            <l>Et veux une vertu qui ne soit point diablesse<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                  Tartuffe</hi>, act. IV, sc. III.</note>. »</l>
         </quote>
        </div>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE IX. <lb/>De l’Adultère et des Amours faciles.</head>
        <p><pb n="166" xml:id="p166"/>Pourquoi faut-il que cette grande figure du poète moraliste
          soit la statue dont la tête d’or semble toucher le ciel, tandis que ses pieds d’argile
          s’enfoncent dans la boue<note place="bottom">Daniel, cap. II, v ; 32, 33.</note> ? On
          voudrait s’arrêter là pour l’honneur de Molière : non pour son honneur de comédien, qui
          reste inattaquable jusque dans la farce la plus basse et l’obscénité la plus hardie, mais
          pour son honneur d’honnête homme. Oui, l’auteur du <hi rend="i">Tartuffe</hi> a fait <hi
            rend="i">Amphitryon</hi><note place="bottom">La date définitive du <hi rend="i"
              >Tartuffe</hi> est 1667 ; <hi rend="i">Amphitryon</hi> est de 1668.</note> ; celui qui
          a soulevé contre le suborneur hypocrite une indignation telle, que le public n’eût pas été
          content si le roi même n’était venu frapper ce monstre par sa justice exceptionnelle et
            terrible<note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. V, sc. VII. </note> ;
          celui qui, craignant qu’on ne lui attribuât une seule des paroles prononcées par son
          odieux personnage, mettait en note : <quote>« C’est un scélérat qui parle<note
              place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. V. </note> ; »</quote> ce même
          homme, pendant trois actes qui sont trois chefs-d’œuvre de comédie, <pb n="167"
            xml:id="p167"/> de poésie et d’esprit, a fait rire du noble <hi rend="i">Amphitryon</hi>
          et de la touchante <hi rend="i">Alcmène</hi>, trompés dans leurs honnêtes amours par le
            <hi rend="i">don Juan</hi> de l’Olympe. C’est justement parce que ces trois actes sont
          des chefs-d’œuvre, parce que les farces de <hi rend="i">Mercure</hi> et les terreurs de
            <hi rend="i">Sosie</hi> forcent absolument à rire<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Amphitryon</hi>, act. I, sc. II ; act. II, sc. II, III ; act. III, sc. II,
            VII.</note> ; parce que la conduite, la langue même et la versification de la pièce sont
          des modèles inimitables ; parce que rien enfin n’interrompt le plaisir délicieux du
          spectateur, et que le génie comique de l’auteur enlève d’un bout à l’autre le rire et les
          applaudissements, c’est pour cela que cette pièce est très-immorale<note place="bottom"
            >Voir la même cause d’immoralité indiquée pour d’autres pièces, plus haut, chap. IV, p.
            70.</note>. Si pur que soit l’amour d’<hi rend="i">Alcmène</hi> pour son époux, si
          indigne que soit le crime de voler par ruse à une honnête femme ce qu’on n’a pu obtenir
          d’elle par la séduction, de quel côté sont les rieurs ? Ne trouve-t-on pas très-agréable
          et très-spirituelle la subtile et immorale distinction de <hi rend="i">Jupiter</hi> entre
            l’<hi rend="i">époux</hi> et l’<hi rend="i">amant</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >Amphitryon</hi>, act. I, sc. IV.</note> ? Songe-t-on à plaindre <hi rend="i"
            >Amphitryon</hi>, dans le long interrogatoire où le malheureux découvre enfin son
          complet déshonneur<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i"
              >Id</hi>., act. II, sc. II. Comparez <hi rend="i">l’École des Femmes</hi>, act. II,
              sc. VI :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Ô fâcheux examen d’un mystère
                fatal,</l><l><space rend="tab"> </space>Où l’examinateur souffre seul tout le
                mal !</l></quote><p><space rend="tab"> </space>avec cette différence que la scène de
                l<hi rend="i">’École des Femme</hi>s est toute morale, puisqu’<hi rend="i"
                >Arnolphe</hi> n’a que ce qu’il mérite.</p></note> ? Ne prend-on pas plaisir à voir
            <hi rend="i">Jupiter</hi> triompher une seconde fois <pb n="168" xml:id="p168"/>d<hi
            rend="i">’Alcmène</hi> nécessairement vaincue, qui commet sans le savoir, sans pouvoir
          l’éviter, une faute qui doit la désespérer<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Amphitryon</hi>, act. II, sc. VI.</note> ? Et peut-on résister au comique victorieux
          de la scène où <hi rend="i">Amphitryon</hi>, mis à la porte de chez lui par <hi rend="i"
            >Mercure-Sosie</hi>, apprend de la bouche du dieu-valet que, dans le moment même,
          l’autre <hi rend="i">Amphitryon</hi>   </p>
        <quote>
          <l>Est auprès de la belle <hi rend="i">Alcmène</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
                >Id</hi>., act. III, sc. II. Remarquez encore que Mercure, en jouant cet odieux
              rôle, a le front de jouer aussi celui de la Providence châtiant les peccadilles de
              Sosie.</note> ?</l>
       </quote>
        <p>En un mot, cette pièce est d’un bout à l’autre un effort du plus grand génie, qui
          triomphe du sentiment moral par la force comique, au point de rendre d’honnêtes époux
          ridicules, et de faire trouver excusable, agréable, admirable, le plus odieux adultère. Le
          caractère divin du coupable est une excuse de plus aux yeux du spectateur, qui ne
          rencontre qu’à la fin l’objection timide de <hi rend="i">Sosie</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Le seigneur <hi rend="i">Jupiter</hi> sait dorer la pilule<note place="bottom"><hi
                rend="i">Amphitryon</hi>, act. III, sc. XI.</note> ;</l>
       </quote>
        <p>et certes, ce n’est pas assez de trois paroles ironiques dans la bouche d’un valet
          méprisable, pour ramener à un jugement moral le spectateur démoralisé de main de maître
          par trois actes irrésistibles. Il s’en va, riant encore, réfléchissant qu’après tout <pb
            n="169" xml:id="p169"/>
          <hi rend="i">Jupiter</hi> n’est pas si coupable, et emportant pour toute leçon la maxime
          que</p>
        <quote>
          <l>Sur telles affaires toujours</l>
          <l>Le meilleur est de ne rien dire<note place="bottom"><hi rend="i">Amphitryon</hi>, act.
              III, sc. XI.</note>.</l>
       </quote>
        <p>On ne parle ici qu’au point de vue de la morale universelle ; mais on ne peut s’empêcher
          pourtant de remarquer qu’à une époque où les rois dansaient en costume d<hi rend="i"
            >’Apollon</hi> devant la cour, et étaient traités de <hi rend="i">dieux</hi> par les
          poètes et par Molière même<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i"
                >Les Plaisirs de l’Ile enchantée</hi>, première journée, <hi rend="i">Apollon</hi> ;
                <hi rend="i">les Amants magnifiques</hi>, premier intermède, <hi rend="i"
                >Neptune</hi> ; cinquième intermède, <hi rend="i">Apollon</hi> :</p><quote><l><space
                  rend="tab"> </space>Bienheureuses de toutes parts,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Et pleines d’exquises richesses,</l><l><space rend="tab"> </space>Les
                terres où de mes regards</l><l><space rend="tab"> </space>J’arrête les douces
                caresses !</l></quote></note>, il y avait quelque chose de particulièrement immoral
          et odieux à proclamer</p>
        <quote>
          <l>Qu’un partage avec <hi rend="i">Jupiter</hi></l>
          <l>N’a rien du tout qui déshonore<note place="bottom"><hi rend="i">Amphitryon</hi>, act.
              III, sc. XI.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Plaute était excusable de mettre sur la scène une des légendes monstrueuses des divinités
          à qui l’on croyait de son temps ; cela ne tirait pas à conséquence : le spectateur païen
          adorait l’honneur fait à <hi rend="i">Amphitryon</hi> et la divine naissance <hi rend="i"
            >d’Hercule</hi> sans que son respect fût diminué pour Junon, protectrice de la foi
          conjugale. Il n’en était pas de même dans un monde où l’on ne voyait qu’un homme sous le
          masque <pb n="170" xml:id="p170"/>des dieux, et où les <hi rend="i">Hercules</hi> ne
          pouvaient être que des <hi rend="i">ducs du Maine</hi><note place="bottom">En 1668, année
            de la première représentation <hi rend="i">d’Amphitryon</hi>, la marquise de Montespan
            était véritablement maîtresse en titre. Le duc du Maine naquit en 1670. Voir plus loin,
            p. 176, note 2.</note>.</p>
        <p/>
        <p>Les comédies de <hi rend="i">la Jalousie du Barbouillé</hi><note place="bottom"
            >1658.</note>, du <hi rend="i">Cocu imaginaire</hi><note place="bottom">1660.</note>, du
            <hi rend="i">Mariage forcé</hi><note place="bottom">1664. <hi rend="i">Le Mariage
              forcé</hi> était primitivement en trois actes, et contenait des entrées de ballet où
            le roi dansa lui-même, dans un rôle l’<hi rend="i">’Egyptien</hi> (Troisième entrée), le
            29 janvier 1664.</note>, du <hi rend="i">Mari confondu</hi><note place="bottom">1668.
              <hi rend="i">Le Mari confondu</hi> a été énergiquement blâmé par J.-J. Rousseau :
              <quote>« Quel est le plus criminel, d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle,
              ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une pièce où le
              parterre applaudit au mensonge, à l’infidélité de celle-ci, et rit de la bêtise du
              manant puni ? »</quote>
            <hi rend="i">Lettre à d’Alembert sur les spectacles.</hi> Voir plus loin p. 173, note
            3.</note>, bien qu’elles offrent d’ailleurs d’excellentes leçons<note place="bottom"
            >Voir plus haut, chap. VIII.</note>, sont absolument condamnables au même chef.</p>
        <p>Présenter l’adultère comme une chose réjouissante, fort supportable, et qui peut même
          avoir quelque avantage<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i"
                >Amphitryon</hi>, act. I, sc. IV, <hi rend="i">Mercure-Sosie</hi> à <hi rend="i"
                >Cléanthis</hi> :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Mon Dieu, tu n’es que trop
                honnête !</l><l><space rend="tab"> </space>Ce grand honneur ne me vaut
                  rien.</l><l><space rend="tab"> </space>Ne sois point si femme de
                  bien,</l><l><space rend="tab"> </space>Et me romps un peu moins la
                  tête...</l><l><space rend="tab"> </space>Un mal d’opinion ne touche que les
                sots,</l><l><space rend="tab"> </space>Et je prendrais pour ma devise :</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Moins d’honneur et plus de repos..</l><l><space rend="tab"
                > </space>J’aime mieux un vice commode</l><l><space rend="tab"> </space>Qu’une
                fatigante vertu.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Voir aussi <hi rend="i"
                >l’École des Femmes</hi>, act. IV, sc. VIII ; et p. 172, note 3.</p></note> ;
          couvrir de ridicule les victimes de ce <pb n="171" xml:id="p171"/>malheur<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Barbouillé</hi>, dans <hi rend="i">la Jalousie du
              Barbouillé, Sganarelle</hi> dans <hi rend="i">le Cocu imaginaire</hi> et <hi rend="i"
              >le Mariage forcé, George Dandin</hi> dans <hi rend="i">le Mari
          confondu</hi>.</note> ; rendre toutes gracieuses les femmes infidèles, et leurs amants
          tout séduisants<note place="bottom"><hi rend="i">Angélique</hi> et <hi rend="i"
              >Valère</hi> dans <hi rend="i">la Jalousie du Barbouilléi ; Dorimène</hi> et <hi
              rend="i">Lycaste</hi> dans <hi rend="i">le Mariage forcé</hi> ; <hi rend="i"
              >Angélique</hi> et <hi rend="i">Clitandre</hi> dans <hi rend="i">le Mari
            confondu</hi>.</note> ; leur donner des charmes tels que le spectateur ne peut
          s’empêcher de les applaudir et de rire avec eux de leur succès<note place="bottom"><hi
              rend="i">La Jalousie du Barbouillé</hi>, sc. III, IV, VII, XI, XII ; <hi rend="i">le
              Mari confondu</hi>, act. I, sc. V, VI ; act. II, sc. III, X, XI ; act. III. </note>,
          c’est une œuvre immorale et sans excuse<note place="bottom">La seule excuse du comédien
            serait la nécessité de faire rire : Molière sa¬vait faire rire autrement.</note>. Ou
          comprend sur ce point la sévérité d’un évêque comme Bossuet<note place="bottom">Voir, sur
            la <hi rend="i">question de Bossuet</hi>, plus loin, chap. XII. Voir aussi p. 172, note
            3. </note>, voyant le troupeau entier du peuple se corrompre joyeusement à ces
          immoralités étalées, tandis que si peu d’hommes prudents y savent prendre les leçons
          excellentes qu’elles cachent.</p>
        <p>On insiste sévèrement sur ce point, parce que l’étude que l’on fait ici ne peut avoir
          d’intérêt qu’à la condition de blâmer le mal avec autant d’énergie qu’on en met à louer le
          bien.</p>
        <p/>
        <p>Autant on a approuvé les paroles hardies, mais convenables, qui effarouchaient les
          spectatrices précieuses de <hi rend="i">l’École des Femmes</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">L’École des Femmes</hi>, act. I, sc. I ; act. II, sc. VI ; <hi rend="i">la
              Critique de l’École des Femmes</hi>, sc. III, VII. Voir plus haut, chap. V, p.
            100.</note> ; autant on approuvera même la gaillardise, peu conforme au caractère <pb
            n="172" xml:id="p172"/> de <hi rend="i">Dorine</hi>, mais nécessaire pour répondre à
          l’hypocrite lubricité de <hi rend="i">Tartuffe</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Tartuffe</hi>, act. III, sc. II. Voir plus haut, chap. VI, p. 117.</note> : autant on
          condamnera sans rémission les plaisanteries grossières dont Molière a quelquefois sali
          d’excellentes scènes, entraîné par le désir de soulever le gros rire populaire<note
            place="bottom"><hi rend="i">La Jalousie du Barbouillé</hi>, sc. IV, VI, XI ; l<hi
              rend="i">e Médecin volant</hi>, sc. III, IV ; <hi rend="i">l’Etourdi</hi>, act. I, sc.
            II, VI ; act. V, sc. VII, XVI ; <hi rend="i">le Dépit amoureux</hi>, act. I, sc. I, II ;
            act. V, sc. IX ; <hi rend="i">le Cocu imaginaire</hi>, sc. II, IV-VI, XVI, XVII ; <hi
              rend="i">le Mariage forcé</hi>, sc. IV, VII, X ; <hi rend="i">le Festin de
            Pierre</hi>, act. II, sc. I ; <hi rend="i">l’Amour médecin</hi>, act. II, sc. VII ; <hi
              rend="i">le Médecin malgré lui</hi>, act. I, sc. I ; act. II, sc. IV, VII ; act. III,
            sc III, l’<hi rend="i">Amphitryon</hi>, Prologue, act. I, sc. IV ; act. II, sc. II, III,
            VII ; <hi rend="i">le Mari confondu</hi>, act. I, sc. IV ; act. II, sc. I ; <hi rend="i"
              >M. de Pourceaugnac</hi>, act. II, sc. II, VI, VII, X ; act. III, sc. III ; <hi
              rend="i">le Malade imaginaire</hi>, act. II, sc. VI.</note>. Ici encore, c’est Bossuet
          qui a raison<note place="bottom"><quote>« Il faudra bannir du milieu des chrétiens les
              prostitutions dont les comé¬dies italiennes ont été remplies même de nos jours, et
              qu’on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière. On réprouvera les discours
              où ce rigoureux cen-seur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des
              expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d’une
              infâme to¬lérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances
              contre leurs jaloux. »</quote><hi rend="i">Maximes et Réflexions sur la Comédie</hi>,
            chap. V. Voir plus loin, chap. XII.</note> ; et non-seulement la morale, mais le goût
          est avec Bossuet. II est inutile de discuter ces choses-là. Peut-être pourrait-on dire que
          nous sommes plus délicats aujourd’hui qu’on ne l’était il y a deux siècles, et que nous
          affectons d’être <quote>« plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps<note
              place="bottom"><hi rend="i">La Critique de l’École des Femmes</hi>, sc.
            III.</note> ; »</quote> il est vrai que le mot grivois ou <hi rend="i">gaulois</hi>, si
          l’on veut, était alors admis partout, excepté chez les précieuses, et que les dames même
          ne faisaient point de façon d’en rire : <pb n="173" xml:id="p173"/>c’était une suite de
          la licence du seizième siècle<note place="bottom">Voir H. Taine, <hi rend="i">Voyage aux
              Pyrénées</hi>, chap. III, <hi rend="i">La Pudeur au XVIe siècle</hi> : <quote>« Chaque
              siècle a son degré de décence… ; parmi les mœurs du temps, le mot crû n’était que le
              mot naturel ; les femmes l’entendaient à table tous les jours, et orné des plus beaux
              commentaires, etc. </quote> » M<hi rend="sup">lle</hi> de Sillery se contentait de
            trouver les <hi rend="i">Contes</hi> de La Fontaine obscurs (<hi rend="i">Tircis et
              Amarante</hi>).</note>. Cela peut être une explication, mais ce n’est pas une excuse.
          Molière pouvait aussi bien devenir le maître de la délicatesse et du bon goût que du bon
          sens, à l’époque où Boileau proclamait</p>
        <quote>
          <l>Que le lecteur françois veut être respecté<note place="bottom"><hi rend="i">Art
                poétique</hi>, ch. II, v. 176.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Mais il y a quelque chose de plus corrupteur que les grossièretés et même que les
          peintures indulgentes de l’adultère<note place="bottom">F. Génin (<hi rend="i">Vie de
              Molière</hi>, chap. VI), dans sa défense du <hi rend="i">Mari confondu</hi> contre les
            violentes attaques de J.-J. Rousseau (voir plus haut, p. 170, note 5), dit avec beaucoup
            de justesse : <quote>« Le vice d’<hi rend="i">Angélique</hi> n’est que spirituel ; dans
              Julie, il est intéressant, ennobli par la passion ; il emprunte les dehors de la
              vertu, tout au plus est-il présenté comme une faiblesse rachetable… <hi rend="i">La
                Nouvelle Héloïse</hi> a fondé celte école de l’adultère sentimental, qui de nos
              jours a envahi le roman, le théâtre, et jusqu’à certaines théories
              philosophiques. »</quote></note> : c’est la théorie sentimentale des amours faciles.
          Cette matière banale des opéras est la forme poétique sous laquelle s’insinue la débauche
          de la façon la plus dangereuse. Et qui le croirait ? Molière la terreur des <hi rend="i"
            >précieuses</hi>, Molière le peintre d’<hi rend="i">Henriette</hi>, a usé son temps et
          son génie à collaborer avec Quinault pour chanter</p>
        <quote>
          <l>...ces lieux communs de morale lubrique</l>
          <l>Que Lulli réchauffa des sons de sa musique<note place="bottom">Boileau, <hi rend="i"
                >Satire</hi> X, v. 141.</note>.</l>
       </quote>
        <p><pb n="174" xml:id="p174"/>Lui-même, avec cette sublime idée de l’amour qu’il se faisait
          et qu’il exprimait d’une manière si parfaite, il n’a pas eu le courage de refuser son
          talent à la vulgaire immoralité des opéras demandés par une cour licencieuse : il a su
          dire en vers admirables ce que d’autres ne savaient exprimer qu’avec platitude et
          froideur ; il a su donner dans le <hi rend="i">tendre</hi> et la galanterie sans tomber
          dans le ridicule ; il a su trouver des accents d’une touchante douceur, d’une grâce
          inouïe, pour les mettre au service du libertinage délicat et de la licence distinguée.
          Mais il n’avait pas besoin de donner cette preuve pour démontrer son intarissable
          facilité ; et le moraliste ne peut lui pardonner d’avoir ainsi employé son art à
          corrompre, d’avoir véritablement prostitué son génie.</p>
        <p/>
        <p>De Molière aujourd’hui, c’est le meilleur qui a survécu : quand on parle de lui, on songe
          d’abord à ses grandes comédies. On oublie, ou même on ignore les intermèdes et les danses
          qui s’y mêlaient, les paroles et les chansons qu’il mettait dans la bouche des nymphes et
          des bergers dont il peuplait l’<hi rend="i">Elide</hi> ou <hi rend="i">la vallée de
            Tempé</hi> transportées à Versailles. Mais quand on veut étudier sous toutes ses faces
          la variété de ce génie, on ne doit lui ôter ni son talent ni son immoralité de poète
          anacréontique. Il faut citer, pour pouvoir l’admirer et le condamner en même temps, ce
          léger et séduisant langage de la corruption <hi rend="i">innocente</hi>, qui fut avec tant
          de succès imité mais non égalé par les petits poètes du dix-huitième <pb n="175"
            xml:id="p175"/> siècle ; il faut rendre à Molière l’honneur et la honte des <hi rend="i"
            >bergeries.</hi></p>
        <p><hi rend="i">L’Aurore</hi> chante, en ouvrant le jour qui verra se dénouer les amours de
            <hi rend="i">la Princesse d’Elide</hi><note place="bottom">1664.</note> :</p>
        <quote>
          <l>Quand l’amour à vos yeux offre un choix agréable,</l>
          <l>Jeunes beautés, laissez-vous enflammer ;</l>
          <l>Moquez-vous d’affecter cet orgueil indomptable</l>
          <l>Dont on vous dit qu’il est beau de s’armer :</l>
          <l>Dans l’âge où l’on est aimable,</l>
          <l>Rien n’est si beau que d’aimer.</l>
          <l>Soupirez librement pour un amant Adèle,</l>
          <l>Et bravez ceux qui voudroient vous blâmer.</l>
          <l>Un cœur tendre est aimable, et le nom de cruelle</l>
          <l>N’est pas un nom à se faire estimer ;</l>
          <l>Dans le temps où l’on est belle,.</l>
          <l>Rien n’est si beau que d’aimer<note place="bottom"><hi rend="i">La Princesse
                d’Elide</hi>, Prologue, sc. I.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Cette <hi rend="i">Aurore</hi> voit bientôt paraître un jeune prince, avec un précepteur
          qui lui donne ces leçons :</p>
        <quote>
          <l>Moi, vous blâmer, seigneur, des tendres mouvements</l>
          <l>Où je vois qu’aujourd’hui penchent vos sentiments !</l>
          <l>Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon âme</l>
          <l>Contre les doux transports de l’amoureuse flamme ;</l>
          <l>Et, bien que mon sort touche à ses derniers soleils,</l>
          <l>Je dirai, que l’amour sied bien à vos pareils ;</l>
          <l>Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage</l>
          <l>De la beauté d’une âme est un clair témoignage,</l>
          <l>Et qu’il est malaisé que, sans être amoureux,</l>
          <l>Un jeune prince soit et grand et généreux...</l>
          <l>Devant mes yeux, seigneur, a passé votre enfance,</l>
          <l>Et j’ai de vos vertus vu fleurir l’espérance...</l>
          <l><pb n="176" xml:id="p176"/>Votre cœur, votre adresse éclatoient chaque jour :</l>
          <l>Mais je m’inquiétois de ne voir point d’amour.</l>
          <l>Et, puisque les langueurs d’une plaie invincible</l>
          <l>Nous montrent que votre âme à ses traits est sensible,</l>
          <l>Je triomphe, et mon cœur, d’allégresse rempli,</l>
          <l>Vous regarde à présent comme un prince accompli<note place="bottom"><hi rend="i">La
                princesse d’Elide</hi>, act. I, sc. I..</note>. »</l>
       </quote>
        <p>Or cette tirade était dite à Louis XIV, jeune et triomphant, dans ces fameuses fêtes
          appelées <hi rend="i">les Plaisirs de l’Ile enchantée</hi>, qu’il donnait, sous le couvert
          de la reine mère, et en présence de la jeune reine délaissée, à M<hi rend="sup">lle</hi>
          de La Vallière, en sorte que sa mère et sa femme servaient de prétexte aux hommages royaux
          rendus publiquement à sa maîtresse<note place="bottom">Là est une des raisons de la <hi
              rend="i">colère</hi> de Bossuet, car il y a une sainte colère dans la phrase célèbre
            du chap. V des <hi rend="i">Maximes et Réflexions sur la Comédie</hi> : <quote>« La
              postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui, en jouant son <hi rend="i"
                >Malade imaginaire</hi> ou son <hi rend="i">Médecin par force</hi>, reçut la
              dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et passa des
              plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit le dernier soupir, au tribunal de
              celui qui dit : <hi rend="i">Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez</hi> (Luc,
              VI, 25). Ceux qui ont laissé sur la terre déplus riches monuments n’en sont pas plus à
              couvert de la justice de Dieu ; ni les beaux vers ni les beaux chants ne servent de
              rien devant lui ; et il n’épargnera pas ceux qui, en quelque manière que ce soit,
              auront <hi rend="i">entretenu la convoitise. »</hi></quote> Molière poussant au
            désordre, publiquement, devant sa mère, sa femme, et toute la cour, le roi de France, le
            représentant de Dieu sur la terre, et attirant ainsi les colères célestes sur le
            royaume ! Molière lui disant tout haut : « Moi, vous blâmer !… » quand Bossuet employait
            toute son autorité d’évêque et son énergie de chrétien à arracher le roi aux scandales
            de l’adultère ! Molière devait être le génie du mal aux yeux de Bossuet. Voir la même
            cause d’indignation dans <hi rend="i">Amphitryon</hi>, plus haut, p. 169 ; dans <hi
              rend="i">M. de Pourceaugnac</hi>, plus loin, p. 185, note 3 ; dans <hi rend="i">les
              Amants magnifiques</hi>, plus loin, p. 186, note 2. Voir d’ailleurs sur <hi rend="i"
              >la question de Bossuet</hi>, plus loin, chap. XII.</note>.</p>
        <p>Plus loin arrivent deux <hi rend="i">bergères</hi> qui se demandent <pb n="177"
            xml:id="p177"/> si l’on doit croire de l’amour <quote>« ou le mal ou le bien, »</quote>
          et qui concluent en chantant :</p>
        <quote>
          <l>Aimons, c’est le vrai moyen</l>
          <l>De savoir ce qu’on en doit croire<note place="bottom"><hi rend="i">La Princesse
                d’Elide</hi>, quatrième intermède.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Et après elles viennent des <hi rend="i">bergers héroïques</hi> qui vident ainsi la
          question :</p>
        <quote>
          <l>Usez mieux, ô beautés fières,</l>
          <l>Du pouvoir de tout charmer :</l>
          <l>Aimez, aimables bergères ;</l>
          <l>Nos cœurs sont faits pour aimer...</l>
          <l>Songez de bonne heure à suivre</l>
          <l>Le plaisir de s’enflammer :</l>
          <l>Un cœur ne commence à vivre</l>
          <l>Que du jour qu’il sait aimer.</l>
          <l>Quelque fort qu’on s’en défende,</l>
          <l>Il faut y venir un jour ;</l>
          <l>Il n’est rien qui ne se rende</l>
          <l>Aux doux charmes de l’amour<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, cinquième
              intermède.</note>.</l>
       </quote>
        <p>La <hi rend="i">charmante Daphné</hi> et la <hi rend="i">trop aimable Eroxène</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Mélicerte</hi>, 1666.</note> suivent ces sages maximes, et
          viennent <hi rend="i">s’offrir</hi><note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi
                rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. II, IV, et V :</p><quote><l><space rend="tab"
                > </space>Deux nymphes, ô Myrtil, viennent s’offrir à vous :</l><l><space rend="tab"
                > </space>Contentez nos désirs, etc.</l></quote></note> au jeune <hi rend="i"
            >Myrtil</hi>, qui chante à son moineau :</p>
        <quote>
          <l>         Innocente petite bête,</l>
          <l>         Qui contre ce qui vous arrête</l>
          <l>         Vous débattez tant à mes yeux,</l>
          <l>De votre liberté ne plaignez point la perte :<pb n="178" xml:id="p178"/></l>
          <l>         Votre destin est glorieux ;</l>
          <l>         Je vous ai pris pour Mélicerte.</l>
          <l>Elle vous baisera, vous prenant dans sa main ;</l>
          <l>         Et de vous mettre en son sein</l>
          <l>         Elle vous fera la grâce.’</l>
          <l>Est-il un sort au monde et plus doux et plus beau ?</l>
          <l>Et qui des rois, hélas ! heureux petit moineau,</l>
          <l>         Ne voudrait être en votre place<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Mélicerte</hi>, act. I, sc. V.</note> ?</l>
       </quote>
        <p>Au <hi rend="i">Myrtil</hi> de <hi rend="i">Mélicerte</hi> succède le <hi rend="i"
            >Philène</hi> de la <hi rend="i">Pastorale comique</hi><note place="bottom">Nous n’en
            possédons que les paroles chantées, conservées dans la partition de Lulli : Molière
            avait brûlé son manuscrit. La <hi rend="i">Pastorale comique</hi> ainsi que <hi rend="i"
              >Mélicerte</hi> tenaient place dans la grande fête appelée <hi rend="i">le Ballet des
              Muses</hi>, donnée à Saint-Germain en décembre 1666.</note> qui dit à ses brebis :</p>
        <quote>
          <l>Paissez, chères brebis, les herbettes naissantes ;</l>
          <l>Ces prés et ces ruisseaux ont de quoi vous charmer ;</l>
          <l>Mais si vous désirez vivre toujours contentes,</l>
          <l>            Petites innocentes,</l>
          <l>            Gardez-vous bien d’aimer<note place="bottom"><hi rend="i">Pastorale
                comique</hi>, sc. III.</note>.</l>
       </quote>
        <p>On croit inutile d’insister sur celte assimilation des amours des hommes et des amours
          des bêtes : Molière, d’ailleurs, fait prononcer la <hi rend="i">moralité</hi> de tout cela
          par l’<hi rend="i">Egyptienne</hi> et les <hi rend="i">Egyptiens</hi> qui chantent à la
          fin de la <hi rend="i">Pastorale</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Croyez-moi, hâtons-nous, ma Sylvie,</l>
          <l>Usons bien des moments précieux ;</l>
          <l>Contentons ici notre envie ;</l>
          <l>De nos ans le feu nous y convie ;</l>
          <l>Nous ne saurions, vous et moi, faire mieux.</l>
          <l>Quand l’hiver a glacé nos guérêls,</l>
          <l>Le printemps vient reprendre sa place,</l>
          <l><pb n="179" xml:id="p179"/>Et ramène à nos champs leurs attraits ;</l>
          <l>Mais hélas ! quand l’âge nous glace,</l>
          <l>Nos beaux jours ne reviennent jamais.</l>
          <l>Ne cherchons tous les jours qu’à nous plaire,</l>
          <l>Soyons-y l’un et l’autre empressés ;</l>
          <l>Du plaisir faisons notre affaire ;</l>
          <l>Des chagrins songeons à nous défaire :</l>
          <l>Il vient un temps où l’on en prend assez<note place="bottom"><hi rend="i">Pastorale
                comique</hi>, sixième entrée de ballet.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Sur le même ton, sinon sur le même air, les <hi rend="i">bergères</hi> de <hi rend="i">la
            Fêle de Versailles</hi><note place="bottom">1668.</note> chantent à leurs <hi rend="i"
            >bergers</hi> :</p>
        <quote>
          <label>CHLORIS.</label>
          <l>Le zéphyr entre ces eaux</l>
          <l>Fait mille courses secrètes,</l>
          <l>Et les rossignols nouveaux</l>
          <l>De leurs douces amourettes</l>
          <l>Parlent aux tendres rameaux.</l>
          <l>Prenez, bergers, vos musettes,</l>
          <l>Ajustez vos chalumeaux,</l>
          <l>Et mêlons nos chansonnettes</l>
          <l>Aux chants des petits oiseaux.</l>
          <label>CLIMÈNE.</label>
          <l>Ah ! qu’il est doux, belle Sylvie,</l>
          <l>Ah ! qu’il est doux de s’enflammer !</l>
          <l>Il faut retrancher de la vie</l>
          <l>Ce qu’on en passe sans aimer.</l>
          <label>CHLORIS.</label>
          <l>Ah ! les beaux jours qu’amour nous donne,</l>
          <l>Lorsque sa flamme unit les cœurs !</l>
          <l>Est-il ni gloire ni couronne</l>
          <label><pb n="180" xml:id="p180"/>TIRCIS.</label>
          <l>Qu’avec peu de raison on se plaint d’un martyre</l>
          <l>Que suivent de si doux plaisirs !</l>
          <label>PHILÈNE.</label>
          <l>Un moment de bonheur dans l’amoureux empire</l>
          <l>Répare dix ans de soupirs.</l>
          <label>TOUS ENSEMBLE.</label>
          <l>Chantons tous de l’Amour le pouvoir admirable ;</l>
          <l>Chantons tous dans ces lieux</l>
          <l>Ses attraits glorieux ;</l>
          <l>Il est le plus aimable</l>
          <l>Et le plus grand des dieux.</l>
       </quote>
        <p><quote>« À ces mots, dit Félibien</quote><note place="bottom"><hi rend="i">Relation de la
              Fête de Versailles du 18 juillet 1668.</hi></note><quote>, l’on vit s’approcher du
            fond du théâtre un grand rocher couvert d’arbres, sur lequel étoit assise toute la
            troupe de Bacchus, composée de quarante satyres. L’un d’eux, s’avançant à la tête,
            chanta fièrement ces paroles : »</quote>
        </p>
        <quote>
          <l>Arrêtez, c’est trop entreprendre :</l>
          <l>Un autre dieu, dont nous suivons les lois,</l>
          <l>S’oppose à cet honneur qu’à l’Amour osent rendre</l>
          <l>Vos musettes et vos voix.</l>
          <l>À des titres si beaux Bacchus seul peut prétendre,</l>
          <l>Et nous sommes ici pour défendre ses droits.</l>
          <label>CHOEUR DE SATYRES.</label>
          <l>Nous suivons de Bacchus le pouvoir adorable ;</l>
          <l>Nous suivons en tous lieux</l>
          <l>Ses attraits glorieux ;</l>
          <l>Il est le plus aimable</l>
          <l>Et le plus grand des dieux.</l>
          <stage><pb n="181" xml:id="p181"/>Et l’on vit un combat des danseurs et des chantres de
            Bacchus contre les danseurs et les chantres qui soutenoient le parti de l’Amour.</stage>
          <label>CHLORIS.</label>
          <l>C’est le printemps qui rend l’âme</l>
          <l>À nos champs semés de fleurs ;</l>
          <l>Mais c’est l’Amour et sa flamme</l>
          <l>Qui font revivre nos cœurs.</l>
          <label>UN SUIVANT DE BACCHUS.</label>
          <l>Le soleil chasse les ombres</l>
          <l>Dont le ciel est obscurci,</l>
          <l>Et des âmes les plus sombres</l>
          <l>Bacchus chasse le souci.</l>
          <label>CHŒUR DE BACCHUS.</label>
          <l>Bacchus est révéré sur la terre et sur l’onde.</l>
          <label>CHŒUR DE L’AMOUR.</label>
          <l>Et l’Amour est un dieu qu’on adore en tous lieux.</l>
          <label>CHŒUR DE BACCHUS.</label>
          <l>Bacchus à son pouvoir a soumis tout le monde.</l>
          <label>CHŒUR DE L’AMOUR.</label>
          <l>Et l’Amour a dompté les hommes et les dieux.</l>
          <label>CHŒUR DE BACCHUS.</label>
          <l>Rien peut-il égaler sa douceur sans seconde ?</l>
          <label>CHŒUR DE L’AMOUR.</label>
          <l>Rien peut-il égaler ses charmes précieux ?</l>
          <label>CHŒUR DE BACCHUS.</label>
          <l>Fi de l’Amour et de ses feux !</l>
          <label>LE PARTI DE L’AMOUR.</label>
          <l>Ah ! quel plaisir d’aimer !</l>
          <label>LE PARTI DE BACCHUS.</label>
          <l>                                             Ah ! quel plaisir de boire !</l>
          <label>LE PARTI DE L’AMOUR.</label>
          <l>À qui vit sans amour la vie est sans appas.</l>
          <label>LE PARTI DE BACCHUS.</label>
          <l>C’est mourir que de vivre et de ne boire pas.</l>
          <label>LE PARTI DE L’AMOUR.</label>
          <l>Aimables fers !</l>
          <label>LE PARTI DE BACCHUS.</label>
          <l>                                 Douce victoire !</l>
          <label><pb n="182" xml:id="p182"/>LE PARTI DE L’AMOUR.</label>
          <l>Ah ! quel plaisir d’aimer !</l>
          <label>LE PARTI DE BACCHUS.</label>
          <l>                                              Ah ! quel plaisir de boire !</l>
          <label>LES DEUX PARTIS. ’</label>
          <l>Non, non, c’est un abus :</l>
          <l>Le plus grand dieu de tous...</l>
          <label>LE PARTI DE L’AMOUR.</label>
          <l>                                                C’est l’Amour !</l>
          <label>LE PARTI DE BACCHUS.</label>
          <l>                                                                                  C’est
            Bacchus !</l>
          <stage>Un berger arrive, qui se jette entre les deux partis pour les séparer, et leur
            chante ces vers :</stage>
          <l><pb n="183" xml:id="p183"/>C’est trop, c’est trop, bergers. Eh ! pourquoi ces
            débats ?</l>
          <l>Souffrons qu’en un parti la raison nous assemble.</l>
          <l>L’Amour a des douceurs, Bacchus a des appas :</l>
          <l>Ce sont deux déités qui sont fort bien ensemble :</l>
          <l>Ne les séparons pas.</l>
          <label>LES DEUX CHŒURS.’</label>
          <l>Mêlons donc leurs douceurs aimables,</l>
          <l>Mêlons nos voix dans ces lieux agréables,</l>
          <l>Et faisons répéter aux échos d’alentour</l>
          <l>Qu’il n’est rien de plus doux que Bacchus et l’Amour<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Relation de la Fête de Versailles du 18 juillet 1668</hi>, par
            Félibien.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Félibien s’extasie sur ces dialogues <quote>« si tendres et si amoureux, »</quote> sur
          celte admirable musique de Lulli <quote>« où il n’y a rien qui n’exprime parfaitement
            toutes les passions. »</quote> En effet, c’est très-beau, et c’est peut-être ce que
          notre théâtre possède de meilleur et de plus <hi rend="i">antique</hi> dans ce genre. Mais
          ces charmes mêmes de la poésie et de la musique prennent les cœurs malgré eux : on ne peut
          pas entendre cela froidement, comme une simple dissertation mythologique. C’est un genre
          de corruption très-doux, d’autant plus dangereux qu’il s’insinue d’une manière tout
          insensible, et qu’il s’offre comme un divertissement très-délicat, très-innocent. Le
          moraliste doit protester avec Boileau<note place="bottom"><p><space rend="tab"
                > </space><hi rend="i">Satire</hi> X, v. 131 :</p><quote><l><space rend="tab"
                > </space>Par toi-même bientôt conduite à l’opéra,</l><l><space rend="tab"
                > </space>De quel air penses-tu que ta sainte verra</l><l><space rend="tab"
                > </space>D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Ces danses, ces héros à voix luxurieuse,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Entendra ces discours sur l’amour seul roulans,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands ;</l><l><space rend="tab"
                > </space>Saura d’eux, qu’à l’amour, comme au seul dieu suprême,</l><l><space
                  rend="tab"> </space>On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même ;</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Qu’on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer ;</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer ;</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Et tous ces lieux communs de morale lubrique</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Que Lulli réchauffa des sons de sa musique ?</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Mais de quels mouvements dans son cœur excités</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Sentira-t-elle alors tous ses sens agités !</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Je ne te réponds pas qu’au retour, moins timide,</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Digne écolière enfin d’Angélique et d’Armide,</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Elle n’aille à l’instant, pleine de ces doux
                  sons,</l><l><space rend="tab"> </space>Avec quelque Médor pratiquer ces
                leçons.</l></quote></note> contre l’influence de ce <pb n="184" xml:id="p184"/>
          plaisir qui amollit les âmes et les prépare tout doucement à succomber au premier assaut
          de la passion. Quoi que puisse dire l’ami des arts et de la poésie, l’ami de la vertu ne
          peut approuver un seul pas sur une pente si fleurie et si glissante.</p>
        <p/>
        <p>C’est la même leçon tendrement corruptrice que chantent en sérénade à <hi rend="i"
            >Julie</hi> les musiciens <hi rend="i">d’Eraste</hi> dans <hi rend="i">M. de
            Pourceaugnac</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Répands, charmante nuit, répands sur tous les yeux</l>
          <l>         De tes pavots la douce violence,</l>
          <l>Et ne laisse veiller en ces aimables lieux</l>
          <l>Que les cœurs que l’amour soumet à sa puissance.</l>
          <l>         Tes ombres et ton silence,</l>
          <l>         Plus beaux que le plus beau jour,</l>
          <l>Offrent de doux moments à soupirer d’amour.</l>
          <l>         Que soupirer d’amour</l>
          <l>         Est une douce chose,</l>
          <l>      Quand rien à nos vœux ne s’oppose !</l>
          <l>À d’aimables penchants notre cœur nous dispose ;</l>
          <l>Mais on a des <hi rend="i">tyrans</hi> à qui l’on doit le jour...</l>
          <l>    Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle :</l>
          <l>Les rigueurs des parents, la contrainte cruelle,</l>
          <l>L’absence, les travaux, la fortune rebelle</l>
          <l><pb n="185" xml:id="p185"/>Ne font que redoubler une <hi rend="i">amitié</hi>
              fidèle<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space> Doileau, <hi rend="i"
                  >Satire</hi> X, v. 159 :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Recevant ses
                  amants sons le doux nom <hi rend="i">d’amis.</hi></l></quote></note>.</l>
          <l>    Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle :</l>
          <l>         Quand deux cœurs s’aiment bien,</l>
          <l>         Tout le reste n’est rien<note place="bottom"><hi rend="i">M. de
                Pourceaugnac</hi>, act. I, sc. II.</note>.</l>
       </quote>
        <p>À la fin de la pièce, une foule de <hi rend="i">masques</hi> viennent se joindre aux
          musiciens pour chanter tous ensemble à Louis XIV, à ses deux maîtresses, à sa cour :</p>
        <p>Soyez toujours amoureux,</p>
        <quote>
          <l>C’est le moyen d’être heureux.</l>
          <l>Aimons jusques au trépas,</l>
          <l>La <hi rend="i">raison</hi> nous y convie.</l>
          <l>Hélas ! si l’on n’aimoit pas,</l>
          <l>Que seroit-ce que la vie ?</l>
          <l>. Ah ! perdons plutôt le jour</l>
          <l>Que de perdre notre amour !</l>
          <l>Les biens, la gloire, les grandeurs,</l>
          <l>Les sceptres qui font tant d’envie,</l>
          <l>Tout n’est rien, si l’amour n’y mêle ses ardeurs<note place="bottom"><p><space
                  rend="tab"> </space> La pièce fut donnée en 1669, dans une fête de la cour à
                Chambord. M<hi rend="sup">me</hi> de Montespan, dont l’avènement datait de 1668,
                était maîtresse du roi en même temps que M<hi rend="sup">lle</hi> » de la Vallière,
                qui allait s’enfuir au couvent pour la seconde fois en 1671. Ces vers sont donc
                encore un encouragement à cette double et publique débauche. Voir plus haut, note 2,
                p. 176. <hi rend="i">La gloire</hi> est une allusion à la conquête de la
                Franche-Comté en 1668, suivie du traité d’Aix-la-Chapelle, et célébrée également en
                1669 par Doileau, <hi rend="i">Epitre</hi> 1, v. 128 :</p><quote><l><space
                    rend="tab"> </space>Et camper devant Dôle an milieu des
              hivers.</l></quote></note>.</l>
          <l>Il n’est point sans l’amour de plaisir dans la vie,</l>
          <l>Soyons toujours amoureux,</l>
          <l>C’est le moyen d’être heureux.</l>
          <l>Sus ! sus ! chantons ensemble !</l>
          <l>Dansons, chantons, jouons-nous !</l>
          <l>Lorsque pour rire on s’assemble,</l>
          <l><pb n="186" xml:id="p186"/>Les plus sages, ce me semble,</l>
          <l>Sont ceux qui sont les plus fous :</l>
          <l>Ne songeons qu’à nous réjouir :</l>
          <l>La grande affaire est le plaisir<note place="bottom"><hi rend="i">M. de
                Pourceaugnac</hi>, act. III, sc. X.</note> !</l>
       </quote>
        <p>De là tout naturellement, la cour entière, à la suite de son roi enivré de gloire et
          d’amour, passe aux réflexions des <hi rend="i">bergers Lycaste</hi> et <hi rend="i"
            >Lycoris</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Il n’est point de <hi rend="i">bergère</hi></l>
          <l>Si froide et si sévère,</l>
          <l>Dont la pressante ardeur</l>
          <l>D’un cœur qui persévère</l>
          <l>Ne vainque la froideur.</l>
          <l>Il est, dans les affaires</l>
          <l>Des amoureux mystères,</l>
          <l>Certains petits moments</l>
          <l>Qui changent les plus fières</l>
          <l>Et font d’heureux amants<note place="bottom"><hi rend="i">Les Amants magnifiques</hi>,
              troisième intermède, sc. II. Pièce dont le sujet et la conduite sont indiqués par
              Louis XIV lui-même à Molière, et qui est faite uniquement pour le roi et la cour. La
              première représentation est du 7 septembre 4670 : M<hi rend="sup">lle</hi> de la
              Vallière commençait à être tout à fait délaissée pour M<hi rend="sup">me</hi> de
              Montespan, qui était accouchée du duc du Maine au mois de mars ; elle allait s’enfuir
              pour la seconde fois chez les religieuses de Sainte-Marie de Chaillot le 11 février
              1671, et Louis XIV allait envoyer Colbert la chercher le jour même. Molière fait
              allusion à ces hésitations entre les deux maîtresses et à ce retour vers la première
              dans la <hi rend="i">première entrée de Ballet</hi> du <hi rend="i">troisième
                intermède</hi>, où se trouve une petite scène intitulée <hi rend="i">Dépit
                amoureux</hi>, qui consiste uniquement dans la traduction gracieuse de l’ode
              d’Horace : <hi rend="i">Done</hi>c <hi rend="i">gratus eram tibi</hi> (Lib. III, Od.
              x) : <hi rend="i">Philinte</hi> semble être le roi, <hi rend="i">Climène</hi>, la
              Vallière, et <hi rend="i">Chloris</hi>, Montespan : <hi rend="i">Myrtil</hi>, s’il
              n’est pas introduit seulement par traduction, et pour ôter trop de vivacité aux
              allusions, pourrait être le duc de Longueville ou le duc de Lauzun : voir plus haut,
              note 2, p. 176.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Certes, aucun spectacle plus enchanteur n’y peut <pb n="187" xml:id="p187"/>mieux
          disposer les cœurs, et les femmes, instruites à ces leçons, doivent se dire avec <hi
            rend="i">Caliste</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Ah ! que sur notre cœur</l>
          <l>La sévère loi de l’honneur Prend un cruel empire !</l>
          <l>Je ne fais voir que rigueurs pour Tyrcis ;</l>
          <l>Et cependant, sensible à ses cuisants soucis,</l>
          <l>De sa langueur en secret je soupire,</l>
          <l>Et voudrois bien soulager son martyre.</l>
          <l>C’est à vous seul que je le dis,</l>
          <l>Arbres : n’allez pas le redire.</l>
          <l>Puisque le ciel a voulu nous former</l>
          <l>Avec un cœur qu’Amour peut enflammer<note place="bottom">Remarquez l’immoralité de
              rendre Dieu créateur responsable des excès de nos passions. Il n’y a pas loin de là au
              culte de Vénus.</note>,</l>
          <l>Quelle rigueur impitoyable</l>
          <l>Contre des traits si doux nous force à nous armer ?</l>
          <l>Et pourquoi, sans être blâmable,</l>
          <l>— Ne peut-on pas aimer Ce que l’on trouve aimable ?</l>
          <l>Hélas ! que vous êtes heureux,</l>
          <l>Innocents animaux, de vivre sans contrainte<note place="bottom">Voir plus haut, p.
              178.</note>,</l>
          <l>Et de pouvoir suivre sans crainte</l>
          <l>Les doux emportements de vos cœurs amoureux<note place="bottom"><hi rend="i">Les Amants
                magnifiques</hi>, troisième intermède, sc. III. — Il suffit, je pense, de citer,
              sans faire ressortir ce qu’il y a de monstrueux dans ces théories.</note> !</l>
       </quote>
        <p>Et quand on entend <hi rend="i">bergers</hi> et <hi rend="i">bergères</hi>, imités dans
          leurs danses luxurieuses par <quote>« trois petites Dryades et trois petits
            Faunes, »</quote> s’écrier ensemble :</p>
        <quote>
          <l>Jouissons, jouissons des plaisirs <hi rend="i">innocents</hi></l>
          <l>Dont les feux de l’Amour savent charmer nos <hi rend="i">sens</hi><note place="bottom"
                ><hi rend="i">Les Amants magnifiques</hi>, troisième intermède, seconde entrée de
              ballet.</note>,</l>
       </quote>
        <p><pb n="188" xml:id="p188"/>n’est-il pas tout naturel qu’en sortant du spectacle on aille
          faire comme eux<note place="bottom">L’influence de ces plaisirs est exprimée par Voltaire,
            Siècle <hi rend="i">de Louis XIV</hi>, chap. XXVI : <quote>« Tandis que M<hi rend="sup"
                >me</hi> de la Vallière et M<hi rend="sup">me</hi> de Montespan se disputaient
              encore la première place dans le cœur du roi, toute la cour était occupée d’intrigues
              d’amour : Louvois même était sensible, etc. »</quote></note> ?</p>
        <p>On peut citer encore le <hi rend="i">dialogue en musique</hi>, la <hi rend="i">chanson à
            boire</hi>, les <hi rend="i">romances</hi> espagnoles, italiennes et poitevines du <hi
            rend="i">Bourgeois gentilhomme</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois
              gentilhomme</hi>, act. I, sc. II ; act. IV, sc. I ; act. V, entrées II, III, IV,
            V.</note>, terminées par ces stances :</p>
        <quote>
          <l>Le rossignol, sous ces tendres feuillages,</l>
          <l>Chante aux échos son doux retour.</l>
          <l>Ce beau séjour,</l>
          <l>Ces doux ramages,</l>
          <l>Ce beau séjour</l>
          <l>Nous invite à l’amour.</l>
          <l>Vois, ma Climène,</l>
          <l>Vois sous ce chêne</l>
          <l>S’entrebaiser ces oiseaux amoureux :</l>
          <l>Ils n’ont rien dans leurs vœux</l>
          <l>Qui les gêne :</l>
          <l>De leurs doux feux</l>
          <l>Leur âme est pleine ;</l>
          <l>Qu’ils sont heureux !</l>
          <l>Nous pouvons tous les deux,</l>
          <l>Si tu le veux,</l>
          <l>Être comme eux<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. V,
              entrée V.</note>.</l>
       </quote>
        <p>On peut citer encore le prologue de <hi rend="i">Psyché</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Est-on sage</l>
          <l>Dans le bel âge,</l>
          <l><pb n="189" xml:id="p189"/>Est-on sage</l>
          <l>De n’aimer pas ?</l>
          <l>Que sans cesse</l>
          <l>L’on se presse</l>
          <l>De goûter les plaisirs ici-bas !</l>
          <l>La sagesse</l>
          <l>De la jeunesse</l>
          <l>C’est de savoir jouir de ses appas<note place="bottom"><hi rend="i">Psyché</hi>,
              Prologue, <hi rend="i">Flore.</hi></note> ;</l>
       </quote>
        <p>et tous les intermèdes de cette pièce païenne, les soins de <hi rend="i">Zéphyre</hi>,
          les conseils de <hi rend="i">l’Amour</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act.
            III, sc. I ; troisième intermède ; act. V, sc. VI.</note> ; et, pour aller jusqu’au
          bout, les chansons des <hi rend="i">Mores</hi> dans <hi rend="i">le Malade
          imaginaire</hi> :</p>
        <quote>
          <l>Profitez du printemps</l>
          <l>De vos beaux ans,</l>
          <l>Aimable jeunesse ;</l>
          <l>Donnez-vous à la tendresse :</l>
          <l>Les plaisirs les plus charmants,</l>
          <l>Sans l’amoureuse flamme,</l>
          <l>Pour contenter une âme</l>
          <l>N’ont point d’attraits assez puissants.</l>
          <l>La beauté passe :</l>
          <l>Le temps l’efface ;</l>
          <l>L’âge de glace</l>
          <l>Vient à sa place</l>
          <l>Qui nous ôte le goût de ces doux passe-temps<note place="bottom"><hi rend="i">Le Malade
                imaginaire</hi>, deuxième intermède.</note>.</l>
       </quote>
        <p>La Fontaine peut être excusé de la licence de ses <hi rend="i">Contes</hi> par sa
          naïveté, par sa modestie qui lui faisait croire qu’ils ne sortiraient pas d’un cercle
          restreint, par le goût de la société où il vivait, par l’exemple, <pb n="190"
            xml:id="p190"/> par son repentir<note place="bottom"><quote>« M. de La Fontaine, dit
              l’abbé Pouget son confesseur, ne pouvait s’imaginer que le livre de ses <hi rend="i"
                >Contes</hi> fût si pernicieux. Il protestait que ce livre n’avait jamais fait sur
              lui, en l’écrivant, de mauvaises impressions, et il ne comprenait pas qu’il pût être
              si fort nuisible aux personnes qui le lisaient. »</quote> H. Taine, <hi rend="i">La
              Fontaine et ses fables</hi>, 1<hi rend="sup">re</hi> partie, III.</note>. Les mêmes
          excuses ne sont pas acceptables pour Molière : un tel génie n’a pas le droit d’ignorer à
          ce point son influence, ni de prétendre à l’innocence en alléguant l’entraînement, la
          mode, l’absence d’intention. Certes il a vu dans la cour qui, tout en l’applaudissant, lui
          fournissait des types pour ses grandes comédies ; il a vu dans le roi dont il flattait les
          passions ; il a vu, hélas ! dans sa propre femme, l’effet de cette sensualité harmonieuse,
          de cette lubricité délicate dont il a eu le malheur de se faire le chantre joyeux<note
            place="bottom">Les infidélités de M<hi rend="sup">lle</hi> de Molière commencèrent en
            1664, à Versailles, pendant les représentations des <hi rend="i">Plaisirs de l’Ile
              enchantée.</hi> Voir J. Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages de
              Molière</hi>, liv. II.</note>.</p>
        <p>Ce chapitre explique en partie les condamnations qui l’ont frappé : aux yeux d’un évêque,
          qu’importait le beau, le bon, le sublime, quand la part du mal était si grande<note
            place="bottom">Toute celte partie de Molière tombe sous le coup des <hi rend="i">Maximes
              et Réflexions sur la Comédie</hi>, chap. III, <hi rend="i">Si la comédie d’aujourd’hui
              est aussi honnête que le prétend l’auteur de la Dissertation</hi> : <quote>« Les airs
              de Lulli, tant répétés dans le monde, ne servent qu’à insinuer les passions les plus
              décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu’on peut par le
              charme d’une musique… : c’est là précisément le danger, que pendant qu’on est enchanté
              par la douceur de la mélodie, ou étourdi par le merveilleux du spectacle, ces
              sentiments s’insinuent sans qu’on y pense, et plaisent sans être aperçus ; »</quote>
            chap. IV, <hi rend="i">S’il est vrai que la représentation des passions agréables ne les
              excite que par accident</hi> ; chap. V, <hi rend="i">Si la comédie d’aujourd’hui
              purifie l’amour sensuel en le faisant aboutir au mariage</hi> ; chap. VI, <hi rend="i"
              >Ce que c’est que les mariages du théâtre</hi> ; chap. VIII, <hi rend="i">Crimes
              publics et cachés dans la comédie. Dispositions dangereuses et imperceptibles ; la
              concupiscence répandue dans tous les sens</hi> : <quote>« Il y a des choses qui, sans
              avoir des effets marqués, mettent dans les âmes de secrètes dispositions
              très-mauvaises, quoique leur malignité ne se déclare pas toujours d’abord. Tout ce qui
              nourrit les passions est de ce genre… Qui sauroit reconnoître ce que c’est en l’homme
              qu’un certain fonds de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et
              vague au plaisir des sens qui ne tend à rien et qui tend à tout, connoîtroit la source
              secrète des plus grands péchés… Le spectacle saisit les yeux : les tendres discours,
              les chants passionnés, pénètrent le cœur par les oreilles. Quelquefois la corruption
              vient à grands flots ; quelquefois elle s’insinue comme goutte à goutte : à la fin on
              n’en est pas moins submergé. »</quote></note> ? Si les arts ont un pouvoir funeste,
          c’est <pb n="191" xml:id="p191"/>de rendre séduisant, entraînant, irrésistible, ce qui
          tout d’abord aurait révolté la vertu. S’il y a un moyen terrible de démoraliser, c’est
          d’accoutumer doucement l’âme, par le charme, amollissant de la musique et des vers, à
          entendre, à goûter, à aimer ce qui la corrompt. S’il y a une puissance dégradante, c’est
          celle du génie qui se consacre à persuader aux hommes que leur noble et presque divine
          nature n’est autre que la nature sans gêne des bêtes, plus heureuses que nous d’ignorer
          les contraintes de la décence et de la morale<note place="bottom">Voir plus haut, p.
            178.</note> : — puissance d’autant plus criminelle qu’elle s’impose invinciblement aux
          cœurs fascinés ; d’autant plus impardonnable qu’elle peut, si elle veut, élever aussi haut
          les âmes vers le bien, qu’elle les abîme profondément dans le mal<note place="bottom"
                ><p><space rend="tab"> </space>A. Barbier, <hi rend="i"
                  >Melpomène</hi> :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Quelle force ont les
                arts pour démolir les mœurs.</l></quote></note>.</p>
        <p/>
        <p>Quand on réfléchit de sens froid au suprême intérêt de la moralité des peuples et des
          rois, au désastre <pb n="192" xml:id="p192"/>de leur immoralité, on comprend que Platon
          eût chassé Molière de sa république<note place="bottom"><hi rend="i">Les Lois</hi>, liv.
            II, VII ; <hi rend="i">la République</hi>, liv. II, III, X.</note> ; on comprend que
          Bossuet l’ait anathématisé.</p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE X. <lb/>Du Père, de la Famille, de l’Etat.</head>
        <p><pb n="193" xml:id="p193"/>C’est une étude attachante que de suivre un tel homme dans
          tous les caprices de son inépuisable fécondité, et d’apprécier à la mesure de la morale
          toutes les fantaisies d’un génie si puissant pour le bien ou pour le mal. On voudrait
          n’avoir qu’à louer : l’obligation de blâmer rend délicate et hardie parfois la tâche qu’on
          s’est imposée.</p>
        <p>Le fondement nécessaire de toute société humaine est la <hi rend="i">famille.</hi> Les
          liens de respect, d’affection, de devoirs réciproques qui eu unissent les divers membres,
          sont ce qu’il y a de plus <hi rend="i">naturel</hi> dans la loi ‘ morale<note
            place="bottom"><quote>« Eadem natura… ingenerat in primis præcipuum quemdam amorem in
              eos qui procreati sunt, impellitque ut hominum cœtus et celebrationes esse et a se
              obiri velit ; ob casque causas studeat parare ea quæ suppeditent et ad cultum et ad
              victum, nec sibi soli, sed conjugi, liberis, cæterisque quos caros habeat tuerique
              debeat. »</quote> Cicéron, <hi rend="i">De Officiis</hi>, lib. I, cap. IV.</note> ; et
          l’esprit de famille est pour les êtres sensibles et intelligents un élément si
          constitutionnel, qu’on le retrouve sous forme d’instinct jusque chez les animaux.</p>
        <p><pb n="194" xml:id="p194"/>On peut dire d’un père, d’une épouse, d’un fils qui
          accomplissent sérieusement leurs devoirs de famille, que, par suite, ils accomplissent la
          plus grande part de leurs devoirs personnels, de leurs devoirs envers la patrie, envers
          l’humanité, même envers Dieu. Le mariage est ce qui fonde la famille, et partant la
          société tout entière ; mais il n’est pas la famille. Par quel contre-sens étonnant le
          génie de Molière a-t-il conçu l’idée la plus élevée du mariage, ] et n’a-t-il jamais
          entrevu l’idée de la famille ? <hi rend="i">‘</hi> Un philosophe de nos jours a montré,
          dans un livre excellent, que la famille est la véritable source de la moralité des
            peuples<note place="bottom">P. Janet, <hi rend="i">la Famille.</hi></note> : Molière n’a
          jamais mis sur son théâtre l’exemple d’une famille qui ne fût odieuse ou ridicule. Sans
          doute, il a fait voir çà et là un père indulgent<note place="bottom"><hi rend="i">Don
              Louis</hi> dans <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi>, act. V, sc. I.</note>, une mère
            dévouée<note place="bottom"><hi rend="i">Elmire</hi> dans <hi rend="i">le Tartuffe, M<hi
                rend="sup">m</hi><hi rend="sup">e</hi> Jourdain</hi> dans <hi rend="i">le Bourgeois
              gentilhomme.</hi></note>, une fille respectueuse<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Henriette</hi> dans <hi rend="i">les Femmes savantes, Angélique</hi> dans <hi
              rend="i">le Malade imaginaire.</hi></note>, un frère affectueux<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Cléante</hi> dans <hi rend="i">l’Avare</hi> et dans <hi rend="i">le
              Tartuffe, Béralde</hi> dans <hi rend="i">le Malade imaginaire, Ariste</hi> dans <hi
              rend="i">les Femmes savantes.</hi></note> : mais nulle part, dans ses œuvres’, on ne
          trouve <hi rend="i">une famille.</hi> Peut-on donner le nom de famille à la réunion des
          gens, honnêtes d’ailleurs, qu’entreprend de tromper et de voler <hi rend="i"
          >Tartuffe</hi> ? Où donc entre eux est la confiance, l’affection, la dignité ? Sans doute,
          la mère a des qualités ; mais que vaut le père ? Que <pb n="195" xml:id="p195"/>vaut la
          grand-mère ? quel lien les unit, autre que le nom, la convenance, l’intérêt ? N’en
          dira-t-on pas autant de la famille de l’<hi rend="i">Avare <hi rend="sub">y</hi></hi> de
          celles de <hi rend="i">Philaminte</hi>, du <hi rend="i">Bourgeois gentilhomme</hi>, du <hi
            rend="i">Malade imaginaire</hi> ? On ne parle pas de celles de <hi rend="i">M. de
            Sotenville</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Mari confondu.</hi></note> ou de <hi
            rend="i">Sganarelle</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Cocu imaginaire, le Médecin
              malgré lui.</hi></note>. Que peut-on trouver dans toutes ces maisons-là, que des gens
          forcés de vivre en commun par la loi et l’usage, les uns bons, les autres méchants, la
          plupart ridicules, sans qu’ils aient les uns ni les antres aucun sentiment des obligations
          et des tendresses du sang, ou que nulle part, dans leur intimité, on sente le souffle
          d’affection qui rassemble et réchauffe les cœurs autour du père ? Excepté quelques enfants
          meilleurs que leurs parents, et quelques parents chez qui l’indulgence adoucit l’égoïsme,
          qui donc, parmi eux, songe à s’aimer ou à se soutenir ? Quel nœud forme d’eux tous le
          faisceau de la famille, seul capable de résister aux attaques du monde, d’offrir un
          soutien aux jeunes et une consolation aux vieillards ?</p>
        <p>C’est que la famille ne vit que par 1e <hi rend="i">père</hi>, et Molière semble avoir
          absolument ignoré ce qu’est, ce que vaut le <hi rend="i">père.</hi></p>
        <p>Sous la tente du désert, le père fut le premier roi au milieu du peuple respectueux de
          ses enfants. Il y a loin de la tribu nomade d’Abraham aux grands <pb n="196" xml:id="p196"
          /> Etats de l’Europe moderne ; mais les petites tribus et les grands Etats, la société
          humaine sous toutes ses formes, reposent également sur le principe de l’autorité
          paternelle. C’est ce principe qui perpétua pendant tant de siècles la race judaïque à
          travers des vicissitudes incroyables ; c’est ce principe qui fut une des plus remarquables
          causes de la grandeur de Rome. Le père, qui donne la vie et l’instruction, qui fait des
          hommes et des citoyens à son image, est, de par l’universelle morale, la puissance
          toujours et partout respectée par toutes les religions et tous les codes.</p>
        <p>Pourquoi Molière a-t-il continuellement ravalé et ridiculisé cette puissance ? Pourquoi,
          aux jeunes gens gracieux et pleins d’honneur, a-t-il partout opposé des pères imbéciles,
          intéressés et quinteux ? Pourquoi sans cesse a-t-il présenté de douces et innocentes
          filles comme les victimes de parents insensés ou cruels ? Pourquoi, aux fils coupables et
          débauchés, a-t-il donné pour excuse des pères indifférents et égoïstes, plus coupables
          qu’eux, non-seulement responsables, mais auteurs de leurs fautes ?</p>
        <p>Si la vieillesse est de soi repoussante et triste, était-ce une raison pour la sacrifier
          absolument à la jeunesse florissante ? Fallait-il lui ôter même ses qualités de
          modération, d’expérience et de sagesse, qui l’ont rendue vénérable et sacrée chez tous les
          peuples ?</p>
        <p>Malheureux le peuple où les enfants ignorent le <pb n="197" xml:id="p197"/>respect des
          cheveux blancs<note place="bottom"><quote><space rend="tab"> </space> « Coram cano capite
              consurge, et honora personam senis. »</quote><hi rend="i">Levit</hi>, cap. XIX, v.
            32.</note> ! Criminel l’auteur qui consacre son génie à leur en enseigner le
          mépris !</p>
        <p/>
        <p>Parmi les <hi rend="i">pères</hi> de Molière, les uns, comme <hi rend="i">Pandolfe</hi>
          et <hi rend="i">Anselme</hi>, sont traités par leurs fils et leurs valets de <hi rend="i"
            >vilains</hi> et de <hi rend="i">benêts</hi><note place="bottom"><p><space rend="tab"
                > </space><hi rend="i">L’Etourdi</hi>, act. I, sc. II :</p><quote><l><space
                  rend="tab"> </space>                                        Monsieur votre
                père</l><l><space rend="tab"> </space>Est un autre <hi rend="i">vilain</hi> qui ne
                vous laisse pas, etc.</l><l><space rend="tab"> </space>Moquez-vous des sermons d’uu
                vieux <hi rend="i">barbon</hi> de père, etc.</l></quote></note> ; et n’est-ce pas
          encore nommer trop honnêtement ces Vieillards lubriques et avares<note place="bottom"
              ><quote>« Penards chagrins, »</quote><hi rend="i">L’Etourdi</hi>, act. I, sc.
            II.</note>, qui ne songent, sur leurs vieux jours, qu’à l’argent dont ils ne jouissent
          pas, et aux plaisirs pour lesquels ils ne sont plus faits<note place="bottom"><hi rend="i"
              >L’Etourdi</hi>, act. I, sc. VI.</note> ? <hi rend="i">Mascarille</hi> est-il blâmable
          de jouer tant qu’il peut de semblables <hi rend="i">barbons</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. IX ; act. II, sc. I, III, V.</note> ? Les autres, comme
            <hi rend="i">Harpagon</hi> et <hi rend="i">Argan</hi>, sont devenus si durs et si
          égoïstes, que véritablement la révolte de leurs enfants devient un devoir, et la ligue de
          leurs domestiques un droit<note place="bottom"><hi rend="i">L’Avare</hi>, act. I, sc. V,
            VI ; act. II, sc. II, III ; act. IV, sc. III ; <hi rend="i">Le Malade imaginaire</hi>,
            act. I. sc. V ; act. II, sc. VII, VIII.</note>.</p>
        <p>Certes, si les comédies tournent bien, si l’amour honnête et le désintéressement sont
          récompensés, si le bonheur des fils et des filles est assuré, ce n’est pas la faute des
          pères, et ils n’y méritent guère de <pb n="198" xml:id="p198"/>reconnaissance. Quoi !
          toujours mettre en scène des chefs de famille fous et ridicules, qui font une guerre
          haineuse aux désirs naturels et raisonnables de leurs enfants ? Obliger sans cesse le
          spectateur à mépriser des tètes respectables, et à rire sans pitié des <hi rend="i"
            >Gorgibus</hi><note place="bottom"><hi rend="i">La Jalousie du Barbouillé, le Médecin
              volant, les Précieuses ridicules, le Cocu imaginaire.</hi></note>, des <hi rend="i"
            >Pandolfe</hi>, des <hi rend="i">Anselme</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >L’Etourdi.</hi></note>, des <hi rend="i">Albert</hi>, des <hi rend="i"
            >Polidore</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Dépit amoureux.</hi></note>, des <hi
            rend="i">Alcantor</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Mariage forcé.</hi></note>,
          des <hi rend="i">Sganarelle</hi><note place="bottom"><hi rend="i">L’Amour
            médecin.</hi></note>, des <hi rend="i">Géronte</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Médecin malgré lui, les Fourberies de Scapin.</hi></note>, des <hi rend="i"
            >Orgon</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe.</hi></note>, des <hi rend="i"
            >Sotenville</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Mari confondu.</hi></note>, des <hi
            rend="i">Harpagon</hi><note place="bottom"><hi rend="i">L’Avare.</hi></note>, des <hi
            rend="i">Oronte</hi>
          <note place="bottom"><hi rend="i">M. de Pourceaugnac.</hi>,</note>, des <hi rend="i"
            >Jourdain</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme.</hi></note>,
          des <hi rend="i">Argante</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Fourberies de
              Scapin.</hi></note>, des <hi rend="i">Chrysale</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >Les Femmes savantes.</hi></note> et des <hi rend="i">Argan</hi><note place="bottom"
              ><hi rend="i">Le Malade imaginaire.</hi></note> l’en a-t-il un seul qui ne soit ou
          tyrannique, ou égoïste, ou avare, ou lubrique ; ou qui, s’il a quelques qualités, ne les
          gâte par des défauts toujours ridicules, souvent honteux ? Ne sont-ils pas tous entêtés
          jusqu’à la folie et crédules jusqu’à l’idiotisme ? Les enfants révoltés contre ce risible
          et monstrueux pouvoir n’ont-ils pas, sans exception, la raison, la justice, la
          délicatesse, le désintéressement, <pb n="199" xml:id="p199"/>l’intelligence et le cœur
          pour eux seuls ? La jeunesse n’est-elle donc pas assez présomptueuse, qu’il faille ainsi
          la flatter et lui rendre méprisable tout ce qui n’est pas jeune et entreprenant comme
          elle ? Tous ces beaux et nobles jeunes gens ne seront-ils donc jamais pères un jour ?
          Toutes leurs qualités seront-elles donc changées en ridicules ou en vices par les années ?
            <hi rend="i">Cléonte</hi> et <hi rend="i">Clitandre</hi> deviendront-ils donc
          nécessairement des <hi rend="i">Chrysale</hi> et des <hi rend="i">Jourdain</hi><note
            place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes, le Bourgeois gentilhomme.</hi></note> ?
          N’y en aura-t-il pas un qui atteigne la maturité et la vieillesse sans perdre tout ce qui
          faisait sa valeur de jeune homme, sans acquérir rien de ce qui fait la dignité du
          vieillard ? N’y eu aura-t-il pas un qui s’occupe de ses enfants ? qui songe à leur
          éducation et à leur bonheur ? qui sache avoir la fermeté pour les conduire et l’indulgence
          pour se faire aimer ?</p>
        <p>À peine trouve-t-on dans tout le théâtre de Molière deux pères qui prononcent quelques
          paroles dignes de ce titre : le père de <hi rend="i">don Juan</hi>, qui vient se faire
          insulter inutilement par un fils perdu de débauche<note place="bottom"><hi rend="i">Don
              Louis</hi> dans <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi>, act. IV, sc. VI ; act. V, sc.
            I.</note>, celui d’<hi rend="i">Hippolyte</hi>, qui vient donner à un jeune homme perdu
          d’amour d’inutiles conseils de modération<note place="bottom"><hi rend="i">Anselme</hi>
            dans <hi rend="i">l’Etourdi</hi>, act. IV, sc. IV.</note>.</p>
        <p>Mais de quel droit les pères parlent-ils raison aux enfants sur ce théâtre ? Eu
          voyons-nous un seul qui, par l’accomplissement des devoirs paternels, ait acquis sur ses
          fils un empire légitime, ou qui du <pb n="200" xml:id="p200"/>moins, par la tendresse et
          l’indulgence, ait mérité leur confiance ? À qui doivent-ils s’en prendre, quand les
          héritiers de leur nom leur crient :<quote> « Le mieux que vous puissiez faire, c’est de
            mourir le plus tôt que vous pourrez<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de
                Pierre</hi>, act. IV, sc. IX.</note>, »</quote> et répondent à leur malédiction :
            <quote>« Je n’ai que faire de vos dons<note place="bottom"><hi rend="i">L’Avare</hi>,
              act. IV, sc. V. Voir, sur cette scène, Saint-Marc Girardin, <hi rend="i">Cours de
                Littérature dramatique</hi>, tome I, XIII. L’immoralité de <hi rend="i">l’Avare</hi>
              au point de vue <hi rend="i">paternel</hi> est signalée par J.-J. Rousseau :
                <quote>« C’est un grand vice assurément d’être avare, et de prêter à usure ; mais
                n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de
                respect, de lui faire les plus insultants reproches ; et, quand ce père irrité lui
                donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard qu’il n’a que faire de scs
                dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? et la pièce
                où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite en est-elle moins une école de
                mauvaises mœurs ? »</quote> (<hi rend="i">Lettre à d’Alembert sur les
                Spectacles.)</hi> La défense de Molière sur ce point, présentée par Chamfort et
              Laharpe, n’est pas acceptable moralement parlant. Voir d’ailleurs sur <hi rend="i"
                >l’Avare</hi>, plus haut, chap. II, p. 34.</note> ? »</quote></p>
        <p/>
        <p>Quelle ne doit pas être la démoralisation lente produite par un spectacle qui dure sans
          interruption depuis deux siècles, et qui enseigne sans cesse aux jeunes gens à rire de ce
          que le devoir et la nature leur ordonnent de respecter ? Si cette détestable leçon était
          donnée d’une manière formelle, peut-être serait-elle moins démoralisatrice ; mais grâce
          aux ridicules d’avarice, d’égoïsme, de routine, d’abus d’autorité attribués libéralement
          aux vieillards ; grâce aux qualités de cœur accordées surabondamment aux jeunes gens, il
          n’y a rien qui choque, à première vue, dans cette continuelle révolte des <pb n="201"
            xml:id="p201"/> cheveux blonds contre les cheveux blancs : la raison, la morale même
          semble l’approuver ; et de là sort enfin une telle habitude de dénigrement pour l’autorité
          paternelle,.qu’on doit peut-être attribuer à Molière une part de notre Révolution dans ce
          qu’elle a eu de plus mauvais, une part dans l’opposition systématique aux droits du père
          qui règne jusque dans nos codes actuels.</p>
        <p>Non seulement les <hi rend="i">pères</hi> de Molière sont tous objets de moquerie ou de
          mépris, mais <hi rend="i">les gens qui ne sont pas pères</hi> ont par contraste toutes les
          qualités que ceux-ci devraient avoir. Sur ce théâtre, la raison, les bons conseils,
          l’esprit de conduite, la modération, l’indulgence, enfin toutes les vertus <hi rend="i"
            >paternelles</hi> sont l’apanage des <hi rend="i">vieux garçons.</hi> Voyez les <hi
            rend="i">Cléante</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. I, sc.
            I-VI ; act. IV, sc. I ; act. V.</note>, les <hi rend="i">Ariste</hi><note place="bottom"
              ><hi rend="i">Les Femmes savantes</hi>, act. II, sc. I-IV, IX ; act. IV, sc. VII ;
            act. V, sc. IV, V.</note>, les <hi rend="i">Béralde</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Malade imaginaire</hi>, act. II, sc. XII ; act. III, sc. I-IX,
            XVI-XXIII.</note> : quel malheur qu’ils n’aient rang dans la famille que d’oncles et de
          beaux-frères ! Mais non : sans doute qu’en devenant maris et pères, ils perdraient
          aussitôt leur bon sens, leur esprit et leur cœur.</p>
        <p>C’est faux ; le poète est là en opposition formelle avec la raison et avec lui-même,
          quand il peint l’amour si beau<note place="bottom">Voir plus haut, chap. VII, p.
            121.</note>, le mariage si excellent<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, chap.
            VIII, p. 145.</note>, et <pb n="202" xml:id="p202"/>qu’il ne représente jamais une
          famille honnête ni heureuse, où les parents aiment leurs enfants avec intelligence et
          dévouement, où l’expérience et l’âge aient raison contre la fougue des passions
          juvéniles.</p>
        <p>Quelles mères devraient faire les <hi rend="i">Henriette</hi> et les <hi rend="i"
            >Eliante</hi><note place="bottom">Voir plus haut, chap V, p. 92 ; chap. VI, p. 103,
            112 ; chap. VII, p. 137 ; chap. VIII, p. 150</note> ! Il n’y en a pourtant qu’une
          vraiment respectable sur ce théâtre, <hi rend="i">Elmire</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Id.</hi>, chap. VI, p. 105.</note>, et c’est une belle-mère ! Les autres, <hi
            rend="i">M<hi rend="sup">me</hi> Jourdain</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Bourgeois gentilhomme.</hi> Voir plus haut, chap. VI, p. 110.</note>, <hi rend="i"
            >Philaminte</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes.</hi> Voir plus
            haut, chap. V, p. 91.</note>, <hi rend="i">Béline</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >Le Malade imaginaire.</hi> Voir plus haut, chap. VI, p. 109.</note>, sont si
          ridicules ou si égoïstes, qu’il n’y a pas moyen que leurs filles les respectent ou les
          aiment. Quant aux personnes comme <hi rend="i">M<hi rend="sup">me</hi> de Sotenville</hi>
          née <hi rend="i">de la Prudoterie</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Mari
              confondu.</hi> Voir plus haut, chap. VI, p. 109.</note>, comme <hi rend="i">la
            comtesse d’Escarbagnas</hi><note place="bottom">Voir plus haut, chap. V, p. 88.</note>,
          comme <hi rend="i">Bélise</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes savantes.</hi>
            Voir plus haut, chap. V, p. 91.</note>, comme <hi rend="i">M<hi rend="sup">me</hi>
            Pernelle</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe.</hi> Voir plus haut, chap.
            VI, p. 109.</note>, on ne peut, les citer comme membres d’une famille : ce sont des
          fléaux domestiques, que les enfants semblent trop bons de supporter avec tant de
          patience.</p>
        <p>À ce point de vue, le théâtre de Molière présente un perpétuel contre-sens ; il est
          impossible que des parents si dépourvus d’intelligence et d’élévation produisent toujours
          des enfants si admirables. <pb n="203" xml:id="p203"/>La nature peut faire une fois par
          hasard un tel prodige ; mais ici le prodige passe à l’état de loi. C’est un mensonge
          moral, de prétendre que des fils puissent être pleins d’honneur et de raison, des filles
          pleines de délicatesse, de pudeur et de grâce, sans que pères ni mères leur aient rien
          donné de ces qualités, ni par éducation, ni par héritage.</p>
        <p>Ce contre-sens et ce mensonge sont poussés à l’extrême dans les personnages qui sont les
          seuls vrais représentants de la famille chez Molière : les domestiques<note place="bottom"
            >Est-ce parce que dans son ménage il ne trouva guère affection ni soins constants que de
            la part de Laforêt ?</note>. Je demande si ces admirables servantes, dévouées,
          désintéressées, aimantes, qui sont des mères pour les enfants et une providence pour la
          maison, peuvent se trouver au foyer <hi rend="i">d’Orgon</hi>, de <hi rend="i"
            >Philaminte</hi>, de <hi rend="i">M. Jourdain, d’Argan</hi> et de <hi rend="i"
            >Béline</hi><note place="bottom">Voir plus haut, chap. VI, p. 110.</note> ? Des
          domestiques si précieux et si rares, s’ils existent, sont produits lentement, à force de
          soins et d’exemples, par <hi rend="i">l’esprit de famille</hi> : c’est un fruit que les
          enfants doivent aux vertus des parents, aux traditions d’ordre et de bonté des aïeules et
          des mères ; et si l’on n’en trouve plus de tels aujourd’hui, c’est que <hi rend="i"
            >l’esprit de famille</hi> s’en est allé de notre société, par notre faute, et aussi par
          celle de Molière.</p>
        <p/>
        <p>C’est une singulière aberration du génie, que de méconnaître ce qu’il y a de touchant, de
          grand, de <pb n="204" xml:id="p204"/>dramatique à l’occasion, dans les sentiments de
          respect, d’affection et de dévouement qui constituent la famille. Pour une fille délicate
          et tendre comme Molière en a.tant représenté, la joie de l’amour peut-elle être complète
          sans une mère digne de ce nom ? Quelle éducation peuvent donner aux enfants de leur amour
          ceux qui n’ont pu s’aimer qu’en se moquant de leurs parents, et en leur arrachant, par
          ruse ou par force, la signature d’un contrat de comédie ?</p>
        <p>Il y a là, on le répète, immoralité, fausseté, contradiction avec tous les principes de
          haute moralité appliqués à la peinture de l’homme, de la femme, de l’amour, du mariage. Il
          y a là, qui le croirait ? une infériorité honteuse pour le poète moderne et chrétien, si
          on le compare aux vieux poètes païens<note place="bottom"><quote>« On trouve dans les
              fragments de Ménandre et des comiques de son école beaucoup de sentences qui expriment
              la tendresse, et j’allais presque dire la faiblesse, que le père doit avoir pour son
              fils : Un bon père, dit Ménandre (<hi rend="i">Sentences des anciens comiques
                grecs</hi>, édit. Guillaume Morel, Paris, 1553, p. 19), ne doit point s’irriter
              contre son fils… Donnez de bonne grâce à voire fils ce qu’il demande, si vous voulez
              qu’il soigne votre vieillesse, au lieu d’en souhaiter la fin <hi rend="i">(id.</hi>,
              p. 28). »</quote> Saint-Marc Girardin, <hi rend="i">Cours de Littérature
              dramatique</hi>, tome I, xi : <hi rend="i">De la Clémence paternelle.</hi> Voir toute
            la leçon.</note>. Qu’on se rappelle les <hi rend="i">pères</hi> de Térence<note
            place="bottom"><hi rend="i">Andria : Simo\ Chremes ;</hi> — <hi rend="i">Adelphi :
              Micio, Demea, Hegio ;</hi> — <hi rend="i">Heautontimorumenos : Menedemus,
            Chremes</hi> ; — <hi rend="i">Hecyra : Phidippus, Lâches.</hi> On sait tout ce qu’il y a
            de touchant et de vraiment paternel dans le caractère de <hi rend="i">Ménèdème</hi>,
            sans que ces qualités nuisent en rien au comique, ni le comique à la dignité du
            père.</note>, et même quelques <hi rend="i">pères</hi> de Plaute<note place="bottom"
                ><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i">Aulularia : Megadorus, Eunomia,
                Euclio ;</hi> — <hi rend="i">Captivi : Hegio-, — Pœnulus : Hanno</hi> ; — <hi
                rend="i">Rudens : Dæmones.</hi> Plaute a bien mis sur la scène des vieillards
              débauchés, des pères rivaux de leurs fils : mais il se croyait obligé de s’en excuser
              publiquement :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Hi senes, nisi fuissent nihili
                jam inde ab adolescentia,</l><l><space rend="tab"> </space>Non hodiè hoc tantum
                flagitium facerent canis capitibus, etc.</l></quote><p><space rend="tab"
                > </space>                                                                                    (<hi
                rend="i">Bacchides, Grex.)</hi></p></note>, et qu’on dise s’il n’y a <pb n="205"
            xml:id="p205"/> pas plaisir à voir la discrète assiduité, l’inquiète sollicitude avec
          laquelle ils suivent la conduite de leurs fils entrant dans la vie ; si l’on n’est pas
          touché de la sage ardeur qu’ils déploient à les rendre bons et heureux ; si l’on ne
          respecte pas le soin jaloux qu’ils mettent à s’entourer pour leurs vieux jours d’une
          famille aimante ? lis ont la joie de laisser après eux quelque reconnaissance et quelque
          estime. Malgré leurs ridicules et leurs sévérités, ils sont, par les entrailles au moins,
          dignes du nom de père<note place="bottom"><hi rend="i">Don Louis</hi> dans <hi rend="i">le
              Festin de Pierre</hi> (act. V, sc. I), et <hi rend="i">Chrysale</hi> dans <hi rend="i"
              >les Femmes savantes</hi> (act. III, sc. IX) sont les seuls <hi rend="i">pères</hi> de
            Molière chez qui l’on trouve quelque élan de tendresse ; et c’est bien peu de
            chose.</note>. Même chez les adorateurs de Vénus et de Bacchus, l’instinct moral
          conservait le sentiment de ces choses sacrées.</p>
        <p>On ne saurait trop faire remarquer cette étonnante et désastreuse lacune dans la morale
          de Molière. On arrive à tirer de son théâtre des préceptes, exprimés avec une délicatesse
          et une fermeté supérieures, sur les devoirs de l’homme et de la femme envers eux-mêmes,
          sur leurs devoirs réciproques quand ils s’aiment et s’unissent, sur leurs devoirs envers
          les semblables, envers la patrie, envers Dieu : en sorte que la morale de Molière aura
          exprimé ce que doit être un homme, un époux, un citoyen, même un chrétien<note
            place="bottom">Voir plus loin, chap. XI.</note> ; <pb n="206" xml:id="p206"/>et elle
          n’aura nulle part laissé entrevoir ce que doit être un père. Qu’est-ce pourtant qu’un
          honnête homme, un citoyen, qui ne sait être père ? Que valent tous ses autres mérites,
          s’il n’est capable de donner à sa femme et à sa patrie des enfants dignes de lui, s’il ne
          peut remplir ce rôle saint par lequel l’homme ressemble le plus à Dieu ?</p>
        <p/>
        <p>On objectera en vain qu’au dix-septième siècle il avait des abus d’autorité paternelle
          consacrés par les lois et par les mœurs, et que Molière a entrepris une réforme utile en
          attaquant et en ridiculisant ces abus : ce n’est pas en détruisant qu’on réforme, et je ne
          pense pas que personne puisse aujourd’hui accepter cette mauvaise excuse, qui est celle de
          tous les méchants quand ils déclarent la guerre aux bons, de tous les tyrans quand ils
          étouffent la liberté.</p>
        <p>On objectera en vain que, du tableau de tant de pères ridicules et coupables, résulte un
          enseignement négatif, et que cette perpétuelle satire peut indiquer aux chefs de famille
          tout ce qu’ils ont à éviter pour accomplir leur mission<note place="bottom">Voir
            Saint-Marc Girardin, <hi rend="i">Cours de Littérature dramatique</hi>, tome1, XIII :
              <hi rend="i">Des pères dans la comédie, et surtout dans les comédies de Molière</hi> :
              <quote>« Les pères, les maris, les vieillards que Molière raille gaiement, ne sont pas
              ridicules par leur caractère de père, de mari et de vieillard, mais par les vices et
              les passions qui déshonorent en eux ce caractère môme… Cen’est point la vieillesse que
              Molière ridiculise, ce sont les défauts qui la discréditent, etc. »</quote> Voir tout
            ce plaidoyer fort ingénieux.</note>. Quelque avantage qu’il y ait à démontrer que les
          pères ne <pb n="207" xml:id="p207"/>doivent être ni intéressés, ni débauchés, ni
          insouciants, ni égoïstes, ni avares, ni durs, il y a un plus grand désavantage à ne pas
          montrer qu’ils sont respectables parce qu’ils sont pères, à ne pas faire ressortir tout ce
          qu’il y a de naturel et de bon dans la famille grandissant autour d’eux avec amour et
          ^soumission. La société entière est une immense forêt où les vieux arbres sont les pères ;
          Molière a porté la cognée contre eux, sans songer qu’à leur ombre seulement peuvent
          croître ceux qui doivent les remplacer, et faire reverdir sur leurs tiges vigoureuses
          l’éternelle jeunesse de la patrie.</p>
        <p/>
        <p>La patrie ! Molière semble pourtant l’avoir aimée : il a travaillé plus et mieux que
          d’autres à qui l’on en fait honneur, à la grande rénovation de la fin du siècle dernier.
          Mais, chose singulière ! c’est à lui que nous devons, en partie du moins, l’orgueil
          d’enfants qui nous fait croire que nous avons tout inventé en politique en 1789. Nous
          méprisons nos pères, et nous ne voyons pas que c’est de leurs lents et continuels efforts
          qu’est péniblement sorti le perfectionnement des institutions et la proclamation des
          droits éternels. Nous insultons à la mémoire du <hi rend="i">Roi-Soleil</hi> ; nous
          voulons croire que toute idée de justice ou de liberté devait sécher aux feux de ses
          rayons absolus. Nous nous obstinons à ignorer que c’est sous son règne que fut inventé le
            <hi rend="i">moi de patriote ;</hi> que la tyrannie féodale fut définitivement vaincue ;
          que la liberté commerciale et industrielle prit son <pb n="208" xml:id="p208"/>premier et
          victorieux essor ; que le peuple fut déchargé des impôts du servage ; que la justice cessa
          d’être une routine ou un abus ; que ceux qui <hi rend="i">s’engraissaient du suc</hi> de
          la France<note place="bottom">Boileau, <hi rend="i">Satire</hi> VIII, v. 194.</note>
          furent brisés, et que des fils de bourgeois et de marchands vinrent remplacer au ministère
          les ducs et les princes déchus ; nous oublions qu’il souffrit que l’éducation de son
          petit-fils fût nourrie des plus hardies et même chimériques utopies républicaines ; qu’il
          servit à sa table, de sa royale main, le valet de chambre qui proclama que la France est
          un peuple, qui immola les <hi rend="i">marquis</hi> au rire du peuple, cent cinquante ans
          avant que le peuple les traînât à la guillotine, et enfin qu’il voulut être le parrain du
          fils de ce fils du peuple.</p>
        <p>Molière, avec une grande liberté de génie attaqua la société d’alors dans ce qu’elle
          avait de plus mauvais et de plus redoutable, la noblesse oisive.</p>
        <p>On fait dater de 1789 le principe de l’égalité des hommes devant la loi civile : le
          principe de leur égalité devant l’estime et l’opinion des autres date de Molière. Au temps
          où l’orgueil des privilèges et des titres s’incarnait dans un duc de Saint-Simon, c’est
          Molière qui, du haut de son théâtre, disait en face aux marquis à la mode assis devant la
          scène :</p>
        <quote>
          <p>« Qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? <pb n="209" xml:id="p209"/>
            Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une
            gloire d’être sortis d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la
            naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi, nous n’avons part à la gloire de nos
            ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs
            actions qu’ils répandent sur nous nous impose un engagement de leur faire le même
            honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu,
            si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi, vous descendez en vain
            des aïeux dont vous êtes né ; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont
            fait d’illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur
            vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un
            chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un
            monstre dans la nature ; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde
            bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait, et que je ferois plus d’état
            du fils d’un crocheteur, qui seroit honnête homme, que du fils d’un monarque, qui
            vivroit comme vous<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i">Le
                  Festin de Pierre</hi>, act. IV, sc. VI. Cette tirade, qui date de février 1665 au
                plus tard (la première représentation est du 15 février 1665), donna à Boileau
                l’idée de sa <hi rend="i">Satire</hi> V, qui fut composée la même année, et qui
                avait d’abord pour titre : <hi rend="i">Discours sur la noblesse dépourvue de
                  vertu.</hi> Ce fut un renfort pour Molière, qui dut être heureux de voir ses idées
                si nettement développées : il y a même un passage <hi rend="i"
                    >traduit</hi> :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Ce long amas d’aïeux que
                  vous diffamez tons</l><l><space rend="tab"> </space>Sont autant de témoins qui
                  parlent contre vous ;</l><l><space rend="tab"> </space>Et tout ce grand éclat de
                  leur gloire ternie</l><l><space rend="tab"> </space>Ne sert plus que de jour à
                  votre ignominie.</l><l><space rend="tab"> </space>En vain, etc., (v.
                59).</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Il est curieux de remarquer que cette
                idée, qui est de Juvénal <hi rend="i">(Satire</hi> VIII, v.
                    138) :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Incipit ipsorum contra testare
                  parentum</l><l><space rend="tab"> </space>Nobilitas, claramque facem præferre
                  pudendis,</l></quote><p><space rend="tab"> </space>va s’affaiblissant un peu à
                chaque traduction : <hi rend="i">servir de jour</hi> est plus faible qu<hi rend="i"
                  >’être un flambeau</hi>, qui est plus faible que <hi rend="i">præferre facem.</hi>
                Juvénal lui-même a sans doute imité Salluste, qui fait dire à Marius (<hi rend="i"
                  >Jugurtha</hi>, LXXXIII) :<quote> « Majorum gloria posteris lumen est, neque bona
                  neque mala eorum in occulto patitur. »</quote></p></note>. »</p>
       </quote>
        <p>Devant cette cour infatuée de noblesse, devant <pb n="210" xml:id="p210"/>ces grands
          seigneurs qui ne voulaient pas qu’il mangeât à la même table qu’eux, il fait parler un
          honnête homme justement fier de ses ancêtres roturiers, et aimant mieux perdre sa
          maîtresse que se déshonorer par un titre usurpé. <hi rend="i">Cléonte</hi> répond à <hi
            rend="i">M. Jourdain</hi>, qui, avant de lui accorder sa fille, lui demande <hi rend="i"
            >s’il est gentilhomme</hi> :</p>
        <quote>
          <p>Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup ; on tranche
            le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble
            en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matière,
            un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et
            qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux
            yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né
            de parents, sans doute, qui ont tenu <pb n="211" xml:id="p211"/>des charges
            honorables ; je me sais acquis, dans les armes, l’honneur de six ans de service, et je
            me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec
            tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiroient pouvoir
            prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme<note
              place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. III, sc.
            XII.</note>.</p>
       </quote>
        <p><hi rend="i">Immoler au parterre</hi><note place="bottom">Boileau, <hi rend="i"
              >Epître</hi> VII, v. 32.</note> l’orgueil du nom et de la race pour y substituer
          l’orgueil du mérite, faire de l’acte royal qui conférait des <hi rend="i"
            >duchés-pairies</hi> la <hi rend="i">cérémonie</hi> du <hi rend="i">mamamouchi</hi>,
          c’était un acte de courage dans un temps où, à nos yeux, l’esprit de justice et de liberté
          était représenté par le duc de Saint-Simon, si indigné de voir des bourgeois dans les
          charges. Molière y alla sans marchander ; il mit sur la scène un gueux plus noble de cœur
          qu’un gentilhomme<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. III, sc.
            II : <hi rend="i">le Pauvre.</hi></note> ; il bafoua les <hi rend="i">bourgeois</hi> qui
          croient que c’est une belle chose de devenir <hi rend="i">gentilhomme</hi> ; les <hi
            rend="i">Arnolphe</hi> qui se donnent le nom de <hi rend="i">Monsieur de la
          Souche</hi> ; les <hi rend="i">Gros-Pierre</hi> qui s’appellent pompeusement <hi rend="i"
            >Monsieur de l’Isle</hi><note place="bottom"><hi rend="i">L’École des Femmes</hi>, act.
            I, sc. I.</note> ; les <hi rend="i">George Dandin</hi> qui, par un allongement,
          reçoivent le titre de <hi rend="i">Monsieur de la Dandinière</hi><note place="bottom"><hi
              rend="i">Le Mari confondu</hi>, act. I, sc. IV.</note> ; on n’oubliera jamais
          l’illustre maison <hi rend="i">de Sotenville</hi>, dans laquelle <quote>« Bertrand de
            Sotenville fut <pb n="212" xml:id="p212"/>si considéré en son temps que d’avoir
            permission de vendre tout son bien pour le voyage d’outre-mer<note place="bottom"><hi
                rend="i">Le Mari confondu</hi>, act. I, sc. V.</note>, »</quote> ni celle <hi
            rend="i">de la Prudoterie</hi>
          <quote>« où le ventre anoblit<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc.
              IV.</note> ; »</quote> on rira éternellement des manies de dignité et de vanité qui
          constituent toute la noblesse des <hi rend="i">Pourceaugnac</hi> et des <hi rend="i"
            >Escarbagnas</hi> ; enfin le type du <hi rend="i">marquis</hi>, produit par Molière et
          prodigué dans toutes ses pièces, est resté et restera comme l’un des meilleurs personnages
          du théâtre comique.</p>
        <p>Il y en a partout, des <hi rend="i">marquis.</hi> Dans <hi rend="i">les Précieuses
            ridicules</hi>, ce sont deux valets qui laissent la livrée pour endosser les canons et
            l’épée<note place="bottom"><hi rend="i">Les Précieuses ridicules</hi>, sc. VIII, X, XII.
            Molière, qui jouait <hi rend="i">Mascarille</hi>, s’était composé un costume sur la
            dernière mode de la cour, qui était d’un comique admirable, en sorte que l’entrée
            produisait un effet irrésistible. Voir le <hi rend="i">Récit en prose et en vers de la
              Farce des Précieuses</hi> (Paris, 1660), cité par Aimé Martin.</note>, et perdre sous
          le bâton leur <hi rend="i">marquisat de Mascarille</hi> et leur <hi rend="i">vicomte de
            Jodelet</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Les Précieuses ridicules</hi>, sc. XIV,
            XVI.</note> : ce ne sont que deux valets rossés ; mais l’habit est rossé aussi, et il
          est impossible de ne pas songer que les faux marquis ne méritent pas seuls ce traitement.
          Dans ce hardi petit chef-d’œuvre, il faut remarquer la scène des <hi rend="i"
            >Porteurs</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, sc. VIII</note>, où le
          sentiment des droits et de la valeur du peuple respire autant que dans celle du <hi
            rend="i">Pauvre</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act.
            III, sc. II. Voir plus haut, chap. II, p. 28.</note>.</p>
        <p>Dans <hi rend="i">les Fâcheux</hi>, passent en courant devant les yeux étonnés d’une
          telle variété, le marquis du bel air<note place="bottom"><hi rend="i">Les Fâcheux</hi>,
            act. I, sc. I.</note>, <pb n="213" xml:id="p213"/>le marquis musicien<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I, sc. V, <hi rend="i">Lisandre.</hi></note>,
          le marquis duelliste<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. I. sc. X, <hi
              rend="i">Alcandre.</hi> Voir plus haut chap. II, p.39.</note>, le marquis joueur<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. II, sc. II, <hi rend="i"
          >Alcippe.</hi></note>, le marquis chasseur<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act.
            II, sc. VII, <hi rend="i">Dorante.</hi></note>, le marquis obligeant<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Id.</hi>, act. III, sc. IV, <hi rend="i">Filinie.</hi></note>.</p>
        <p>Dans <hi rend="i">la Critique de l’École des Femmes, l’Impromptu de Versailles, le Festin
            de Pierre, le Misanthrope, le Mari confondu, le Bourgeois gentilhomme</hi>, c’est le
          marquis bel-esprit<note place="bottom"><hi rend="i">La Critique de F École des
            Femmes</hi>, sc. IV-VII.</note>, le marquis poète<note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Misanthrope</hi>, act. I, sc. II, <hi rend="i">Oronte.</hi></note>, le marquis
            nécessaire<note place="bottom"><hi rend="i">L’lmpromptu de Versailles</hi>, sc.
            IV-IX.</note>, le marquis à bonnes fortunes<note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Misanthrope</hi>, act. III, sc. I, <hi rend="i">Clitandre, Acaste.</hi></note>, le
          marquis débauché<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre, don Juan.</hi> Voir
            plus haut, chap. II, p. 22.</note>, le marquis escroc<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. III, sc. IV, VI, XVIII-XX ; act. IV, sc. I, II,
              <hi rend="i">Dorante.</hi> Voir plus haut, chap. IV, p. 79.</note>.</p>
        <p>Et quand <hi rend="i">M<hi rend="sup">lle</hi> Molière</hi> lui dit : <quote>« Toujours
            des marquis ! »</quote> il répond devant toute la cour : <quote>« Oui, toujours des
            marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le
            marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme, dans toutes les comédies
            anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans
            toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la
              compagnie<note place="bottom"><hi rend="i">L’lmpromptu de Versailles</hi>, sc.
              I.</note>. »</quote></p>
        <p><pb n="214" xml:id="p214"/>Cette satire des <hi rend="i">marquis</hi> est faite avec
          verve et hardiesse, mais sans fiel. Si les défauts de la cour sont blâmés, les qualités
          d’esprit, de tact, de politesse, que Louis XIV sut développer dans son entourage, sont
          parfaitement reconnues et appréciées<note place="bottom"><hi rend="i">Les Femmes
              savantes</hi>, act. IV, sc. III.</note>. D’ailleurs, ce qu’il y a de particulièrement
          juste dans cette guerre à la noblesse dégénérée, ce n’est pas la critique des prétentions
          vaniteuses de ceux qui ne voient dans les mérites de leurs ancêtres qu’un droit à morgue
          et à privilèges : c’est l’affirmation formelle des devoirs qu’imposent une naissance et
          une fortune distinguées. Partout, mais particulièrement dans <hi rend="i">le
            Misanthrope</hi><note place="bottom">Voir plus haut, chap. III, p. 44 et 52.</note>, le
          tort des <hi rend="i">marquis</hi>, c’est d’être oisifs, c’est de n’employer qu’à des
          bagatelles toutes les ressources que leur fournit l’état où ils sont nés. Ils sont
          coupables, non-seulement quand ils font mal, mais quand ils ne font rien. L’ignorance et
          l’inutilité, qui seraient à peine excusables ailleurs, deviennent là de véritables crimes
          envers la société qu’on doit servir à proportion de ses facultés. Et on se trouve exercer
          une influence funeste, dont on est responsable, à Dieu toujours, et quelquefois aux
          hommes, quand on oublie, comme <hi rend="i">don Juan</hi>, que <hi rend="i">noblesse
            oblige</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. I, sc. I :
                <quote>« <hi rend="i">Gusman</hi> : Un homme de sa qualité feroit une action si
              lâche ? — <hi rend="i">Sganarelle</hi> : Hé ! oui, sa qualité ! La raison en est
              belle ; et c’est par là qu’il s’empêcheroit des choses ! »</quote></note>.</p>
        <p>Nous ne sommes pas libres, dans la famille immense <pb n="215" xml:id="p215"/>qui est la
          patrie, d’abdiquer les devoirs que nous impose notre position quelle qu’elle soit. Le
          noble n’a pas plus le droit d’être oisif que le bourgeois, vaniteux, ou le prolétaire,
          paresseux. Chacun a sa tâche : le sénateur qui ne songe qu’à donner des mascarades<note
            place="bottom"><hi rend="i">L’Amour peintre</hi>, sc. XXI.</note>, le juge qui ne pense
          qu’aux profits de son métier<note place="bottom"><hi rend="i">Le Misanthrope</hi>, act. I,
            sc. I.</note>, sont aussi coupables que le bûcheron qui passe le temps à boire<note
            place="bottom"><hi rend="i">Le Médecin malgré lui</hi>, act. I, sc. I, VI.</note>, ou le
            <anchor xml:id="footnote1"/><ref target="#bookmark56">1</ref> marchand à apprendre à
            danser<note place="bottom"><hi rend="i">Le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. I, sc. II ;
            act. II, sc. I. </note>.</p>
        <p>On trouve dans Molière la juste critiqué des utopistes qui se plaignent que la patrie ne
          les nourrisse pas dans quelque prytanée où ils puissent rêver à leurs orgueilleuses
            chimères<note place="bottom"><hi rend="i">Les Fâcheux</hi>, act. III, sc. II.</note> ;
          des pédants, qui s’imaginent dans leur petite vanité.</p>
        <quote>
          <l>Que, pour être imprimés et reliés en veau,</l>
          <l>Les voilà dans l’état d’importantes personnes.</l>
       </quote>
        <p>Il dit aux demandeurs de pensions qui tournent autour des rois comme des chiens autour
          d’une cuisine : <quote>« Que font-ils pour l’Etat<note place="bottom"><hi rend="i">Les
                Femmes savantes</hi>, act. IV, sc. III.</note> ? »</quote> On trouve dans Molière la
          louange du prince sans cesse rapportée à ses travaux, non à sa personne ; l’affirmation de
          ses devoirs envers tous, de ses obligations à voir par ses yeux, à punir, à récompenser, à
          veiller au <pb n="216" xml:id="p216"/>bien et à l’honneur du pays<note place="bottom"><hi
              rend="i">Les Fâcheux</hi>, act. I, sc. X ; le <hi rend="i">Tartuffe</hi>, act. V, sc.
            VII ; <hi rend="i">Psyché</hi>, Prologue ; l<hi rend="i">e Malade imaginaire</hi>,
            Prologue, sc. III, IV. Il va sans dire qu’il faut apporter à l’éloge fait ici à Molière
            la très grave restriction indiquée plus haut, chap. IX, p. 169 et 176.</note>. En un
          mot, on y trouve la grande conception de l’égalité des hommes, tous chargés de devoirs
          réciproques, et incapables d’acquérir dans la république aucune dignité ni aucune estime,
          si ce n’est par le mérite personnel et par les services rendus à la patrie. Il n’y a
          qu’une aristocratie légitime et imprescriptible, celle de l’intelligence pratiquant le
          bien.</p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE XI. <lb/>De la Religion. Principe et Sanction de la Morale de Molière.</head>
        <p><pb n="217" xml:id="p217"/>Enfin, pour couronner toute cette morale, ce comédien a su
          parler de Dieu. Lui, l’homme du rire et du plaisir, il a su, dans quelques scènes
          étonnantes d’une pièce pleine de farces comme <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi>,
          peindre la croyance en Dieu, l’amour de Dieu, la dignité, la nécessité de cette croyance
          et de cet amour. Ces scènes ne sont point d’origine espagnole : elles ont un autre
          caractère que celles du <hi rend="i">don Juan</hi> original, parce qu’au lieu d’être là
          par convenance pour satisfaire un public dévot, elles y sont par intention pour émouvoir
          un public hypocrite ou sceptique. L’obligation de <hi rend="i">croire</hi> est mieux
          prouvée dans les ridicules paroles de <hi rend="i">Sganarelle</hi> que dans plus d’un
          sermon :</p>
        <quote>
          <label>DON JUAN</label>
          <p>Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont
            huit.</p>
          <label>SGANARELLE</label>
          <p>La belle croyance et les beaux articles de foi que voilà ! Votre religion, à ce que je
            vois, est donc l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la
            tête des hommes, et que, <pb n="218" xml:id="p218"/>pour avoir bien étudié, on est bien
            moins sage le plus souvent. Pour moi, monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu
            merci, et personne ne sauroit se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon
            petit sens mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je
            comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit venu
            tout seul en une nuit. Je voudrois bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces
            rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut ; et si tout cela s’est bâti de
            lui-même. Vous voilà, vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait
            tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous
            faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée,
            sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre ? Ces nerfs, ces os, ces
            veines, ces artères, ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui
            sont là et qui… »</p>
       </quote>
        <p>La tirade est interrompue comiquement par nécessité de comédie ; puis le sérieux
          reparaît, quand <hi rend="i">Sganarelle</hi> conclut : <quote>« Mon raisonnement est qu’il
            y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les
            savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici et que
            j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait
            de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever
            les yeux eu ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à <pb n="219" xml:id="p219"/>
            droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner…<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Festin de Pierre</hi>, act. III, sc. I.</note>. »</quote> Le comique reprend encore
          le dessus ; mais Fénelon a-t-il mieux dit<note place="bottom"><p><space rend="tab"
              > </space> Fénelon, <hi rend="i">Démonstration de l’Existence de Dieu</hi>, partie I,
              §§ IV, XXX-L. — On ne peut s’empêcher de rire du prétendu <hi rend="i">épicurisme</hi>
              de Molière fondé sur l’<hi rend="i">épicurisme</hi> de son maître Gassendi, quand on
              voit que ces preuves de l’existence de Dieu tirées de l’existence des êtres
              contingents, de l’ordre de l’univers, et de la nature de l’homme, sont traduites du
                <hi rend="i">Syntagma philosophicum</hi> : <quote>« Quid memorem tam mirabilem
                fabricam contexturamque corporis, tam eminenteis facultates quas observamus in
                anima ? »</quote> (Gassendi, <hi rend="i">Syntagma philosophicum, Physicœ</hi>
              sectio 1, lib. IV, cap. 7. Ed. Florence, tome I, p. 288, col. 2). <quote>« Intueris
                hominis corpus, in quo pedes, oculi, manus, in quo cor, pulmo, cerebrum, jecur, in
                quo ossa, musculi, venæ, in quo renes, vesica, alvus, in quo cætera omnia neque
                exquisitius formari, neque congruentius collocari, neque utilius destinari, neque
                speciosius exornari, quacumque tandem arte potuissent, causam illius reputas cæcam
                expertemque consilii ? »</quote> (<hi rend="i">Syntagma philosophicum, Physicœ</hi>
              sectio III, membrum II, lib. II, cap. 3, <hi rend="i">De usu partium in
                animalibus.</hi> Ed. Florence, tome II, p. 203, col. 2). La première édition des <hi
                rend="i">Œuvres</hi> de Gassendi est de 1658, et <hi rend="i">le Festin de
                Pierre</hi> de 1665. Voir d’ailleurs plus haut, chap. I, page 17, note 2 ; et plus
              loin, page 235.</p>
            <p><note><hi rend="i">N. B.</hi> Il est regrettable de ne trouver dans le <hi rend="i"
                  >Lexique comparé de la langue de Molière</hi> de F. Génin, ni<quote> « <hi
                    rend="i">quelque chose</hi> qui fait de mon corps tout ce qu’elle
                  veut, »</quote> ni <quote>« à <hi rend="i">droit.</hi> »</quote>L’expression de
                  <hi rend="i">quelque chose</hi> ne devenait alors neutre que <quote>« selon la
                  signification. »</quote> (Vaugelas, <hi rend="i">Remarques sur la langue
                  françoise</hi> (Lyon, 1677), art. <hi rend="i">Quelque chose.)</hi></note></p>
          </note> ?</p>
        <p>Le désintéressement de l’amour de Dieu, qu’il faut aimer par-dessus toute chose<note
            place="bottom"><hi rend="i">Deut.</hi>, cap. VI, v. 5 : « Diliges Dominum Deum tuum ex
            toto corde tuo, et ex tota anima tua, et ex tota fortitudine tua. (Conf. Mattb., cap.
            XXII, v. 37 ; Marc., cap. XII, v. 30).</note>, est exprimé eu action par le <hi rend="i"
            >Pauvre</hi> qui <quote>« prie le ciel tout le jour, et qui est bien mal reconnu de ses
            soins, dit <hi rend="i">don Juan</hi>, puisqu’il est dans la plus grande nécessité du
            monde, et que, le plus souvent, il n’a pas un morceau depain à mettre sous les
            dents. »</quote> Pourtant, <pb n="220" xml:id="p220"/>entre un <hi rend="i">louis
            d’or</hi> et un <hi rend="i">péché</hi>, il n’hésite pas ; et malgré le diable qui le
          tente et <hi rend="i">Sganarelle</hi> qui l’encourage,<quote> « il aime mieux mourir de
              faim<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. III, sc.
              II.</note>. »</quote></p>
        <p>L’amour du prochain, qu’il faut aimer comme soi-même pour l’amour de Dieu<note
            place="bottom"><quote>« Diliges proximum tuum sicut te ipsum. »</quote> Matth., cap.
            XXII, v. 39. (Conf. <hi rend="i">Lev.</hi>, cap. XIX, v. 18 ; Marc., cap. XII, v.
            31.)</note>, quand a-t-il été pratiqué d’une manière plus touchante que par <hi rend="i"
            >done Elvire</hi>, qui, trahie de la façon la plus injurieuse par un amant aimé, revient
          trouver ce <hi rend="i">scélérat</hi>, ce per<hi rend="i">fide</hi>, qu’elle a menacé de
            <quote>« la colère d’une femme offensée<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de
                Pierre</hi>, act. I, sc. III.</note>, »</quote> pour adresser à ce <hi rend="i">cœur
            de tigre</hi> les paroles qui tirent des larmes à <hi rend="i">Sganarelle</hi> :
            « <quote> Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater ; et
            vous me voyez bien changée de ce que j’étois ce matin. Ce n’est plus cette done Elvire
            qui faisoit des vœux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetoit que menaces et ne
            respiroit que vengeance. Le ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je
            sentois pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel..., et il
            n’a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens,
            une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne
            se met en peine que de votre intérêt… Je vous ai aimé avec une tendresse extrême ; rien
            au monde ne m’a été aussi cher que vous ; j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait
              <pb n="221" xml:id="p221"/>toutes choses pour vous ; et toute la récompense que je
            vous en demande, c’est de corriger votre vie et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je
            vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, je vous le
            demande avec larmes ; et si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez
            aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher<note
              place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. IV, sc.
            IX.</note>. »</quote></p>
        <p>Quelle abnégation, dans la bouche d’une amante insultée et remplacée ! Voilà la <hi
            rend="i">charité chrétienne</hi>, bien différente de cette philanthropie ou de cette <hi
            rend="i">humanité</hi> au nom de laquelle <hi rend="i">don Juan</hi> fait l’aumône d’une
          pièce d’or, mais qui est entachée d’un vice irrémédiable, l’orgueil<note place="bottom"
              ><quote>« À propos de ce mot <hi rend="i">humanité</hi>, qui n’était point d‘un usage
              populaire du temps où fut jouée cette pièce, Aimé Martin remarque justement que
              Molière, en l’employant, semble pressentir et critiquer à l’avance l’abus qu’en feront
              au commencement du siècle suivant les esprits forts, et à la fin de ce même siècle les
              scélérats qui ont fait de la guillotine l’instrument de leur politique. »</quote><hi
              rend="i">Œuvres complètes de Molière, édition variorum</hi> de Ch. Louandre, Paris,
            1864, tome II, p. 98.</note>. Voilà le pardon des injures, le pardon <hi rend="i"
            >chrétien</hi>, qui inspire <hi rend="i">Cléante</hi> quand <hi rend="i">Orgon</hi>
          s’élance sur <hi rend="i">Tartuffe</hi> vaincu, en criant :</p>
        <quote>
          <l>Hé bien ! te voilà, traître...</l>
          <label>CLÉANTE.</label>
          <l>Ah ! mon frère, arrêtez,</l>
          <l>Et ne descendez point à des indignités ;</l>
          <l>À son mauvais destin laissez un misérable,</l>
          <l>Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.</l>
          <l><pb n="222" xml:id="p222"/>Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,</l>
          <l>Au sein de la vertu fasse un heureux retour,</l>
          <l>Qu’il corrige sa vie en détestant son vice<note place="bottom"><hi rend="i">Le
                Tartuffe</hi>, act. V, sc. VIII.</note>.</l>
       </quote>
        <p>Quant à la sublime humilité du repentir, aux trésors de la miséricorde divine, avec
          quelle grandeur et quelle douceur ces choses sont encore exprimées par <hi rend="i">done
            Elvire</hi> à <hi rend="i">don Juan</hi> : <quote>« Je sais tous les dérèglements de
            votre vie ; et ce même ciel, qui m’a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les
            égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver<note place="bottom">Cette
              phrase désigne évidemment la <hi rend="i">grâce.</hi> La grâce est encore affirmée
              dans cette parole : « On n’a pas besoin de lumière quand on est conduit par le ciel. »
                <hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. IV, sc. XII.</note>, et de vous dire de
            sa part que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête
            de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que,
            peut-être, vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de
            tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde ; je
            suis revenue, grâces au ciel, de toutes mes folles pensées ; ma retraite est résolue, et
            je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter,
            par une austère pénitence, le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports
            d’une passion condamnable<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>,
              act. IV, sc. IX.</note>. »</quote></p>
        <p><pb n="223" xml:id="p223"/>Enfin, la souveraine justice de Dieu, <quote>« condamnant à
            des supplices éternels<note place="bottom"><hi rend="i">Le. Festin de Pierre</hi>, act.
              IV, sc. IX. Comp. Platon, <hi rend="i">République</hi>, liv. X.</note> »</quote> ceux
          qui trouvent <quote>« que le ciel n’est pas si exact qu’on pense<note place="bottom"><hi
                rend="i">Id.</hi>, act. V, sc. IX. Comp. encore Platon, <hi rend="i"
              >République</hi>, liv. X.</note>, et qu’il faut qu’il parle un peu plus clairement,
            s’il veut qu’on l’entende<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. V, sc.
              V.</note> ; »</quote>cette souveraine justice frappant <quote>« d’un épouvantable
              coup<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. IX.</note> »</quote> les
          pécheurs qui ne profitent pas <quote>« de la miséricorde du ciel<note place="bottom"><hi
                rend="i">Id.</hi>, act. V, sc. V.</note> »</quote> et les « <quote> esprits forts
            qui ne veulent rien croire<note place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc.
              VI.</note> ; »</quote> cette justice, dis-je, est affirmée par la brève autorité de
          cette parole : <quote>« L’endurcissement au péché traîne une mort funeste ; et les grâces
            du ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Id.</hi>, act. V, sc. VI. — Ce n’était pourtant pas l’avis du prince de Conti, qui
              tonne contre <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi> dans son <hi rend="i">Traité de la
                Comédie et des Spectacles</hi> : <quote>« l’a-t-il une école d’athéisme plus ouverte
                que <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi>, où, après avoir fait dire toutes les
                impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la
                cause de Dieu à un valet à qui il fait dire pour la soutenir toutes les
                impertinences du monde ? Et il prétend justifier à la fin sa comédie si pleine de
                blasphèmes, à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance
                divine. »</quote> Que dire à cela ?</note>. »</quote></p>
        <p/>
        <p>Ces textes sont formels : ils ne sont point des traductions, et il suffit de les comparer
          sommairement aux modèles espagnols, pour voir qu’ils sont écrits dans un esprit sérieux
          tout différent de l’esprit superstitieux qui domine chez Tirso de Molina<note
            place="bottom">Voir F. Génin, <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, chap. III.</note>. Ils
            <pb n="224" xml:id="p224"/>ne sont point une nécessité de la comédie, qui aurait
          produit le même effet avec des affirmations moins précises. Quelque étonnement que cela
          cause, il faut reconnaître là une intention réfléchie et l’expression d’un sentiment
          personnel. En vérité, on exalte Shakespeare d’avoir mêlé dans le drame le langage héroïque
          à la trivialité populaire : mais que dire de celui qui, des bouffonneries de <hi rend="i"
            >Charlotte</hi> ou de <hi rend="i">M. Dimanche</hi><note place="bottom"><hi rend="i">Le
              Festin de Pierre</hi>, act. II, sc. I-V ; act. IV, sc. III, IV.</note>, sait passer
          tout à coup à l’expression la plus pure de la foi chrétienne et aux élans les plus ardents
          de l’amour divin, sans que cet incroyable mélange choque le spectateur, qui ne s’aperçoit
          même pas de ces contrastes audacieux, tant est immense et douce la puissance du génie. Que
          dire de celui qui a fait <hi rend="i">le Tartuffe</hi>, et mis sur la scène ce qu’un
          moraliste osait à peine insinuer dans un livre spirituel<note place="bottom">La Bruyère,
              <hi rend="i">les Caractères, de la Mode.</hi></note>, ce qu’un prédicateur n’osait pas
          prononcer du haut de la chaire<note place="bottom">Bourdaloue, <hi rend="i">Sermon pour le
              septième dimanche après la Pentecôte.</hi> Voir plus haut, chap. II, p. 31, note 2.
            — On ne parle pas ici de <hi rend="i">don Juan-Tartuffe (le Festin de Pierre</hi>, act.
            V, sc. I-III), parce que tout le même caractère se retrouve étendu et approfondi dans
              <hi rend="i">Tartuffe.</hi></note> ?</p>
        <p>Ah ! si la vraie piété est la vertu surhumaine qui ravit l’homme jusqu’à Dieu, et si une
          foi sincère est ce qu’il y a au monde de plus respectable, quel service n’est-ce pas
          rendre à la foi et à la piété que de mettre au pilori ceux qui empruntent un masque sacré
          pour satisfaire les deux plus honteuses passions, celle de <pb n="225" xml:id="p225"/>
          l’or et celle de la chair ? Louer assez ce chef-d’œuvre d’audace et de génie est
          impossible ; le défendre contre ceux qui l’attaquent est inutile<note place="bottom"
                  ><quote><l><space rend="tab"> </space> Ce sont eux que l’on voit, d’un discours
                insensé,</l><l><space rend="tab"> </space>Publier dans Paris que tout est
                renversé,</l><l><space rend="tab"> </space>Au moindre bruit qui court qu’un auteur
                les menace</l><l><space rend="tab"> </space>De jouer des bigots la trompeuse
                grimace.</l><l><space rend="tab"> </space>Pour eux un tel ouvrage est un monstre
                odieux :</l><l><space rend="tab"> </space>C’est offenser les lois, c’est s’attaquer
                aux cieux.</l><l><space rend="tab"> </space>Mais, bien que d’un faux zèle ils
                masquent leur foiblesse,</l><l><space rend="tab"> </space>Chacun voit qu’en effet la
                vérité les blesse.</l><l><space rend="tab"> </space>En vain d’un lâche orgueil leur
                esprit revêtu</l><l><space rend="tab"> </space>Se couvre du manteau d’une austère
                vertu ;</l><l><space rend="tab"> </space>Leur cœur, qui se connoit et qui fuit la
                lumière,</l><l><space rend="tab"> </space>S’il se moque de Dieu, craint <hi rend="i"
                  >Tartuffe</hi> et Molière.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>Boileau, <hi
                rend="i">Discours au Roi</hi>, v. 102 :1665. — Les trois premiers actes <hi rend="i"
                >du Tartuffe</hi> avaient été représentés chez <hi rend="i">Monsieur</hi> en
              septembre 1664, et aussi aux fêtes de Versailles la même année. <quote>« Molière, dans
                  <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi>, qui se joua en 1665, se vengea de la cabale
                qui arrêtait <hi rend="i">le Tartuffe</hi> par la tirade de <hi rend="i">don
                  Juan</hi> au cinquième acte. »</quote> Sainte-Beuve, <hi rend="i">Port-Royal</hi>,
              tome III, chap. XV. Voir d’ailleurs, sur <hi rend="i">le Tartuffe</hi> plus haut,
              chap. II, p. 29.</p></note>. Pour trouver des expressions qui en fassent sentir la
          haute moralité, on ne peut que citer Molière lui-même, quand il fut obligé d’implorer la
          puissance royale pour obtenir le droit de dire tout haut qu’un hypocrite est un scélérat
          et qu’un tartuffe est un sacrilège :</p>
        <quote>
          <p>J’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le
            personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot ; j’ai employé pour cela deux actes
            entiers à préparer la venue de mon scélérat ; il ne tient pas un seul moment l’auditeur
            en balance ; on le connaît d’abord aux marques que je lui donne ; et d’un bout à l’autre
            il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux <pb n="226"
              xml:id="p226"/> spectateurs le caractère d’un méchant homme, et ne fasse éclater celui
            du véritable homme de bien que je lui oppose<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Préface</hi> du <hi rend="i">Tartuffe.</hi></note>.</p>
          <p>Je ne doute point que les gens que je peins dans ma comédie ne remuent bien des
            ressorts, et ne jettent dans leur parti de véritables gens de bien, qui sont d’autant
            plus prompts à se laisser tromper qu’ils jugent d’autrui par eux-mêmes. Ils ont l’art de
            donner de belles couleurs à toutes leurs intentions. Quelque mine qu’ils fassent, ce
            n’est point du tout l’intérêt de Dieu qui les peut émouvoir ; ils l’ont assez montré
            dans les comédies qu’ils ont souffert qu’on ait jouées tant de fois en public sans en
            dire le moindre mot. Celles-là n’attaquent que la piété et la religion, dont ils se
            soucient fort peu ; mais celle-ci les attaque et les joue eux-mêmes, et c’est ce qu’ils
            ne peuvent souffrir<note place="bottom"><hi rend="i">Deuxième placet</hi> au sujet du
                <hi rend="i">Tartuffe. —</hi> Voir aussi comme défense et justification de celle
              pièce, la <hi rend="i">lettre sur la comédie de l’Imposteur</hi>, publiée le 20 août
              1667, et dont Molière peut être regardé comme l’auteur. Il est tout à fait digne de
              remarque que ceux qui foudroyaient le <hi rend="i">Tartuffe</hi> ne trouvaient rien à
              dire à <hi rend="i">Amphitryon</hi>, joué dans le même temps (voir plus haut, chap.
              IX, p. 166) : c’est l’histoire de <hi rend="i">Scaramouche Hermite</hi> (voir la <hi
                rend="i">Préface</hi> du <hi rend="i">Tartuffe</hi>, à la fin ; voir aussi J.
              Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv.
              III).</note>.</p>
       </quote>
        <p>Le philosophe regarde les tartuffes comme des monstres qui insultent à la fois la dignité
          humaine et la grandeur de Dieu ; à leur vue, le chrétien ne peut s’empêcher de penser à la
          parole divine : <quote>« Prenez garde de faire vos bonnes œuvres devant les homme</quote>s
            <pb n="227" xml:id="p227"/>p<quote>our être vus d’eux ; autrement vous n’aurez point de
            récompense chez votre Père qui est dans les deux. Quand donc vous faites l’aumône, ne
            faites pas sonner la trompette devant vous, comme les hypocrites font dans les
            synagogues et dans les places, pour être honorés des hommes : je vous dis en vérité
            qu’ils ont reçu leur récompense. Et quand vous priez, ne soyez point comme les
            hypocrites, qui aiment à se tenir dans les synagogues et dans les coins des places pour
            être vus des hommes : car je vous dis en vérité qu’ils ont reçu leur récompense. Et
            quand vous jeûnez, ne faites pas comme les hypocrites à l’air triste, qui s’abîment le
            visage pour que, les hommes voient qu’ils jeûnent ; car je vous dis en vérité, ils ont
            reçu leur récompense<note place="bottom">Matth., cap. VI, v. 1, 2, 5,
            16.</note>. »</quote></p>
        <p/>
        <p>L’idée haute que Molière avait de la religion, le respect qu’elle lui inspirait<note
            place="bottom">Il résulte de la <hi rend="i">Requête</hi> à <hi rend="i">l’Archevêque de
              Paris</hi>, faite par sa veuve pour obtenir la sépulture chrétienne, que Molière avait
            des habitudes religieuses (voir J. Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des
              ouvrages de Molière</hi>, liv. IV, note 1) :<quote> « … Attendu que ledit défunct a
              demandé auparavant que de mourir un prestre pour estre confessé, qu’il est mort dans
              le sentiment d’un bon chrestien..., et que M. Bernard, prestre habitué en l’église
              Sainct-Germain, lui a administré les sacrements à Pasque dernier… »</quote></note>,
          expliquent cette vigueur d’indignation contre les hypocrites et les prudes<note
            place="bottom">Voir plus haut, chap. VI ; p. 115.</note>. Les mêmes sentiments
          expliquent ses railleries contre les superstitions dont le mélange fâcheux déshonore la
          religion, railleries qui ne <pb n="228" xml:id="p228"/>furent point comprises d’abord et
          le firent accuser d’irréligion, si bien qu’il fut obligé de supprimer ce curieux passage
          du <hi rend="i">Festin de Pierre</hi> :</p>
        <quote>
          <label>SGANARELLE</label>
          <p>Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, <hi
              rend="i">le moine-bourru, qu’en croyez-vous, eh</hi> ?</p>
          <label>DON JUAN</label>
          <p><hi rend="i">La peste soit du fat</hi> ! </p>
          <label>SGANARELLE</label>
          <p><hi rend="i">Et voilà ce que je ne puis souffrir ; car il n’y a rien de plus vrai que
              le moine-bourru, et je me ferois pendre pour celui-là. Mais encore faut-il croire
              quelque chose dans le monde</hi> : qu’est-ce donc que vous croyez, etc.<note
              place="bottom"><hi rend="i">Le Festin de Pierre</hi>, act. III, sc. I, <hi rend="i"
                >édition variorum</hi> de Ch. Louandre. — On trouve la même intention dans la phrase
              où <hi rend="i">Sganarelle</hi> dit que <hi rend="i">don Juan</hi>
              <quote>« ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu, ni <hi rend="i"
                >loup-garou</hi> »</quote>
              <hi rend="i">(le Festin de Pierre</hi>, act. I, sc. I). Enfin on peut remarquer dans
                <hi rend="i">les Amants magnifiques</hi> (act. I, sc. II) une réfutation de la
              croyance aux songes et de l’astrologie, très louable eu égard au temps, et comparable
              à la célèbre fable de La Fontaine (liv. II, fable XIII, <hi rend="i">l’Astrologue qui
                se laisse tomber dans un puits).</hi></note> ?</p>
       </quote>
        <p>Les mêmes sentiments expliquent encore la curieuse synonymie par laquelle il remplace
          autant que possible tous <quote>« les termes consacrés<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Préface du Tartuffe. —</hi> Il faut remarquer que l’arrêt du parlement du 17
              novembre 1548, donné quand la troupe des <hi rend="i">Confrères de la Passion</hi>
              s’établit à <hi rend="i">l’Hôtel de Bourgogne</hi>, ne leur confirma leur privilège
              qu’à condition qu’ils ne joueraient que des sujets honnêtes, licites et <hi rend="i"
                >profanes.</hi> Voir V. Fournel, <hi rend="i">les Contemporains de Molière</hi>,
              tome 1, <hi rend="i">Histoire de l’Hôtel de Bourgogne.</hi> On pouvait donc légalement
              accuser Molière de sortir du <hi rend="i">profane</hi>, et le premier président de
              Lamoignon était fondé <hi rend="i">en droit</hi> à interdire la représentation du <hi
                rend="i">Tartuffe</hi>, comme il le fit le 6 août 1667.</note> : »</quote> il se
          faisait scrupule de nommer Dieu, l’Église, les mystères, <pb n="229" xml:id="p229"/>les
          sacrements, sur un théâtre<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space> Il dit <hi
                rend="i">le ciel</hi> pour <hi rend="i">Dieu, temple</hi> pour <hi rend="i">église,
                mystère sacré</hi> pour <hi rend="i">sacrement</hi>, etc. ; cela est évident à la
              lecture du <hi rend="i">Tartuffe.</hi> Au 2<hi rend="sup">e</hi> vers de la scène vu
              de l’acte III,</p><quote><p><space rend="tab"> </space>dans toutes les éditions de
                Molière, on lit : « Ô ciel, pardonne-lui <hi rend="i">la douleur qu’il me
                donne</hi> ! », vers faible, substitué sans doute par nécessité à celui que nous
                plaçons aujourd’hui dans le texte, et qui est venu jusqu’à nous par tradition : « Ô
                ciel, pardonne-lui <hi rend="i">comme je lui pardonne</hi> ! »</p><p><space
                  rend="tab"> </space>C’est là le véritable vers de Molière. On aura accusé Molière
                d’avoir parodié l’Oraison dominicale, et il se sera vu obligé de remplacer un vers
                admirable par un mauvais vers. Ce qui justifie cette conjecture, c’est que dans sa
                  <hi rend="i">Préface</hi>, il parle <quote>« des corrections qu’il a faites, et
                  qui n’ont de rien servi. »</quote> Plus loin il ajoute : <quote>« Il suffit ce me
                  semble que j’en aie retranché les termes consacrés, dont on auroit eu peine à
                  entendre faire mauvais usage. »</quote> Or ce sont ici des termes consacrés,
                puisque ce sont ceux du <hi rend="i">Pater.</hi> Le changement que j’introduis dans
                le texte n’est donc qu’une restitution, et c’est ainsi qu’on doit imprimer ce
                passage à l’avenir.</p><p><space rend="tab"> </space>Aimé Martin, <hi rend="i"
                  >Œuvres de Molière.</hi></p></quote></note>. Ceux qui voient là, soit une crainte,
          soit un certain scepticisme, se trompent. Ce n’est ni un timide, ni un indifférent en ces
          matières, qui aurait touché des points délicats comme celui-ci, qu’indique F. Génin :</p>
        <p>Il n’était pas janséniste, et savait attaquer les casuistes jésuites dans leur excès
          d’indulgence ; et quand il faisait dire à <hi rend="i">don Juan</hi> refusant un duel avec
            <hi rend="i">don Carlos</hi> : <quote>« Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette
            petite rue écartée qui mène au grand couvent ; mais je vous déclare, pour moi, que ce
            n’est point moi qui me veux battre ; le ciel m’en défend la pensée ; et si vous
            m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera<note place="bottom"><hi rend="i">Le Festin
                de Pierre</hi>, act. V, sc. III.</note>, »</quote> il voulait évidemment faire
          allusion aux artifices de <hi rend="i">direction d’intention</hi> par lesquels, dans la
            VII<hi rend="sup">e</hi>
          <hi rend="i">Provinciale</hi>, Hurtado de Mendoza autorise <pb n="230" xml:id="p230"/>
          l’acceptation du duel « <quote> en se promenant armé dans un champ, en attendant un homme,
            sauf à se défendre si l’on est attaqué… Et ainsi l’on ne pèche en aucune manière,
            puisque ce n’est point du tout accepter un duel, ayant l’intention dirigée à d’autres
            circonstances ; car l’acceptation du duel consiste en l’intention expresse de se battre,
            laquelle celui-ci n’a pas<note place="bottom">F. Génin, <hi rend="i">Vie de
              Molière</hi>, chap. III. Cf. Pascal, <hi rend="i">les Provinciales</hi>, septième
              lettre : <hi rend="i">De la Méthode de diriger l’intention selon les Casuistes</hi>,
              etc.</note> ».</quote></p>
        <p>De même, dans <hi rend="i">le Tartuffe.</hi></p>
        <quote>
          <p>Lorsque <hi rend="i">Cléante</hi> presse <hi rend="i">Tartuffe</hi> de remettre <hi
              rend="i">Damis</hi> en grâce avec son père, et lui rappelle que la religion prescrit
            le pardon des injures, <hi rend="i">Tartuffe</hi> échappe à l’argument par la <hi
              rend="i">direction d’intention</hi> : « Hélas ! je le voudrais, quant à moi, de bon
            cœur ! etc.<note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. IV, sc.
            I.</note> »</p>
       </quote>
        <p>La même théorie lui fournit un prétexte pour enlever à un fils son héritage : c’est de
          peur <hi rend="i">Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains</hi><note place="bottom"
              ><hi rend="i">Id.</hi>, act. IV, sc. V.</note>.</p>
        <quote>
          <p>Quand <hi rend="i">Elmire</hi> oppose <hi rend="i">le ciel</hi> aux vœux de <hi
              rend="i">Tartuffe</hi>, « si ce n’est que le ciel..., » répond-il, et tout de suite il
            lui développe cette précieuse doctrine de la <hi rend="i">direction
            d’intention</hi> :</p>
          <l>Selon divers besoins, il est une science</l>
          <l>D’étendre les liens de notre conscience,</l>
          <l><pb n="231" xml:id="p231"/>Et de rectifier le mal de l’action</l>
          <l>Avec la pureté de notre intention<note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>,
              act. IV, sc. V.</note> .</l>
       </quote>
        <p>Il semble qu’on lise la IX<hi rend="sup">e</hi>
          <hi rend="i">Provinciale</hi>, fortifiée du charme d’une versification nerveuse et facile.
          Et pourquoi <hi rend="i">Orgon</hi> a-t-il confié aux mains de <hi rend="i">Tartuffe</hi>
          la cassette compromettante d’<hi rend="i">Argas</hi><note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, act. V, sc. I.</note> ? Il vous le dit : c’est par suite de la doctrine des
            <hi rend="i">restrictions mentales</hi>,</p>
        <quote>
          <l>Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,</l>
          <l>Il eût d’un faux-fuyant la faveur toute prête,</l>
          <l>Par où sa conscience eût pleine sûreté</l>
          <l>À faire des serments contre la vérité<note place="bottom">F. Génin, <hi rend="i">Vie de
                Molière</hi>, chap. V. Cf. Pascal, <hi rend="i">les Provinciales</hi>, neuvième
              lettre, <hi rend="i">les Restrictions mentales.</hi> D’ailleurs Molière a sur Pascal
              l’avantage de n’avoir touché ces points là qu’en passant, en se gardant d’attacher une
              importance qu’ils n’avaient réellement pas, à quelques livres de rêveries mystiques et
              casuistiques, que les jésuites furent presque aussi étonnés que leurs adversaires de
              voir exhumer par Pascal avec une méchanceté et une petite mauvaise foi que tout
              l’esprit n’excuse pas.</note>. »</l>
       </quote>
        <p>Enfin Molière a tracé le portrait de <hi rend="i">l’honnête homme chrétien</hi>, tel
          qu’il l’entendait ; et ce portrait est très-beau. Car, quoi qu’en dise Sainte-Beuve, <hi
            rend="i">Cléante</hi> est <hi rend="i">chrétien</hi><note place="bottom"><quote>« <hi
                rend="i">Cléante</hi> nous rend l’homme du monde comme Louis XIV le voulait dés ce
              temps-là ; il a un fonds de religion, ce qu’il en faut : <hi rend="i">pas trop n’en
                faut</hi>, comme dit la chanson. »</quote> Cela n’est qu’un <hi rend="i">mot</hi>,
            d’un goût discutable, et qui ne prouve rien. Mais la <hi rend="i">note</hi> est plus
              grave :<quote> « Une petite question indiscrète ; ce<hi rend="i">Cléante</hi> fait-il
              encore ses Pâques ? Je le crois : certainement cinquante ans plus tard, il ne les fera
              plus. »</quote> C’est calomnier <hi rend="i">Cléante</hi> : car il serait alors
            lui-même un <hi rend="i">Tartuffe (Port-Royal</hi>, liv. III, chap. XVI).</note> : il y
          a une différence marquée entre lui et <hi rend="i">Philinte</hi><note place="bottom">Voir
            plus haut, chap. III, p. 52.</note>. Qu’on se rappelle son indulgence, <pb n="232"
            xml:id="p232"/> son dévouement, sa <hi rend="i">charité</hi>, ses belles paroles sur la
          vraie piété<note place="bottom"><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. I, sc. I, II, III, IV,
            V, VI ; act. IV, sc. I, II, III ; act. V, sc. I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII.</note> ;
          et l’on dira que voilà <hi rend="i">le vrai chrétien</hi>, qu’il serait à souhaiter que
          tout le monde fût chrétien comme lui ; et l’on pensera avec lui</p>
        <quote>
          <l>Que les <hi rend="i">dévots de cœur</hi> sont aisés à connoître… :</l>
          <l>Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu :</l>
          <l>On ne voit point en eux ce faste insupportable,</l>
          <l>Et leur dévotion est humaine, traitable :</l>
          <l>Ils ne censurent point toutes nos actions ;</l>
          <l>Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;</l>
          <l>Et, laissant la fierté des paroles aux autres,</l>
          <l>C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.</l>
          <l>L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,</l>
          <l>Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.</l>
          <l>Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre :</l>
          <l>On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.</l>
          <l>Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement :</l>
          <l>Ils attachent leur haine au péché seulement,</l>
          <l>Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,</l>
          <l>Les intérêts du ciel plus qu’il ne veut lui-même.</l>
          <l>Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,</l>
          <l>Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer...</l>
          <l>Et vraiment, on ne voit nul genre de <hi rend="i">héros</hi></l>
          <l>Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,</l>
          <l>Aucune chose au monde et plus noble et plus belle</l>
          <l>Que la sainte ferveur d’un véritable zèle.<note place="bottom"><p><hi rend="i">Le
                  Tartuffe</hi>, act. I, sc. VI. Voir toute la scène. Molière a voulu faire de <hi
                  rend="i">Cléante</hi> le type du vrai chrétien, ayant de la <hi rend="i"
                  >religion</hi> et non de la <hi rend="i">religiosité</hi> : il le dit dans sa <hi
                  rend="i">Préface</hi>, où il appelle <hi rend="i">Cléante</hi>
                <quote>« véritable homme de bien »</quote> et <quote>« <hi rend="i">vrai
                  dévot</hi> ; »</quote> il lui donne, non-seulement les paroles d’un vrai
                chrétien :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>N’est-il pas d’un chrétien de
                  pardonner l’offense ?</l></quote><p><space rend="tab"> </space>(act. IV, sc. I),
                mais il lui en fait accomplir les actions, surtout dans les actes IV et V. Voir
                là-dessus F. Génin, <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, chap. V.</p></note>
            <lb/></l>
       </quote>
        <p>Faudrait-il donc conclure que la morale de Molière <pb n="233" xml:id="p233"/>est la
          morale chrétienne, et qu’il en a cherché le principe dans les préceptes de la religion ?
          Ce serait erreur. Vivant dans une société et’ parmi des amis illustres, qui discutaient
          vivement les questions religieuses ; protégé par un roi qui s’occupait de religion, même
          au milieu des plaisirs, et avait à ce sujet des opinions très arrêtées ; menacé comme
          comédien par la doctrine, et condamné par la discipline de l’Église ; ayant devant les
          yeux des exemples tristes de l’abus que les hypocrites et les ambitieux peuvent faire des
          choses saintes ; porté d’ailleurs par le caractère universel et <hi rend="i"
            >touche-à-tout</hi> de son génie ; forcé enfin par les agressions déloyales de rivaux
          jaloux qui, le trouvant inattaquable sur tout le reste, croyaient le surprendre sur ce
          point, — un jour, il voulut dire, et dit franchement, dans deux comédies, ce qu’il pensait
          de la religion. Ces œuvres de circonstance, presque de polémique, se sont trouvées
          admirables et sont restées immortelles, parce qu’elles étaient œuvres de Molière. Mais il
          n’y faut chercher, on le répète, que l’expression d’un sentiment personnel sur la
          religion, non des principes qui régnassent dans son âme au point d’inspirer toujours ses
          compositions. Cela doit paraître hors de doute, si l’on veut bien remarquer que nulle
          part, excepté dans <hi rend="i">le Festin de Pierre</hi> et dans <hi rend="i">le
            Tartuffe</hi>, on ne trouve, d’un bout à l’autre de ses œuvres, le moindre, sentiment,
          la moindre réflexion, la moindre inspiration religieuse. Il n’y a, dans aucune autre
          comédie, la moindre trace de christianisme ni même <pb n="234" xml:id="p234"/>de religion
          naturelle ; et, bien qu’on puisse dire avec raison : <hi rend="i">Nunc non erat his
            locus</hi><note place="bottom">Horace, <hi rend="i">Epist.</hi>, lib. II, ep. III, v.
            19.</note>, c’est peut-être encore un des motifs de la sévérité de Bossuet<note
            place="bottom">Voir plus loin, chap. XII.</note>. Aujourd’hui même, des juges sincères
          peuvent être d’avis que cette absence complète, non-seulement de toute pratique, mais de
          toute pensée religieuse, a préludé, non pas à l’irréligion haineuse et prétendue savante
          des <hi rend="i">philosophes</hi> du dix-huitième siècle, mais à l’indifférence de bon ton
          qui règne de nos jours dans une grande partie de ce qui s’appelle par convenance la
          société chrétienne. En somme, il n’a mis en scène et n’a pu former, par conséquent, que
          des honnêtes gens indifférents.</p>
        <p/>
        <p>Chercher le principe de sa morale dans la philosophie d’Épicure, sous prétexte qu’il fut
          ami de Chapelle et disciple de Gassendi, c’est commettre une erreur non moins grave : quel
          rapport y a-t-il entre le système d’Épicure et toutes les idées morales de Molière qui
          font le sujet du présent livre<note place="bottom">Gassendi semble n’avoir entrepris la
            restauration du système d’Épicure que pour en donner une réfutation complète. Voir <hi
              rend="i">Philosophiæ Epicuri Syntagma, Physica</hi>, sect. I, cap. I, II, III, V, VII,
            VIII, X, XVII ; sect. II, cap. III, IV, V, VI, VII, VIII ; sect. III, cap. VII,
            VIII, IX, XVII, XXII ; sect. IV, <hi rend="i">Præfat.</hi> ; cap. I, VI, VII ; <hi
              rend="i">Ethica</hi>, cap. XX, XXI, XXIX. Enfin, après une réfutation minutieuse des
            vingt-six arguments par lesquels l’épicurisme essaie de prouver que l’âme est mortelle,
            réfutation qui n’occupe pas moins de vingt-sept colonnes in-folio, Gassendi ajoute que
            son but n’est pas d’apporter à la foi, qui n’en a pas besoin, le secours des lumières de
            la raison, mais de montrer à ceux qui ferment les yeux pour ne point voir cette lumière,
            et qui attribuent une haute sagesse aux adversaires de l’immortalité, qu’ils se jettent
            non-seulement en dehors de la foi, mais aussi en dehors de la saine raison. Voir <hi
              rend="i">Syntagma philosophicum, Physica</hi>, sect. III, membrum II, lib. XIV, cap.
            III. Voir plus haut, chap. I, p. 17, et chap. XI, p. 219. — Voir M. Raynand, <hi
              rend="i">les Médecins au temps de Molière</hi>, chap. VII.</note> ? D’ailleurs, <pb
            n="235" xml:id="p235"/> il n’était ni cartésien, ni gassendiste, pas plus
          qu’aristotélicien, pyrrhonien, épicurien, ou stoïcien<note place="bottom">Voir L. Mandon,
              <hi rend="i">De la Philosophie de Gassendi</hi>, chap. XI, <hi rend="i">Des amis et
              des disciples de Gassendi.</hi></note>. Il s’est moqué de chaque secte dans ce qu’elle
          offrait à ses yeux de ridicule ; et quelques plaisanteries fort comiques sur les
          principales écoles de philosophie sont tout ce qu’on peut tirer de lui là-dessus<note
            place="bottom">On ne peut rien arguer de la définition de la morale donnée par <hi
              rend="i">le Maître de philosophie</hi> d<hi rend="i">e M. Jourdain</hi>, définition
            qui n’a pas plus de valeur que les autres données par le même <hi rend="i">Maître</hi>,
            et qui d’ailleurs est interrompue dès le début : <quote>« La morale traite de la
              félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et..., »</quote>
            <hi rend="i">le Bourgeois gentilhomme</hi>, act. II, sc. VI.</note>.</p>
        <p>Molière est Molière. Et en somme, à part les généralités de la morale pratique, sur
          laquelle tous les systèmes sont à peu près d’accord, quels principes fixes aurait-il pu
          emprunter à la philosophie ? Quelle confiance aurait-il pu avoir dans une morale
          philosophique, lorsque la doctrine dominant alors dans les écoles et soutenue par arrêt du
          parlement, l’aristotélisme, avait été, de la part de son maître Gassendi l’objet de si
          fines, amères et victorieuses railleries<note place="bottom"><hi rend="i">Exercitationes
              paradoxlcœ adversus Aristoteleos.</hi> Voir particulièrement lib. I, exercit. v, n°
            12, la réfutation de ces singulières propositions morales d’Aristote <hi rend="i">(Eth.
              ad Nie.</hi>, lib. I, cap. III, et lib. II, cap. IX) :<quote> « Contenti erimus si cum
              de talibus et ex talibus disseramus, pingui quadam Minerva, et adumbrata figuratione,
              verum ostendamus… Non facile definire possumus quomodo, et quibus, et ob quæ, et
              quatenus irascendum sit… Quousque et quatenus reprehendendus aliquis sit, definiri
              ratione non facile potest. »</quote> Voir d’ailleurs les railleries de Molière contre
            les aristotéliciens, plus haut, chap. III, p. 58.</note> ?</p>
        <p><pb n="236" xml:id="p236"/>Il faut bien reconnaître qu’en fait de morale effective, qui
          ne soit point une théorie éphémère acceptée par quelques esprits distingué, mais une règle
          des mœurs fixe et universelle il n’y a que deux morales : l’une est celle de la religion,
          qui impose, au nom d’une révélation divine, des préceptes formels, dont l’observation ou
          la violation entraîne des peines ou des récompenses positivement promises ; l’autre, qui
          au fond donne les mêmes préceptes, est la morale naturelle, que nous trouvons dans notre
            <hi rend="i">nature</hi> même, c’est-à-dire dans la constitution de notre être, dans nos
          instincts, nos désirs et nos passions, dans notre conscience. Celle-ci, vague, fugitive,
          souvent même obscurcie aux yeux vulgaires, a pu être précisée et illuminée par le génie de
          quelques hommes : c’est ce qu’a fait Platon dans sa <hi rend="i">République</hi>, qui est
          réellement et surtout un livre, de morale ; c’est ce qu’a fait Cicéron dans son traité <hi
            rend="i">des Devoirs</hi> ; c’est ce qu’a fait aussi Molière dans son théâtre.</p>
        <p>La morale naturelle est celle que chacun peut tirer de soi : morale de création divine
          comme nous-mêmes, qui existe essentiellement en nous tous, qui dit secrètement au cœur de
          chacun ce qui est bien ou mal ; lumière universelle, plus ou moins affaiblie çà et là,
          mais jamais éteinte ; dont les préceptes sont appuyés <pb n="237" xml:id="p237"/>en
          chacun par le sentiment, par la raison morale, par l’opinion commune, par l’idée plus ou
          moins prochaine de Dieu : en un mot <hi rend="i">naturelle</hi>, c’est-à-dire fondée sur
          la <hi rend="i">nature</hi> que Dieu créateur nous a imposée formellement ; dont les
          règles immuables sont connues par l’observation de nous-mêmes ; dont la pratique est
          commandée par le sens moral et la conscience, et dont l’éternelle valeur, en dehors de
          toute révélation, est corroborée, chez les peuples chrétiens, par l’influence latente et
          générale du christianisme même sur les esprits qui lui sont en apparence rebelles.</p>
        <p>Cette morale naturelle, non chrétienne d’intention, mais de fait, car le christianisme
          n’a fait qu’en affirmer d’une manière absolue les principes plus ou moins indécis ; cette
          morale <hi rend="i">naturelle</hi>, dis-je, est <hi rend="i">la morale de
          Molière.</hi></p>
        <p>Contemplant les hommes avec des yeux plus pénétrants que pas un, il a mieux vu la
          conscience de l’humanité, il a mieux lu dans son âme et dans celle des autres la loi
          morale qui y est mystérieusement empreinte. Doué d’un bon sens solide, il a mieux jugé les
          cas très-délicats que présente la pratique de cette loi, et mieux exprimé comment elle
          doit être respectée jusque dans ses moindres prescriptions. Il a montré comment l’homme,
          en ne se laissant jamais emporter aux élans des passions, doit rester dans le juste milieu
          qui lui permet de voir clairement le bien, et de le pratiquer sans exagération : juste
          milieu qu’il faut bien se garder de <pb n="238" xml:id="p238"/>confondre avec celui des
          nouveaux académiciens d’autrefois et des sceptiques [modernes, car c’est un état moyen de
          passion, et non pas un état moyen de croyance dans le vrai et d’amour pour le bien<note
            place="bottom"><p><hi rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. I, sc. V :</p><quote><l><space
                  rend="tab"> </space>Les hommes, la plupart, sont étrangement faits :</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Dans la juste <hi rend="i">nature</hi> on ne les voit
                jamais.</l><l><space rend="tab"> </space>La raison a pour eux des bornes trop
                petites,</l><l><space rend="tab"> </space>En chaque caractère ils passent ses
                limites,</l><l><space rend="tab"> </space>Et la plus noble chose, ils la gâtent
                souvent</l><l><space rend="tab"> </space>Pour la vouloir outrer, et pousser trop
                avant.</l></quote></note>.</p>
        <p>Voilà le principe de la morale de Molière. Quant à la sanction, elle n’est pas dans le
            <hi rend="i">qu’en dira-t-on</hi> ni dans le ridicule<note place="bottom"><p><hi
                rend="i">Le Tartuffe</hi>, act. I, sc. I :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>À
                tous les sots caquets n’ayons donc nul égard :</l><l><space rend="tab"
                > </space>Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Et laissons aux causeurs une pleine licence.</l></quote></note>. On l’a
          déjà dit<note place="bottom">Voir plus haut, chap. I, p. 6.</note> : l’homme qui fuit le
          vice uniquement par crainte des moqueries d’autrui, tombe dans le défaut de
          l’amour-propre, et sa vertu n’est qu’une hypocrisie : il est impossible d’admettre que le
          ridicule puisse servir d’une manière quelconque à sanctionner la morale, ni que des gens
          vertueux par amour propre soient des honnêtes gens.</p>
        <p>La sanction de la morale de Molière ne doit pas être cherchée non plus dans les
          dénouements miraculeux par lesquels il termine brusquement ses comédies. Il n’est pas vrai
          que le bien et le mal soient ainsi divinement récompensé et puni sur la terre, ni que tous
          les amoureux s’épousent, ni que tous les <pb n="239" xml:id="p239"/>orphelins retrouvent
          leurs pères, ni que tous les coquins aillent en prison, ni que tous les athées soient
          foudroyés. Ce genre de dénouement n’est ni moral, ni vrai, ni vraisemblable : il est
          simplement pratique, et s’il est volontiers accepté par le public, c’est parce qu’il
          répond au désir secret qu’éprouve chacun de voir le bonheur des bons et le châtiment des
          méchants : il répond à notre sens moral, mais il ne peut aucunement être accepté. comme
          une sanction morale ; car, au contraire, la morale serait détruite, si chaque bonne ou
          mauvaise action entraînait immédiatement récompense ou peine ; la liberté disparaîtrait,
          et l’homme, esclave d’une crainte continue, n’aurait plus d’autre conscience que l’intérêt
          immédiat et la conservation.</p>
        <p>La sanction de la morale de Molière est dans le sentiment de joie et de dignité
          qu’inspire le devoir accompli ; dans l’estime de soi-même et des autres consciencieusement
          acquise ; dans l’espoir du bonheur pur et sans remords que la vertu seule peut donner ;
          dans la sérénité d’âme et la tranquillité de cœur que porte en soi le seul honnête homme.
          En un mot, la morale de Molière est fondée sur la notion claire et l’amour vif du <hi
            rend="i">bien</hi><note place="bottom">Si l’on n’appuie pas ces conclusions sur des
            textes, c’est qu’elles ressortent nettement de toute cette étude, si bien qu’il
            faudrait, pour en montrer la justesse, répéter une bonne partie des chapitres
            précédents.</note>.</p>
        <p>Cette morale naturelle est nécessairement liée à l’idée de Dieu : elle ne va point sans
          religion, et <pb n="240" xml:id="p240"/>quoique la morale de Molière ne parle guère de
          Dieu ni de religion, elle ne peut être confondue avec la morale que certaines gens
          appellent orgueilleusement <hi rend="i">indépendante</hi><note place="bottom">La morale
              <hi rend="i">indépendante</hi> ne peut remplacer le principe de l’ordre providentiel
            qu’elle méconnaît, ni par conséquent faire respecter des préceptes pratiques qui ne
            relèvent que d’elle seule.</note> ; car, au fond, elle n’est <hi rend="i">morale</hi>,
          c’est-à-dire <hi rend="i">règle</hi>, que parce qu’elle est infuse en notre nature par la
          puissance divine, et elle n’est définie que parce que nous avons l’idée du <hi rend="i"
            >bien</hi>, inséparable de l’idée de <hi rend="i">Dieu</hi>. Il est vrai qu’elle peut
          être formulée, et même pratiquée, sans religion positive. Et c’est rendre service aux
          hommes que de les accoutumer, comme fait Molière, à élucider l’idée du bien, à user de
          leur conscience, de leur bon sens et de leur liberté, à se fortifier dans le discernement
          et la pratique de l’honnête. Mais il faut avouer aussi qu’ils ne sont pas tous capables de
          le faire d’eux-mêmes, et que la plupart n’ont ni le temps, ni la volonté d’y songer ; que,
          quand même ils le voudraient, ils sont trop livrés aux passions pour le pouvoir seuls avec
          efficacité : sans chercher la cause originelle de cette incapacité, on doit constater
          qu’elle existe. II est donc compréhensible que Dieu créateur, qui a permis que les
          caractères de la loi naturelle pussent être à demi effacés dans les âmes, leur rende cette
          loi formulée par la religion, avec une promesse et une menace qui fasse le devoir plus
          clair aux bons, et les méchants plus inexcusables.</p>
      </div>
      <div type="chapter">
        <head>CHAPITRE XII. <lb/>Réflexions Générales.</head>
        <p><pb n="241" xml:id="p241"/>Quand, arrivé au terme de cette délicate et intéressante
          étude, on désire.mettre en ordre toutes les idées qui se sont agitées dans l’esprit, la
          première impression qu’on éprouve est un étonnement profond que Molière ait été, au point
          de vue moral, si peu compris ou si incomplètement apprécié par des juges illustres à
          divers titres : l’autorité de leur génie et de leur nom est impuissante à faire accepter
          leurs étranges conclusions.</p>
        <p>De même que les habitants d’un canton montagneux ne sont pas bien placés pour apprécier
          la hauteur absolue ou relative des sommets qui les environnent, et qu’ils doivent, pour en
          mieux juger, se placer à distance en différentes perspectives, ainsi se trouvent situés
          les contemporains par rapport aux hommes de génie qu’ils voient s’élever autour d’eux, et
          dont ils ne peuvent juger absolument la grandeur, parce qu’il leur faudrait les pouvoir
          considérer avec l’abandon des préjugés de leur époque et la perspective du temps.</p>
        <p>Lorsque Molière mourut, personne en France, à <pb n="242" xml:id="p242"/>l’exception
          d’un petit nombre d’hommes d’élite, Boileau, La Fontaine, Louis XIV, Bussy, Bouhours,
          personne ne parut s’apercevoir de la perte que la patrie et les lettres venaient de faire.
          Le public ne fut, pour ainsi dire, frappé que d’une chose : c’est qu’un bouffon, au moment
          où <hi rend="i">il jouait la mort</hi>, avait été <hi rend="i">joué</hi> par elle<note
            place="bottom">Voir à la fin des <hi rend="i">Œuvres de Molière</hi> (Paris, Poirion,
            1749, 8 vol. in 12) plus de vingt épitaphes ou épigrammes qui ne roulent que sur ce jeu
            de mots, qu’on trouve pour la première fois dans le <hi rend="i">Mercure galant</hi>,
            1673, tome 1.</note>.<quote> « Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Condom,
            conseiller du Roi en ses Conseils, ci-devant précepteur de Monseigneur le Dauphin,
            premier aumônier de Madame la Dauphine<note place="bottom">Titre de la première édition
              du <hi rend="i">‘Discours sur l’Histoire universelle</hi>, Paris, S. Mabre-Cramoisi,
              1681.</note>, »</quote> ne pouvait, d’une si grande hauteur, considérer qu’avec mépris
          un baladin, journellement exposé à la risée publique, et qui, à la honte de cette
          profession proscrite, ajoutait le crime d’avoir été, sinon l’instigateur, au moins le
          complice des désordres et des scandales de la vie du roi<note place="bottom">Voir plus
            haut, chap. IX, p. 170, note 1 ; p. 176, note 2 ; p. 185, note 3, et 186, note
          2.</note>. Lorsque, vingt après la mort de Molière, parut en tête du <hi rend="i"
            >Théâtre</hi> de Boursault la <hi rend="i">Lettre</hi> du P. Caffaro<note place="bottom"
              ><hi rend="i">Lettre d’un Homme d’érudition et de mérite consulté par l’auteur pour
              savoir si la comédie peut être permise, ou doit être absolument défendue.</hi>
            1694.</note>, où se lisait, au profit dudit Boursault, une justification des
          représentations théâtrales en général, et de la comédie française en particulier<quote>
            « si épurée <pb n="243" xml:id="p243"/>qu’il n’y a rien que l’oreille la plus chaste ne
            pût entendre : tous les jours, à la cour, les évêques, les cardinaux et les nonces du
            pape ne font point de difficulté d’y assister... ; et elle se joue avec le privilège
            d’un prince qui gouverne ses sujets avec tant de sagesse et de piété, qui n’a pas
            dédaigné d’y assister lui-même, et qui n’aurait pas voulu autoriser par sa présence un
            crime dont il serait plus coupable que les autres ; »</quote> et cela en faveur des
          plates et misérables comédies de Boursault, dont plusieurs ne roulent que sur des
          équivoques honteuses, dégoûtantes<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space> Il
              faut citer, pour les gens qui n’auraient pas le courage de parcourir le <hi rend="i"
                >Théâtre</hi> de Boursault, quelques-unes de ces sales
                  plaisanteries :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>En quel lien
                couche-t-elle ?</l><l><space rend="tab"> </space>Elle a, sur le derrière, une
                chambre assez belle. — </l><l><space rend="tab"> </space>Oui vraiment, une chambre
                assez belle en effet !</l><l><space rend="tab"> </space>Si sombre ! — Croyez-moi, le
                devant est son fait.</l></quote><p><hi rend="i"
                >                                                                  (Le Médecin
                volant</hi>, sc. XI.)</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Ah ! tout beau, je
                suis prêt de te dépuceler</l><l><space rend="tab"> </space>Qui peut empuceler
                aisément dépucèle,</l><l><space rend="tab"> </space>Et si tu sens de l’être une
                démangeaison...</l></quote><p><hi rend="i">                                (Les
                Menteurs qui ne mentent point</hi>, Act. IV, sc. IV.)</p><p><space rend="tab"
              > </space>Voilà le style de Boursault ; et les situations, l’effronterie des filles,
              leur façon de se jeter à la tête des hommes, tout est digne du style. J’aurais honte
              de multiplier les citations.</p></note> ; — Bossuet, en lisant une telle lettre en
          tête de telles œuvres, sentit ranimée toute son indignation, devenue cette fois, il faut
          en convenir, légitime<note place="bottom">La <hi rend="i">Lettre</hi> au P. Caffaro,
            théatin, est du 9 mai 1694, et le P. Caffaro répondit aussitôt en désavouant la <hi
              rend="i">Lettre d’un Homme d’érudition</hi>, pour laquelle il n’a sans doute fourni
            que des indications, et qui a dû être rédigée par Boursault lui-même.</note>.</p>
        <p>Mais Bossuet n’avait pas eu le temps de lire Molière, <pb n="244" xml:id="p244"/>et il
          avait nécessairement confondu deux choses : les pièces de Molière, et les insipides et
          graveleuses imitations qui étaient jouées alternativement avec ses chefs-d’œuvre sur le
          même théâtre<note place="bottom"><quote>« La troupe de Molière jouait d’abord sur le
              théâtre du Petit-Bourbon les jours qu’on appelait extraordinaires, les lundi, mardi,
              jeudi et samedi, et les <hi rend="i">liens</hi> jouaient les autres jours… En janvier
              1662, quand Molière et sa troupe étaient installés au Palais-Royal, les <hi rend="i"
                >Italiens</hi> étant revenus à Paris, alternèrent de nouveau avec eux. »</quote> J.
            Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv. I,
            note 36. — À moins d’être un habitué, il était impossible de ne pas confondre les deux
            troupes ; et les pièces des <hi rend="i">Italiens</hi> étaient aussi plates et aussi
            grossières que celles de Boursault, voir <hi rend="i">le Théâtre italien, ou le Recueil
              de toutes les scènes françaises qui ont été jouées sur le Théâtre italien</hi>,
            Genève, 1695. De plus les <hi rend="i">Italiens</hi>, comme Boursault, pillaient les
            pièces de Molière, ce qui ajoutait encore à la confusion. <hi rend="i">Le Médecin
              volant, le Portrait du Peintre, la Satire des Satires, les Mots à la mode</hi>, de
            Boursault, les <hi rend="i">Scènes de la Fille savante, de la Cause des Femmes</hi>,
            etc., des <hi rend="i">Italiens</hi>, ne sont que de détestables et graveleux pastiches
            de Molière, qui d’ailleurs, ne pouvant pas jouer uniquement son répertoire, prêtait son
            talent d’acteur aux plus mauvaises pièces, en sorte qu’un contemporain non assidu au
            théâtre attribuait tout à Molière.</note>. De plus, la postérité conviendra qu’il devait
          lui être extrêmement difficile, sinon impossible, de distinguer l’auteur comique, sublime
          dans ses œuvres comme dans son jeu, de l’acteur, avili par l’immoralité ou la médiocrité
          des pièces que, dans l’intérêt de sa troupe, il se faisait un triste devoir de jouer
          lui-même, avec une indifférence, hélas ! stoïque.</p>
        <p>Donc Bossuet, dans sa suprême sévérité, a eu l’esprit plein des dangers et des hontes de
          la vie de comédien, le cœur soulevé par les grossièretés étalées sur la scène de l’époque,
          l’indignation surexcitée par l’encouragement donné aux plaisirs de Louis XIV. Et cette
          indignation d’évêque et de<quote> « Père de <pb n="245" xml:id="p245"/>l’Église<note
              place="bottom">La Bruyère, <hi rend="i">Discours de Réception à l’Académie
                française.</hi></note>, »</quote> l’a empêché de voir dans Molière autre chose que
          le type du comédien et la personnification de la corruption théâtrale. Dans son
          enthousiasme chrétien, il a énergiquement proscrit de la société chrétienne, de la
          Jérusalem terrestre, la comédie en masse ; et ses foudres ont frappé plus fort sur le plus
          grand, de même que Platon autrefois, dans sa surhumaine utopie, chassa Homère de sa
          république. Si le divin philosophe peut avoir oublié, dans l’extase de la vertu idéale, la
          limite où l’on sort de l’humanité pour s’envoler dans la chimère sublime, il n’est pas
          étonnant que l’aigle chrétien, dans son vol céleste, à force de fixer l’éternel soleil,
          n’ait plus voulu que les yeux s’affaiblissent à regarder les lumières terrestres. Ce sont
          là de ces erreurs du génie, qu’on se sent trop petit pour condamner, bien que la région
          moyenne où l’on se tient rende impossible à notre médiocre raison de les partager.</p>
        <p>Ce n’est donc pas le Molière que nous aimons et que nous admirons qui a été si
          cruellement touché par Bossuet : c’est une sorte d’idéal de comédien sans mœurs, sans
          honneur, sans valeur même littéraire, que Bossuet démêlait dans tout le fatras oublié des
          contemporains de Molière, et que nous ne voyons plus aujourd’hui. Ceci explique pourquoi
          les condamnations de Bossuet s’appliquent réellement si peu au vrai Molière<note
            place="bottom">Voir plus haut, chap. IX, p. 172, note 3.</note>, et montre qu’il y a
          erreur <pb n="246" xml:id="p246"/>dans la critique acerbe que F. Génin a cru devoir faire
          de la <hi rend="i">Lettre</hi> au P. Caffaro, qui devint bientôt les <hi rend="i">Maximes
            et Réflexions sur la comédie</hi><note place="bottom">F. Génin, <hi rend="i">Vie de
              Molière</hi>, chap. IX.</note>. Bossuet n’a rien dit que de profondément juste contre
          le théâtre qui préparait la Régence. Mais, par cette fatalité qui empêche quelquefois des
          contemporains illustres de se connaître, il a méconnu Molière, comme Boileau a ignoré La
          Fontaine, comme la marquise de Sévigné a peu goûté Racine.</p>
        <p/>
        <p>Fénelon se contente de reprocher à Molière, d’une manière générale, <quote>« qu’il a
            donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la
            vertu ; »</quote> et il lui fait ce reproche aussi légèrement qu’il l’accuse de parler
            <quote>« souvent mal, d’approcher du galimatias, »</quote> et d’avoir été <quote>« gêné
            par la versification française<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space>
                Fénelon, <hi rend="i">Lettre à l’Académie française</hi>, VII. — Bayle avait dit
                avant Fénelon :<quote> « II avait -une facilité incroyable à faire des vers ; mais
                  il se donnait trop de liberté d’inventer de nouveaux termes et de nouvelles
                  expressions. Il lui échappait même fort souvent des barbarismes »</quote>(<hi
                  rend="i">Dictionnaire historique et critique</hi>, art. <hi rend="i"
                  >Poquelin).</hi> — Il est étonnant de trouver la même appréciation toute
                superficielle, répétée à cent cinquante ans de distance, avec la même légèreté, par
                un critique d’école nouvelle <quote>: « Molière, trop pressé, forcé de se plier au
                  ton convenable, gêné par l’alexandrin monotone, n’a pas toujours atteint le style
                  naturel. »</quote> H. Taine, <hi rend="i">La Fontaine et ses Fables</hi>, part. 1,
                chap. III. Je ne croirais pas faire un vœu injurieux pour M. Taine, en lui
                souhaitant d’écrire aussi <hi rend="i">peu naturellement</hi> que Molière. Du reste
                J. Taschereau ne défend Molière contre Fénelon qu’avec une faiblesse inexcusable de
                la part d’un ami de Molière et des lettres (<hi rend="i">Histoire de la vie et des
                  ouvrages de Molière, liv. III). Le style de Molière a été heureusement apprécié
                  par un poète moderne</hi> :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>Quel maître en
                  fait de langue, et quel auteur charmant !</l><l><space rend="tab"> </space>Comme
                  ses vers sont drus et marchent rondement !</l><l><space rend="tab"> </space>Comme
                  il trouve sans gêne et la rime et le reste !</l><l><space rend="tab"> </space>Onc
                  n’eut l’alexandrin une allure aussi preste ;</l><l><space rend="tab"> </space>Et,
                  dans son style aimable et sans prétention,</l><l><space rend="tab"> </space>Tout
                  respire un bon goût de conversation.</l></quote><p><space rend="tab"> </space>A.
                Pommier, <hi rend="i">Crâneries et Dettes de cœur, À un
              Questionneur.</hi></p></note>. »</quote> Il semble n’avoir lu qu’en courant, et pour
          pouvoir dire qu’il les connaissait, les ouvrages qu’il juge avec une autorité si absolue
          et si brève.</p>
        <p><pb n="247" xml:id="p247"/>La Bruyère, moraliste, lui rend plus de justice pour le fond,
          tout en disant qu’il lui a manqué <quote>« d’éviter le jargon et le barbarisme, et
            d’écrire purement. »</quote>D’ailleurs il se contente de s’exclamer en général sur
          cette <quote>« imitation des mœurs »</quote> et ce <quote>« fléau du ridicule<note
              place="bottom">La Bruyère, <hi rend="i">les Caractères, des Ouvrages de l’esprit</hi>,
              XXXVIII. Remarquez que ce paragraphe n’a été introduit par La Bruyère que dans sa <hi
                rend="i">cinquième</hi> édition, en 1690. Bayle a pris le mot <hi rend="i"
                >barbarisme</hi> à La Bruyère, et Fénelon à Bayle.</note>, »</quote> sans rien
          préciser sur la valeur et la portée morale des œuvres de Molière.</p>
        <p>Voltaire remarque simplement qu’il fut, <quote>« si on ose le dire, un législateur des
            bienséances du monde, »</quote> et il ne corrige l’étrange étroitesse de cet éloge que
          par ces quatre mots : <quote>« On sait assez ses autres mérites<note place="bottom"
              >Voltaire, <hi rend="i">Siècle de Louis XIV</hi>, XXXII.</note>. »</quote></p>
        <p>Il est inutile de citer autrement que pour mémoire, sauf quelques points où elles se
          trouvent par hasard d’accord avec le bon sens, les opinions sorties du cerveau malade de
          J.-J. Rousseau, qui, non content de trouver Molière <quote>« inexcusable »</quote> d’avoir
          joué dans <hi rend="i">le Misanthrope</hi>
          <quote>« le ridicule de la vertu, »</quote> se permet <quote>« d’accuser cet auteur
            d’avoir manqué <pb n="248" xml:id="p248"/>dans cette pièce de très-grandes convenances,
            une très-grande vérité, et peut-être de nouvelles beautés de situation ; »</quote> après
          quoi il veut bien indiquer longuement comment la pièce aurait pu être moins mauvaise<note
            place="bottom">J.-J. Rousseau, <hi rend="i">Lettre à d’Alembert sur les
            Spectacles.</hi></note>.</p>
        <p>Les louanges banales et pédantes de Laharpe n’ont guère plus d’autorité que les critiques
          orgueilleuses et chagrines de J.-J. Rousseau<note place="bottom">Laharpe, <hi rend="i"
              >Cours de Littérature</hi>, part. II, liv. I, chap. VI, sect. 1</note>.</p>
        <p/>
        <p>Il faut reconnaître que notre siècle a mieux apprécié Molière ; et on doit citer comme
          s’étant associés à sa gloire par leurs jugements respectueux et raisonnés, MM. Saint-Marc
          Girardin, Sainte-Beuve, et surtout Nisard<note place="bottom"><p><space rend="tab"
              > </space> Il serait même injuste de restreindre à ces trois noms la liste des
              excellents commentateurs et appréciateurs modernes de Molière. Ses admirateurs doivent
              estime et reconnaissance à tous les auteurs que nous citons ici :</p><p><space
                rend="tab"> </space>De Cailhava, <hi rend="i">De l’Art de la Comédie</hi>, 1772 ;
                <hi rend="i">Étude sur Molière</hi>, 1802.</p><p><space rend="tab"> </space>Auger,
                <hi rend="i">Œuvres de Molière</hi>, 1819-1825.</p><p><space rend="tab"
              > </space>Beffara, <hi rend="i">Dissertation sur J.-B. Poquelin de Molière</hi>,
              1821.</p><p><space rend="tab"> </space>Aimé Martin, <hi rend="i">Œuvres de
                Molière</hi>, 1823-1826.</p><p><space rend="tab"> </space>J. Taschereau, <hi
                rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, 1825, avec <hi rend="i"
                >Supplément</hi>, 1827.</p><p><space rend="tab"> </space>Saint-Marc Girardin, <hi
                rend="i">Cours de Littérature dramatique.</hi></p><p><space rend="tab"> </space>D.
              Nisard, <hi rend="i">Histoire de la Littérature française.</hi></p><p><space
                rend="tab"> </space>F. Génin, <hi rend="i">Lexique de la Langue de Molière</hi>,
              précédé d’une <hi rend="i">Vie.</hi></p><p><space rend="tab"> </space>Bazin, <hi
                rend="i">Notes historiques sur la vie de Molière.</hi></p><p><space rend="tab"
              > </space>Sainte-Beuve, <hi rend="i">Portraits littéraires ;
                Port-Royal.</hi></p><p><space rend="tab"> </space>Ch. Louandre, <hi rend="i">Œuvres
                de Molière</hi>, 1855.</p><p><space rend="tab"> </space>Ph. Chasles, <hi rend="i"
                >Œuvres de Molière</hi>, 1855.</p><p><space rend="tab"> </space>M. Baynaud, <hi
                rend="i">Les Médecins au temps de Molière</hi>, 1862.</p><p><space rend="tab"
              > </space>A. Legrelle, <hi rend="i">Holberg et Molière</hi>, 1864, etc.</p></note>.
          Mais leur critique, généralement <pb n="249" xml:id="p249"/>littéraire, ne donne point en
          somme ce que l’on cherche ici, une opinion juste et définitive sur <hi rend="i">la morale
            de Molière.</hi></p>
        <p>À ce point de vue, il n’a été vraiment compris de son temps que par deux hommes. Le
          premier est Boileau, qui est touchant dans son admiration naïve pour son ami, et qui l’a
          pleuré avec des accents qui vont au cœur. L’autre est Louis XIV, qui a donné preuve d’un
          grand et ferme bon sens, en même temps que d’une mesure et d’une convenance
          extraordinaires, dans les circonstances délicates où il a dû s’occuper de Molière. Il
          s’est acquis un titre de gloire imprescriptible par sa protection et sou affection
          souveraine pour ce comédien. De la série d’anecdotes rapportées entre le <hi rend="i"
            >grand roi</hi> et son <hi rend="i">valet de chambre-tapissier</hi>, comme de tous les
          vers de Boileau consacrés à <hi rend="i">l’homme qui honore le plus le siècle</hi>, il
          ressort une estime et un respect réfléchis : ils paraissent tous les deux convaincus par
          l’évidence du génie, sans qu’il y ait cabale, intérêt ni autorité qui puisse les ébranler
          dans leur foi<note place="bottom"><p><space rend="tab"> </space> Il faut citer encore La
              Fontaine, qui dès 1661, dit de Molière : <quote>« C’est mon homme !</quote> » <hi
                rend="i">(Lettre à M. de Maucroix</hi> du 22 août 1661) ; Bussy-Rabutin, qui dit en
              apprenant sa mort : <quote>« De nos jours nous ne verrons personne prendre sa place,
                et peut-être le siècle suivant n’en verra-t-il pas un de sa façon »</quote>
              <hi rend="i">(Lettre au P. Rapin</hi> du 24 février 1673) ; le P. Bouhours, qui
              composa sur Molière un <hi rend="i">Monument</hi> en vers terminé par celte
              stance :</p><quote><l><space rend="tab"> </space>En vain tu réformas et la ville et la
                cour ;</l><l><space rend="tab"> </space>Mais quelle en fut ta
                  récompense ?</l><l><space rend="tab"> </space>Les François rougiront un
                  jour</l><l><space rend="tab"> </space>De leur peu de reconnoissance.</l><l><space
                  rend="tab"> </space>Il leur falloit un comédien</l><l><space rend="tab"
                > </space>Qui mit à les polir son art et son élude :</l><l><space rend="tab"
                > </space>Mais, Molière, à la gloire il ne manquerait rien,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Si, parmi leurs défauts que tu peignis si bien,</l><l><space rend="tab"
                > </space>Tu les avois repris de leur ingratitude.</l></quote></note>.</p>
        <p><pb n="250" xml:id="p250"/>Maintenant, on voudrait tâcher de se dérober à la passion du
          beau et au joug du génie pour conserver toute l’impartialité du sens et du jugement
          moral.</p>
        <p>Il faut se demander d’abord quels étaient les sentiments moraux de Molière, ce qu’il
          pensait lui-même du vice, de la vertu, du devoir. Certes, il a aimé l’honnêteté et
          l’honneur : son <hi rend="i">honnête homme</hi> est accompli de cœur et d’esprit ; il
          pousse la délicatesse de la vertu jusqu’à l’extrême, et la minutie du devoir jusqu’au
          détail le plus puéril en apparence ; son horreur du vice est vigoureuse, et en même temps
          sa charité indulgente. Ses principes sur le bien qu’on doit accomplir, non pas seulement
          sur le bien moyen et ordinaire dont se contentent la plupart des hommes, mais sur le bien
          parfait, s’il est possible, sont absolus<note place="bottom">Voir plus haut, chap. II,
            III, V, VI.</note>. Envers soi, envers sa femme<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Id.</hi>, chap. VII, VIII.</note>, envers ses semblables et sa patrie<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, chap. X.</note>, même envers Dieu<note
            place="bottom"><hi rend="i">Id.</hi>, chap. XI.</note>, Molière comprend et croit qu’il
          y a une règle formelle et invariable des devoirs, et que chacun est obligé de faire un
          continuel effort pour observer cette règle de son <hi rend="i">mieux.</hi> Et il conçoit
          de de <hi rend="i">mieux</hi> humain, puisque la perfection ne nous est pas donnée, une
          idée si haute et si pratique, qu’il est <pb n="251" xml:id="p251"/>difficile d’imaginer
          qu’aucun homme puisse s’en faire une meilleure.</p>
        <p>II a tout sondé dans l’homme et tout apprécié. Ses études ont été si profondes, que nous
          sommes souvent étonnés de lui voir découvrir en nous ce que nous ignorions nous-mêmes ;
          ses jugements sont si justes qu’ils nous confondent, par l’autorité du bon sens.</p>
        <p>En somme, on peut dire que le <hi rend="i">sage</hi>, ou plutôt l’<hi rend="i">honnête
            homme</hi> de Molière (car dans cette expression de <hi rend="i">sage</hi> il y a
          quelque chose d’exceptionnel et d’orgueilleux), l’<hi rend="i">honnête homme</hi> de
          Molière est l’homme le plus <hi rend="i">naturel</hi>, celui qui use le. mieux de toutes
          ses facultés pour atteindre au but de la <hi rend="i">nature</hi> humaine ici-bas et
          ailleurs ; son guide dans cette voie, c’est le bon sens ; son soutien, c’est la
          conscience. Je ne crois pas qu’on puisse citer un devoir grand ou petit, public ou privé,
          que Molière ait oublié ou ignoré<note place="bottom">Excepté pourtant les <hi rend="i"
              >devoirs de famille</hi>, voir plu s haut, chap. X.</note>. Son idée morale de l’homme
          est complète : rien n’y manque, depuis la juste proportion des soins dus au corps
          jusqu’aux intimes et hautes obligations de l’âme intelligente envers Dieu.</p>
        <p>Il est vrai que Molière semble quelquefois s’égayer à des plaisirs et à des plaisanteries
          qu’il doit condamner lui-même<note place="bottom">Voir surtout chap. IX.</note>. Mais qui
          donc est si maître de soi qu’il ne se relâche jamais, et reste toujours absolument
          vertueux ?</p>
        <p><pb n="252" xml:id="p252"/>Molière voulait l’être, et l’était. S’il succomba à des
          faiblesses humaines, il sut être un mari, non-seulement loyal et bon, mais indulgent et
          pardonnant ; il sut être un ami rare, et, pour tous ceux qu’il conduisait, un protecteur
          charitable et dévoué jusqu’à la mort<note place="bottom">Voir toutes les vies de Molière,
            et particulièrement l’histoire de son dernier jour : <quote>« Il y a cinquante pauvres
              ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre : que feront-ils si je ne joue pas ? Je
              me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant
              absolument »</quote> (J. Taschereau, <hi rend="i">Histoire de la vie et des ouvrages
              de Molière</hi>, liv. III).</note>. Cœur convaincu, il sut avoir de la dignité dans sa
          conduite ; il montra pour ses ennemis de la douceur et de l’oubli, ce qui vaut mieux que
          du mépris. Et, si étonnant que cela puisse paraître quand on repense à ses funérailles, il
          fut chrétien<note place="bottom">La <hi rend="i">Requeste à Monseigneur Fillustrissime et
              révèrendissime archevesque de Paris</hi>, adressée par sa veuve pour obtenir la
            sépulture ecclésiastique, établit par témoignage formel qu’il accomplissait ses devoirs
            religieux dans sa paroisse de Saint-Eustache. Voir J. Taschereau, <hi rend="i">Histoire
              de la vie et des ouvrages de Molière</hi>, liv. IV, note 1, et plus haut, page 227,
            note 2.</note>. Je ne dirai point qu’il fut un saint, ni qu’il n’eût pu mieux vivre
          qu’il ne fit ; mais il fut un honnête homme et un chrétien philosophe, dont la mémoire est
          honorable. Il n’y a que l’ignorance, l’aveuglement ou la calomnie qui puissent le
          contester.</p>
        <p/>
        <p>Quant aux intentions de Molière, elles ne furent certainement point en désaccord avec ses
          principes. Il condamna de tout temps la comédie <quote>« corrompue, »</quote> et voulut
          faire des spectacles un <quote>« .divertissement innocent<note place="bottom"><hi rend="i"
                >Préface du Tartuffe.</hi> Voir plus haut, chap. I, p. 8.</note>. »</quote> Il eut
          même quelquefois l’intention <pb n="253" xml:id="p253"/>d’instruire, particulièrement
          dans <hi rend="i">le Tartuffe</hi> et dans <hi rend="i">les Femmes savantes.</hi> Quand il
          lui arriva de dire le fond de sa pensée, dans <hi rend="i">l’Impromptu de Versailles</hi>
          et <hi rend="i">la Critique de l’École des Femmes</hi>, il affirma sa volonté d’être
          parfaitement moral et de corriger les hommes de leurs ridicules<note place="bottom"><hi
              rend="i">L’lmpromptu de Versailles</hi>, sc. III ; <hi rend="i">la Critique de l’École
              des Femmes</hi>, sc. III, VI, VII. Voir plus haut, chap. I.</note>. Après l’étude
          qu’on vient de faire, on peut être étonné d’entendre Molière déclarer qu’il n’y a rien de
          plus « innocent » que ses comédies ; on éprouve le même sentiment qu’en entendant La
          Fontaine déclarer qu’il n’y a rien de mauvais dans ses <hi rend="i">Contes</hi><note
            place="bottom"><p><space rend="tab"> </space><hi rend="i">Contes</hi>, liv. III, 1, <hi
                rend="i">les Oies de frère Philippe</hi> :</p><quote><l><space rend="tab"
                > </space>        Je n’y vois rien de périlleux.</l><l><space rend="tab"
                > </space>Les mères, les maris me prendront aux cheveux</l><l><space rend="tab"
                > </space>        Pour dix ou douze contes bleus !</l><l><space rend="tab"
                > </space>        Voyez un peu la belle affaire !</l><l><space rend="tab"
                > </space>Ce que je n’ai point fait, mon livre iroit le faire !</l></quote></note>.
          Mais cette illusion n’est qu’une preuve de plus de la haute honnêteté de Tau-peur :
          souvent, une plaisanterie un peu libre et qu’on croit sans conséquence peut faire plus de
          mal que n’a fait de bien un beau discours sur la vertu.</p>
        <p>Bref, les conclusions seraient, sauf quelques réserves indiquées dans le cours du présent
            livre<note place="bottom">Voir surtout chap. IV, IX, X.</note>, toutes favorables à la
          morale de Molière, s’il ne s’agissait que de ses principes et de ses intentions,
          c’est-à-dire s’il n’était pas Molière. Mais que sont ses principes et ses intentions
          auprès de son <hi rend="i">influence</hi> ?</p>
        <p/>
        <p>La morale d’un homme comme lui n’est pas seulement <pb n="254" xml:id="p254"/>celle
          qu’il conçoit ni même celle qu’il a la prétention d’exprimer : c’est surtout celle qu’il
          introduit dans le monde par ses œuvres, et qu’il établit irrésistiblement dans l’âme de
          ses spectateurs sans qu’ils s’en doutent, et souvent sans s’en douter lui-même<note
            place="bottom">Voir plus haut, chap. I.</note>. C’est cette morale-là qu’il importe de
          connaître et de juger, parce qu’elle n’est pas une opinion personnelle, mais une action
          universelle.</p>
        <p>Si une très belle femme, et très séduisante par l’esprit comme par la grâce, se rencontre
          à l’entrée de la vie devant un jeune homme de cœur, on peut dire que d’elle dépend ce
          qu’il sera, et que la séduction dont elle est armée fera en lui le bien ou le mal, suivant
          que cette femme sera bonne ou mauvaise. Pour des génies comme Molière, le rôle qu’ils
          jouent dans la vie des peuples n’est ni moins beau ni moins terrible : leur séduction est
          si victorieuse,. qu’il est impossible qu’une nation reste indifférente à leur charme ; et
          quand même ils ne le voudraient pas, ils en deviennent nécessairement les maîtres de par
          une puissance invincible. Molière règne en France depuis deux siècles, et ce n’est pas de
          ses intentions, mais de son gouvernement des âmes, qu’on lui demande compte ici.</p>
        <p>Eh bien, comme après la chute d’une royauté l’impartiale histoire établit la comparaison
          des conquêtes et des revers, des progrès et des pas en arrière, <pb n="255" xml:id="p255"
          /> et comme elle met dans la balance, d’un côté la richesse et le bonheur, de l’autre les
          misères et les larmes des peuples : de même, dans celte royauté morale de Molière, il faut
          avec respect, mais avec fermeté, peser le bien et le mal qu’elle a fait ; et puisqu’elle
          semble destinée à durer parmi nous sans éprouver jamais les révolutions qui secouent les
          trônes politiques, peut-être qu’une appréciation exacte de ce qu’elle vaut pourra en
          rendre pour l’avenir le joug plus profitable en ce qu’il a de bon, et moins dangereux dans
          ce qu’il a de mauvais.</p>
        <p/>
        <p>La part du bien est grande.</p>
        <p>Parler à une nation le langage du bon sens, c’est, fortifier son esprit ; le parler
          jusque dans la plaisanterie la plus risible, c’est habituer les hommes à n’oublier jamais
          qu’il faut être raisonnables là même où il semble qu’on puisse se passer de la raison. Il
          est impossible de louer assez l’utilité d’une telle œuvre, ni d’en faire ressortir assez
          la salutaire importance.</p>
        <p>Présenter des images très délicates et en même temps très pratiques de l’honnêteté la
          plus élevée, de l’amour le plus naturel et le plus pur, c’est évidemment rendre service
          aux hommes et leur insinuer doucement le sentiment de la joie intime et de la dignité que
          produit le noble usage de leurs facultés.</p>
        <p>Immoler sous le rire tous leurs ridicules, toutes leurs passions honteuses, et leur
          montrer en riant ce que sont la vraie distinction et la vraie noblesse, <pb n="256"
            xml:id="p256"/> c’est travailler sans aucun doute à les rendre meilleurs.</p>
        <p>Leur rendre odieux le mensonge et l’hypocrisie, et les accoutumer à ne s’estimer qu’à
          proportion du bien qu’ils pratiquent, c’est évidemment développer en eux le sens du
          véritable honneur.</p>
        <p>Leur parler à tous le même langage du bon sens et leur montrer la honte des grands et des
          puissants qui oublient les devoirs formels attachés à leur grandeur, c’est leur apprendre
          qu’ils sont égaux devant la loi morale, et qu’aux yeux de Celui qui l’a dictée il n’y a de
          distinctions que celles acquises par l’accomplissement du devoir.</p>
        <p>Enfin, mettre sans cesse devant eux le tableau du choix qu’ils peuvent faire entre le
          vice et l’honnêteté et en appeler à leur conscience pour décider ce choix, c’est leur
          dire, si par hasard ils l’oublient, que ce qu’ils ont en eux de plus précieux et de plus
          périlleux, c’est la liberté ?</p>
        <p>Ou ne rentre point ici dans le détail de tout ce que Molière a dit d’excellent sur
          l’homme, sur la femme, sur l’amour, sur le mariage, sur les ouvrages de l’esprit, sur la
          patrie et sur la religion, car ce serait recommencer ce livre ; mais on répète que des
          pensées si hautes et si justes, exprimées avec tant de génie, même quand elles n’ont la
          prétention que de divertir, font penser, et penser utilement.</p>
        <p>Oui, la France doit à Molière quelque chose du bon sens qui fait sa force, et de l’esprit
          français qui fait sa gloire.</p>
        <p><pb n="257" xml:id="p257"/>Toutes ces choses excellentes, il les a enseignées presque
          sans le vouloir, poursuivant son but de comédien, cherchant seulement le rire et
          l’émotion, et semblant ignorer quelle puissance était attachée à. ses moindres
          paroles.</p>
        <p/>
        <p>Et puis, d’une autre part, toujours pour faire rire, il a forcé le cœur à être indulgent
          pour des gens méprisables, à s’intéresser au succès de ruses honteuses ; il a mis les
          grâces et l’esprit dans des personnes indignes ; il a chanté des refrains bachiques et des
          couplets licencieux ; il a fait des plaisanteries grivoises ; il a ri du crime d’adultère
          comme d’une chose fort comique ; il a tourné en ridicule, avec une verve inépuisable,
          l’autorité paternelle.</p>
        <p>Il a fait tout cela sans scrupule, étant honnête au fond, et n’y voyant qu’une source de
          comédie. Il n’a pas prévu que ceux qui venaient à son théâtre n’auraient certainement pas
          un sens comme le sien pour discerner partout le bon et le mauvais ; que, quand même ils
          l’auraient, ils ne songeraient pas à s’en servir dans leur enivrement de gaieté ; et
          qu’enfin ils en viendraient vite à excuser, à aimer une si joyeuse et séduisante
          immoralité.</p>
        <p/>
        <p>Le vice moral du théâtre de Molière ne consiste pas du tout dans les intentions de
          l’auteur : il ne consiste que faiblement dans l’ensemble des tableaux, où le bien domine,
          et où on peut dire que le mal <pb n="258" xml:id="p258"/>est rarement approuvé d’une
          manière formelle ; mais il consiste dans le génie même qui inspire tout. Ce génie, c’est
          le <hi rend="i">rire</hi> : il subjugue ; on s’y laisse aller d’autant mieux qu’il est
          délicat et franc ; en sorte qu’insensiblement on s’attache à ce qui <hi rend="i"
            >plaît</hi>, en oubliant absolument de juger si cet attachement s’applique au bien ou au
          mal. Pour s’attacher au mal, il n’y a qu’à suivre tout droit la route des joyeuses
          émotions que l’auteur sait imposer à son public ; tandis que pour discerner et apprécier
          le bien caché sous ces excellentes plaisanteries, il faut un effort de réflexion dont on
          est d’autant plus incapable qu’on est mieux charmé. En un mot, il faut <hi rend="i"
            >juger</hi>, et le triomphe du comédien est de passionner si bien les cœurs que le
          jugement soit séduit et forcé. D’où il résulte qu’un théâtre parfaitement moral serait
          celui qui ne passionnerait jamais que pour le bien, comme un théâtre immoral est celui qui
          passionne pour le mal.</p>
        <p>Molière passionne pour l’un et quelquefois pour l’autre. Il insinue, par une douce
          violence, tantôt l’amour de ce qu’il y a de plus hautement honnête, et tantôt une facile
          indulgence pour ce qu’on doit rigoureusement condamner. La part de l’honnête est
          certainement la plus grande : il est incontestable que Molière fortifie le bon sens et
          qu’il élève les âmes, qu’il les habitue, tout en riant, à se tenir dans une région de
          saine raison ; <hi rend="i">la morale de Molière est bonne et belle.</hi></p>
        <p><pb n="259" xml:id="p259"/>Mais on reculerait devant les conséquences de cette thèse, si
          l’on ne formulait une conclusion plus précise encore, et si, devant l’œuvre du plus grand
          de tous les auteurs et acteurs comiques, on ne parlait de la question générale des
          spectacles ; car enfin, si le spectacle est absolument condamnable, Molière l’est
          aussi.</p>
        <p>N’ayant en vue que la morale, on ne prétend point examiner cette question par le côté de
          l’histoire ni par celui de la critique, ni dire en quelques pages ce qui a produit tant de
          volumes, ni trancher présomptueusement un point difficile qui a occupé et divisé tant
          d’hommes illustres. On ne recherchera ni les origines du théâtre, ni les époques où la
          comédie s’est particulièrement corrompue, ni les opinions qu’ont eues sur ce grave sujet
          les philosophes, les moralistes et les Pères. On veut aller plutôt à la pratique qu’à
          l’érudition, et essayer de présenter nettement les considérations naturelles qu’inspire
          une étude morale de Molière.</p>
        <p/>
        <p>Il est d’abord évident que, dans la répugnance de l’Église catholique pour les
          représentations théâtrales, il y a un souvenir des abominables jeux du Cirque, où le
          spectacle, mêlé d’une prostitution monstrueuse et sacrée, passait incessamment, pendant
          des journées et des semaines entières, d’un combat de gladiateurs à une atellane obscène,
          à une naumachie, à une comédie, à un repas de bêtes nourries de martyrs, ou à une brûlerie
          de chrétiens enduits <pb n="260" xml:id="p260"/>de poix. Cela durait du jour au soir sans
          interruption, et il n’est pas étonnant que l’Église ait tout enveloppé dans une même et
          formelle réprobation.</p>
        <p>Même pour les spectacles modernes, la défense générale de ce genre de plaisir paraîtra
          raisonnable à ceux qui voudront réfléchir que l’Église, institutrice et gardienne de la
          morale pour ses fidèles’, doit nécessairement leur interdire, comme dangereux, un
          divertissement où il est incontestable que la morale est souvent blessée, et où le talent
          des auteurs et des acteurs s’efforce d’enlever aux spectateurs émus le calme nécessaire
          pour discerner équitablement le bien et le mal. Quand même ce plaisir ne serait pas
          universellement blâmable, et quand même telles et telles personnes pourraient y assister
          sans danger, l’Église, par son caractère de <hi rend="i">catholicité</hi>, c’est-à-dire
          d’universalité, a des règles disciplinaires très-générales, et défend l’usage de ce qui
          est généralement mauvais, sans entrer dans le détail des circonstances où l’inconvénient
          peut disparaître<note place="bottom">Le même esprit d’intérêt prudent pour la masse des
            faibles et des ignorants inspire la congrégation de <hi rend="i">l’Index</hi> dans ses
            interdictions, souvent mal comprises par ceux qui ne se placent pas à son point de
            vue.</note>.</p>
        <p>En sorte qu’aucun moraliste ne peut sérieusement blâmer l’Église à cet égard : au
          contraire, on doit la louer de son extrême et maternelle précaution pour les âmes. De
          même, on doit la louer d’interdire à ses fidèles une profession évidemment dangereuse au
          point de vue moral. Si elle n’avait pas des prescriptions semblables, elle cesserait
          d’être une rigoureuse <pb n="261" xml:id="p261"/>et toute pratique institution des
          devoirs ; elle deviendrait simplement une théorie morale, plus ou moins sévère que les
          théories philosophiques de même sorte, sans avoir ni plus d’influence ni plus
          d’autorité.</p>
        <p>D’ailleurs, sans entrer dans la discussion des textes et des décrets par lesquels elle a
          condamné généralement la comédie et les comédiens, il est nécessaire de remarquer quelle
          n’a jamais vu là ni une question de <hi rend="i">dogme</hi> ni une question de <hi
            rend="i">morale</hi> proprement dite, mais simplement une question de <hi rend="i"
            >discipline</hi>, qui par là même n’a point un caractère absolu, puisque l’Église a
          souvent modifié sa discipline suivant les temps et les pays. Et sur ce point, on peut
          remarquer encore que plus d’un Père de l’Église s’est appliqué à des œuvres théâtrales ;
          que notre théâtre moderne, né dans l’Église même, n’a été proscrit par elle qu’après
          plusieurs siècles et pour des abus réels ; que de tout temps elle a eu des ministres très
          éclairés qui se sont occupés de comédie ; et qu’enfin aujourd’hui des évêques très-sages
          dirigent des collèges où les élèves ont souvent pour récréation des représentations
          dramatiques empruntées au génie antique et païen autant qu’au génie moderne et
          chrétien.</p>
        <p>Il est donc évident que ce n’est pas la chose en soi que l’Église condamne, mais un
          certain usage et une certaine influence<note place="bottom"><quote>« Les jeux, les bals,
              les festins, les pompes, <hi rend="i">les comédies</hi>, en leur substance, ne sont
              nullement choses mauvaises, ains <hi rend="i">indifférentes, pouvant être bien et mal
                exercées. »</hi></quote> Saint François de Sales, <hi rend="i">Introduction à la vie
              dévote</hi>, chap. XXIII.</note>. À ce sujet, elle suit les <pb n="262" xml:id="p262"
          /> conséquences rigoureuses de sa nature divine ; l’esprit qui l’anime est éminemment
          prudent et moral ; et il n’est pas sans intérêt d’observer que, parmi les moralistes, le
          plus grand philosophe de l’antiquité et le plus célèbre utopiste du dix-huitième siècle
          ont été d’une sévérité plus absolue.</p>
        <p/>
        <p>Mais, d’autre part, Molière dit, avec beaucoup de raison<note place="bottom"><hi rend="i"
              >Préface</hi> du <hi rend="i">Tartuffe.</hi></note>, que la masse des hommes n’est
          point appelée à n’avoir pour occupation unique que les choses qui regardent directement
          Dieu et le salut. Cette perfection morale, par cela même qu’elle est perfection, n’est
          proposée qu’à un très-petit nombre. Tous ceux qui travaillent péniblement pour gagner le
          pain de chaque jour, et qui accomplissent en silence, par une lutte humble et continue,
          les obscurs devoirs de la vie, le peuple en un mot, a besoin de divertissement. Vouloir
          que les divertissements soient essentiellement instructifs et moraux est une utopie :
          c’est leur ôter le caractère même de divertissements. Mais il y a un suprême intérêt à ce
          qu’ils soient du moins <hi rend="i">innocents</hi><note place="bottom">Voir plus haut,
            chap. I, p. 8.</note> et à ce qu’ils délassent l’homme sans le corrompre.</p>
        <p>Je ne dis pas que dans les campagnes, où le travailleur exerce jusqu’à l’épuisement ses
          forces musculaires, la simple inaction ne soit pas une distraction <pb n="263"
            xml:id="p263"/> suffisante, et qu’un repos du corps, entremêlé de causerie, de musique
          simple ou de danse violente, ne fasse pas, avec les heures passées à l’église, une journée
          de relâche suffisante, quoique la danse ait ses inconvénients, et que le cabaret soit trop
          souvent en face de la porte du temple.</p>
        <p>Mais à notre époque, où l’activité intellectuelle prend chaque jour plus d’intensité, et
          où la civilisation urbaine envahit les campagnes, n’y a-t-il pas un intérêt grave, presque
          une nécessité, à ce que les distractions mêmes deviennent intellectuelles ? Ce qui peut
          être innocent aux champs prend souvent dans les grandes cités, par la surexcitation de
          l’intelligence et des sens, un caractère funeste, aussi bien que le jeu, aussi bien que le
          verre de vin bu. librement entre amis.</p>
        <p>Alors le moraliste doit être vivement préoccupé d’un divertissement intellectuel comme le
          théâtre. Il pense à tout ce qu’une scène habile, sans prétention à l’enseignement moral,
          mais du moins sans immoralité, peut offrir d’utilité pour la société. Et puis, en même
          temps, il est navré de l’action de nos théâtres, qui, surtout dans les plus grandes
          villes, ne cherchent à attirer la foule que par une obscénité à peine déguisée, et par
          l’étalage en grand de nudités physiques et morales, que la police ne laisserait pas un
          instant dans la rue. C’est un scandale avec privilège.</p>
        <p/>
        <p>Alors on se retourne vers Molière avec un sentiment <pb n="264" xml:id="p264"/>
          d’admiration et d’intérêt plus vif encore que toute l’émotion causée par son génie. On se
          dit que ses grandes comédies sont décidément un divertissement <hi rend="i">moral</hi> ;
          qu’il serait à souhaiter que nos spectacles n’offrissent jamais aux passions populaires
          que des œuvres de cette nature, sinon de ce mérite ; et qu’après tout il y aurait avantage
          à ce que notre peuple allât souvent au théâtre de Molière.</p>
        <p>— Mais Molière peut sur plus d’un point, et par plus d’une comédie, inspirer des
          sentiments immoraux, au point que son théâtre ne soit plus, pour beaucoup de gens, une
          distraction, mais une corruption. —</p>
        <p>Il y a une chose triste dans notre république. On s’occupe du peuple pour ce qui est de
          son bien-être matériel ; on s’occupe de lui pour ce qui est de son instruction
          littéraire ; mais on ne s’occupe pas assez de son perfectionnement moral. On s’imagine
          trop facilement qu’il suffit de savoir lire pour savoir juger, et de savoir juger ce qui
          est bien pour pouvoir le pratiquer. La morale est belle en théorie, mais pénible en
          action. Il y faut une autorité et une discipline que, quoi qu’on dise, la religion seule
          peut fournir.</p>
        <p/>
        <p>Je me souviens d’avoir entendu critiquer vivement un académicien pour ce qu’on appelait
          sa théorie des <hi rend="i">deux morales</hi> : c’était une mauvaise.querelle. Sans doute,
          la morale est absolument <hi rend="i">une</hi> en principes ; <pb n="265" xml:id="p265"/>
          mais en pratique, elle n’est pas seulement <hi rend="i">double</hi>, elle est comme <hi
            rend="i">infinie</hi>, parce quelle est <hi rend="i">personnelle.</hi> C’est de
          l’instruction et de l’énergie morale de chacun que dépend pour lui l’usage de ce qui est
          bien ou mal : nous ne laissons point nos enfants boire à leur soif le vin que nous buvons,
          et nous interdisons à nos adolescents les livres que nous lisons. Il en est de même du
          théâtre. Ah ! si le peuple était instruit moralement d’une manière suffisante ; si chaque
          homme dans son cœur portait, avec la volonté. de bien faire, une connaissance assez nette
          de ce qui est bien ou mal pour rester maître de son jugement au milieu du plaisir, et
          discerner avec calme ce qu’il doit fuir ou imiter ; s’il avait depuis l’enfance une
          habitude constante et forte de l’honnête, alors ou dirait avec confiance au peuple : Allez
          au théâtre de Molière.</p>
        <p>Mais il est à craindre que, longtemps encore, le théâtre de Molière, pour le peuple, ne
          soit le vin pur pour les enfants.</p>
        <p/>
        <p rend="center">FIN.</p>
      </div>
      <div>
        <head>ERRATA.</head>
        <p>Page 8, note 1, <hi rend="i">au lieu de</hi> : act. I, sc. I, <hi rend="i">lisez</hi> :
          act. III, sc. II.</p>
        <p>Page 18, note 1, ligne 6, <hi rend="i">au lieu de</hi> : M. Jourdain, <hi rend="i"
            >lisez</hi> : M<hi rend="sup">me</hi> Jourdain.</p>
        <p>Page 53, ligne dernière, <hi rend="i">au lieu de</hi> : et, <hi rend="i">lisez</hi> : et
          à.</p>
        <p>Page 55, lignes 12 et 13, <hi rend="i">au lieu de</hi> : pourtant, jusqu’à, <hi rend="i"
            >lisez</hi> : pourtant jusqu’à.</p>
        <p>Page 88, ligne 16 : Limousin. <hi rend="i">Note omise</hi> : Quoique <hi rend="i">la
            comtesse d’Escarbagnas</hi> (<hi rend="i">d’Escars, Bagnac</hi>) habite Angoulême, son
          nom même et la tradition attestent que Molière en faisait une compatriote de <hi rend="i"
            >M. de Pourceaugnac.</hi></p>
        <p>Page 95, ligne 14, <hi rend="i">au lieu de</hi> : linges, <hi rend="i">lisez</hi> :
          linge.</p>
        <p>Page 126, ligne 14, <hi rend="i">au lieu de</hi> : noblesse, <hi rend="i">lisez</hi> :
          noblesse d’âme.</p>
        <p>Page 129, ligne 8, <hi rend="i">au lieu de</hi> : Eternel, <hi rend="i">lisez</hi> :
          éternel.</p>
        <p>Page 143, lignes 2 et 3, <hi rend="i">au lieu de</hi> : Diafoirus, ne, <hi rend="i"
            >lisez</hi> : Diafoirus ne.</p>
        <p>Page 212, ligne 9, <hi rend="i">au lieu de</hi> : du, <hi rend="i">lisez</hi> : de
          notre.</p>
        <p>Page 215, ligne 4, <hi rend="i">au lieu de</hi> : vaniteux, ou, <hi rend="i">lisez</hi> :
          vaniteux : ou.</p>
        <p>Page 242, ligne 17, <hi rend="i">au lieu de</hi> : vingt après, <hi rend="i">lisez</hi> :
          vingt ans après.</p>
        <p>Page 263, ligne 1, <hi rend="i">au lieu de</hi> : distraction suffisante, et, <hi
            rend="i">lisez</hi> : distraction, et.</p>
      </div>
    </body>
  </text>
</TEI>